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La Pêche aux Âmes (notre arc-en-ciel quotidien)

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Adriaen Pietersz van de Venne (1589-1662). La Pêche aux Âmes 1614. Amsterdam RijksMuseum.


        Joris-Karl Huysmans (1848-1907) commente un voyage en Hollande dans La Revue illustrée du 15 décembre 1886 et du 15 janvier 1887. Ce futur fervent catholique, pas encore repenti de quelques tentations spirites, visite les musées d’Amsterdam et fait la description suivante : « …un tableau si déconcertant d'Adrian van de Venne et de Jan Brueghel la Pêche aux âmes ! Imaginez un paysage bleu, fuyant à perte de vue, comme les peignait Brueghel, puis un fleuve qui disparaît, en s'élargissant, à l'horizon ; partout des bâteaux ; - à droite, dans une barque, un évêque coiffé d'une mitre rouge, entouré d'ecclésiastiques tirant à eux un filet rempli d'objets sacrés et de gens qui frétillent comme des poissons dans la nasse ; à gauche, au premier plan, dans d'autres barques, le clergé protestant, tout en noir, lisant la Bible, jetant, lui aussi, l'épervier et pêchant des hommes. Que signifie cette scène ? Et cette surprenante mouche peinte sur le tableau, en trompe-l'oeil ? Aucune explication dans les catalogues - rien sur cette toile à peu près ignorée par la critique d'art. »
   
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    Un gigantesque arc-en-ciel unit les deux rives d’un fleuve. Sur chaque berge, une foule compacte assiste au repêchage des âmes, à la mode papiste à droite, à la façon calviniste à gauche. A droite se tient la cour d’Espagne, avec les nains, les petits chiens ridicules, l’archiduc Albert et l’infante Isabelle d’Espagne magnifiquement vêtus, les courtisans en dentelles, une foule d’évêques en chasuble rouge, et les chefs flamands. A gauche, leur faisant face, les dignitaires hollandais dont l’habit est austère et la fraise étroite : parmi  eux, de manière surprenante, le jeune Louis XIII, fils de Marie de Médicis avec ses alliés d’une saison de guerre, Maurice de Nassau, Jacques Ier d’Angleterre, Christian IV de Danemark.
   
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    Une première barque est occupée par des pasteurs calvinistes, alourdie de bibles volumineuses. 

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    Au second plan une seconde barque est sur le point de chavirer, surchargée d’ecclésiastiques tonsurés en chasubles blanches, souvent replets, dispensant encens et musique. Les protestants utilisent la bible et les vertus chrétiennes Espoir, Foi et Charité, inscrites sur le filet, plus efficaces que les artifices des catholiques.  Sur une troisième barque amarrée du côté papiste, des musiciens loués pour l’occasion chantent et jouent de l’orgue positif, du violon, du violoncelle, du hautbois et de la trompette.

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    On remarquera que l’arbre du côté protestant est beaucoup plus feuillu que son vis-à-vis dont les branches dénudées témoignent de la sénilité. Le ciel lui-même participe à cette démonstration, chargé de nuages sombres accumulés au dessus de la rive droite.

   Peinture d’histoire, cette toile gigantesque est également une allégorie. L’œuvre illustre l’adresse de Jésus à ses disciples : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes ». Réalisée en 1614, elle correspond à une période de trève surlignée par l’arc-en-ciel, entre l’Espagne et la Hollande, signée le 30 Mars 1609, rompue quelques années plus tard en 1621.

    Né à Delft, Adriaen van de Venne, l’auteur de la pêche aux âmes, était poète, graveur, peintre, illustrateur de livres, en particulier de recueils d’emblèmes, amateur de satire politique, collaborant avec son frère Jan marchand d’art et éditeur. Autodidacte, il apprit néanmoins avec des peintres locaux, parmi lesquels Jérôme van Diest, la technique dite de grisaille, fondée sur l’utilisation d’une gamme de gris. Il fut influencé à la fois par le sens du paysage de Jan Brueghel l’ancien (1568 – 1625), et par l’esprit moralisant et observateur de Peter Brueghel, le père de Jan. Il s’installa à la Haye et rejoignit la Guilde de saint Luc dont il fut nommé Doyen en 1637.

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Maître de Frankfort : portrait de l’artiste avec sa femme

    Pour répondre, tardivement certes, à Huysmans, la mouche en trompe-l’œil est un clin d’œil aux peintres de nature morte*, parmi lesquels Jan Brueghel l’Ancien (vase de fleurs avec une mouche), Ambrosius Bosschaert (vase avec fleurs dans une niche, vers 1620) ; et de manière plus lointaine, dans le temps et dans l’espace, le Maître de Frankfort (portrait de l’artiste avec sa femme), Jacob Cornelisz (autoportrait, 1533), Carlo Crivelli (vierge et enfant, 1430-1493), Willem van Aelst (1627-1683) (nature morte au gibier mort), Sebastiano del Piombo (le Cardinal Bandinello Sauli et trois compagnons 1516). Une citation de Vasari : « Cimabue était un jour à peindre un visage, lorsqu'il dut s'absenter. Giotto en profita pour dessiner une mouche sur la figure peinte. Cimabue à son retour fut attrapé par le tour que lui avait joué son jeune apprenti au point de vouloir chasser cette mouche ». La mouche comme le crâne des vanités rappelle la mort, la putréfaction, la fin commune au terme de la diversité des destinées humaines.

    Cependant que Lucien de Samosate  (c.125-c.192) nous nargue d'un Éloge de la mouche (Oeuvres complètes de Lucien de Samosate (6e édition) traduction nouvelle avec une introduction et des notes, par Eugène Talbot, Hachette, Paris ).