Neuroland-Art
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Un cerveau en matière plastique ? (Conférences)
Benoit KullmannUn cerveau en matière plastique ?
Variations, Métamorphoses, Accidents
Nous sommes réunis dans ce lieu magnifique par la volonté d'un homme, que j'ai connu externe, alors qu'il pensait déjà plus vite que son ombre, et qui depuis des années m'a témoigné une amitié sans faille dans la difficulté, me permettant de poursuivre une activité de communication sur des thèmes qui me sont chers, m'invitant à partager jusqu'à son temps de parole, ce qui n'est pas commun, dans des manifestations prestigieuses, et m'encourageant à poursuivre un cheminement intellectuel dont j'ai conscience de la singularité. Pierre le Marquis est de ceux qui non seulement produisent des idées originales, les exposent avec brio, mais encore organisent des rencontres mêlant divertissement et réflexion. Placere et docere, disait Horace. Nos remerciements vont également à ceux qui rendent ces événements possibles, les soutiens de l'industrie pharmaceutique, et à vous tous qui prenez de votre temps pour mettre en résonnance ces quelques idées que nous vous exposons.
Idées parfois saugrenues : le titre, un cerveau en matière plastique, achevé sur un point d'interrogation, est provocateur : n'est-il pas avéré que le cerveau est doté d'une propriété principale, la plasticité, et qu'aurais-je besoin d'en douter ? Adorateur des sous-titres, qui parfois en disent plus long que le titre, j'indique une subordination de la notion de plasticité à celle plus vaste de variation, invoque l'idée antique de métamorphose qui s'enracine dans le mythe, et fais allusion à un concept qui traverse la philosophie et contamine la pensée d'un naturaliste auquel me lie un attachement particulier, Buffon.
Autant avouer tout de suite que la plasticité jusqu'à peu me paraissait seulement un moyen efficace de vendre des médicaments - il n'y a pas une semaine, j'assistais à une conférence vantant les propriétés d'une molécule X sur la plasticité de l'hippocampe dans la dépression, et le laboratoire Y remet chaque année un prix sur la plasticité neuronale - et du papier - je ne compte plus les ouvrages célébrant les fantastiques aptitudes à la plasticité de l'engin logé à l'abri de notre boîte crânienne. Il y a même un restaurant dont le menu favoriserait l'épanouissement de cette potentialité. Thé vert ou vin californien à l'appui.
La plasticité m'apparut à la lecture de ces ouvrages émerveillés tel un paradigme idéal : j'y lus l'adaptabilité, le développement, la réparation, la réversibilité, l'immortalité même par le renfort des cellules souches saupoudrées çà et là. J'entendais en écho de vieilles connaissances chantant comme des soglans publicitaires : environnement, croissance, régénération, Jouvence, et derrière encore, progrès, providence, bref la joyeuse farandole des attributs du finalisme : car si notre cerveau possède tant de propriétés de récupération, n'est-ce point l'une des preuves qu'il n'est pas construit fondamentalement de travers, ni sans dessein ? Avec deux versions de ce scénario enchanté, l'un, hard, le cerveau qui pourrait ne jamais mourir - vous ne vous servez que de dix pour cent de vos capacités mentales mais vos neurones sont immortels - et l'autre, soft, les capacités considérables de plasticité du cerveau pourraient être utilisées afin de faciliter la récupération des fonctions cognitives quand cela est possible.
En cherchant bien profondément dans mes hippocampes je retrouvais une certaine idée de la plasticité : une réorganisation du cerveau à la suite d'une perturbation, et les exemples qui me vinrent à l'esprit furent la spasticité suivant une lésion de la voie motrice pyramidale, que je ne trouvais pas particulièrement admirable même en prenant en compte la notion de béquille intérieure ; les dystonies, en prenant l'exemple de la crampe des musiciens : prenons Schumann dont vous voyez la position fléchie incoercible du majeur de la main droite, qui explique certaines de ses compositions que l'on peut jouer en se passant de ce doigt, et l'instrument de torture qu'il inventa pour tenter de redresser ce tort ; un article est paru il y a quelques années dans Nature neuroscience, prenant le cerveau du musicien comme modèle de neuroplasticité. Un pour cent des musiciens allemands développent une dystonie. Enfin, les épilepsies réfractaires, ou les épilepsies expérimentales, provoquent le développement de foyers secondaires source d'aggravation et d'échec en particulier des thérapeutiques chirugicales.
Soucieux de m'instruire, je me plongeais dans un ouvrage au titre intriguant, Comment les pattes viennent au serpent, et au sous-titre alléchant, Essai sur l'étonnante plasticité du vivant. Je crus y reconnaître l'inspiration du même promoteur littéraire qui avait déjà énoncé "Le merveilleux voyage au pays des neurones" de tel professeur au collège de France et tenté de d'introduire en bourse l'incroyable potentialité des réseaux neuronaux. Mais la perspective d'une éprouvante lecture de plus dans l'hagiographie cérébrale qui a envahi tel le déferlement des Huns les devantures des libraires s'est rapidement dissipée : ce livre est remarquable, d'un niveau difficile à suivre en particulier concernant les développements mathématiques, et je dus me rendre à l'évidence : une fois de plus, j'avais été le jouet de mon esprit faux.
Regardez cette vidéo sous-marine : une forme se détache d'un massif de coraux, change de couleur, se déplace vivement jusqu'à se fixer un peu plus loin sur un autre massif et se confondre à nouveau avec le lieu où elle s'est posée. Nous n'avons rien vu, puis une transformation, un ensemble de variations à la fois de couleur, de texture, de lieu, un déplacement, jusqu'à l'immobilisation suivante. Ce poulpe pour se rendre d'un point à un autre se transforme. Quelle est la raison de cette transformation ? Est-ce l'influence du mileu dans lequel vit le poulpe ? Est-elle à rechercher dans le cerveau du poulpe ? Est-elle comme on le serine depuis quelques lustres un formation de compromis entre l'environnement et l'animal ?
Le cerveau du poulpe est constitué d'un milliard de neurones (nous en posséderions cent milliards) ; vingt millions de chromatophores recouvrent sa peau, cellules impliquées dans sa coloration, partagés entre Leucophores et Iridocytes selon leur physiologie et leurs propriétés de réflexion de la lumière. Ces chromatophores, porteurs de couleur, sont mobilisés par des cellules musculaires contrôlées par des motoneurones, et il existe une somatotopie, une cartographie cérébrale de ces éléments actifs à l'origine des modulations de l'apparence du poulpe. Lequel possède une vision paradoxalement privée de la vision des couleurs : un seul pigment est présent au niveau des cellules rétiniennes. Une autre particularité est le cristallin qui ne se déforme pas mais se déplace d'avant en arrière pour accomoder telle une lentille mue par une rotation de l'objectif de votre appareil photographique. L'oeil du poulpe perçoit les contrastes, les variations - dans un article que j'ai lu sur le sujet était citée une phrase de Bateson : perevoir les différences qui font la différence. S'il ne perçoit pas les couleurs, le poulpe est sensible à la polarisation. Enfin sa perception tactile est très développée, explorant son monde proche.
Je vous montre une autre vidéo : à nouveau une sorte d'arbuste aquatique ; le plongeur s'en approche, soudain émerge une forme blanche centrée d'une tache noire, effrayante, le poulpe s'échappe et disparait non sans lâcher un nuage d'encre noire. En trois secondes, tout est dit du comportement du poulpe : mimétisme qui lui permet et d'échapper à ses prédateurs, et d'attendre ses proies ; modification de forme tentant d'effrayer un adversaire potentiel ; choix de la fuite, dont la direction est dissimulée par le jet d'encre. L'un des modifications les plus spectaculaires concerne la texture tridimensionnelle de la peau. Si ce que je vous dit vous insupporte, ou si ce que vous dira Pierre dans un instant vous enchante, vous éprouverez une horripilation : la chair de poule, la goose skin, ne sont rien à côté de la transformation morphologique du poulpe.
Les hommes de science ont appliqué à la seiche, une des sept cents variétés de céphalopodes, cousine du poulpe, la technique bien connue qui permet de rendre fou un caméléon. Il suffit de le placer sur un tissu écossais. C'est une blague, mais poser la seiche sur des fonds totalement artificiels et observer le résulat m'évoque irrésistiblement ceci : imaginez que j'applique une électrode sur votre nerf médian, le mouvement provoqué a-t-il quelque chose de commun avec, par exemple, le mouvement que vous feriez pour saisir votre stylo ou attraper une balle au bond ? Toujours est-il que l'on a répertorié trois patterns de base, cinquante variétés de combinaisons entre la forme, la couleur, la texture.
Et construit diverse modèles d'intégration des chromatophores, des unités de chromatophores, des composants chromatiques regroupant plusieurs unités, dans des patterns corporels eux-mêmes implémentés dans le comportement. On a comparé des espèces dont le comportement social diffère selon la densité des chromatophores. Et mis en parallèle, un paradigme des aptitudes chromatiques opposant fusion et différenciation, et un paradigme des comportements opposant l'affût chronique et la parade aigüe, l'attente de la proie et la séduction intraspécifique, ces deux paradigmes étant eux-mêmes subordonnés au super-paradigme opposant l'action et la réaction : ainsi a-t-on construit un modèle étho-sémiotique du comportement chromatique des pieuvres.
Tout ceci me fait dériver en direction des courants dangereux du cognitivisme, et je me réfugie prudemment du côté des penseurs grecs. De Plutarque (c. 46-120), auteur des Opinions des philosophes, et de quelques traités de morale dont l'un est une question qui peut paraître curieuse : Quels animaux sont les plus avisés, des terrestres ou des aquatiques ? Pour trancher, Plutarque choisit une propriété peu commune, le changement de couleur, avec un challenger terrestre, le caméléon, et un modèle aquatique, le poulpe. Je vous montre un caméléon, détail de la mosaïque d’Olwen Brogan du Tripoli Museum, ca. 200 A.D. Le peu que je connaisse du poulpe, je le dois à mon travail sur le caméléon.
Ce dernier, selon Plutarque reprenant Théophraste, le successeur d'Aristote à la tête du Lycée, change de couleur par pure couardise, et non par dessein ; et s'il le peut, c'est qu'il se nourrit d'air, son corps se résume à un poumon. Curieuse démonstration : « Il est vray que le Chaméleon change bien aussi de couleur, mais c’est sans desseing d’aucune ruse, et non point pour se cacher, mais de peur tant seulement, estant de sa nature couard et timide, oultre ce qu’il est plein de vent, ainsi comme l’escrit Theophraste : car il ne s’en fault gueres que tout son corps ne soit plein de poulmon, par où l’on conjecture qu’il a beaucoup de vent, et conséquemment qu’il est propre à telles mutations et changements de couleur …»
En revanche, « quant au Poulpe, c’est une action et non pas un changement de passion : car il change de couleur avec certaine science et de propos délibéré pour se cacher de ce qu’il craint, et pour attraper ce dont il se nourrit, et par le moyen de cette ruse il prend ce qui ne s’enfuit, et fuit ce qui passe oultre ». En une phrase, tout est dit il y a deux millénaires du comportement à la fois de prédateur et de proie de notre animal. Michel de Montaigne, qui fit plus de cinq cents empruns à Plutarque, reprend la problématique dans l'Apologie de Raimond de Sebonde, dans le second livre des essais : « Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint, et attrapper ce qu'il cherche : Au cameleon c'est changement de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage : mais c'est par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous ». ( Essais - Livre II, Chapitre XII, Apologie de Raimond de Sebonde ).
Voici donc le changement de couleur sous influence, passions chez le caméléon, volonté chez le poulpe. Transportons nous chez le psychologue hollandais F.J.J. Buytendijk (1887-1974) auteur d'un célèbre traité de psychologie animale : exemple d’une seiche aveugle se promenant les (bras) tendus sur le sol de l’aquarium : si on touche l’extrémité d’un (bras) antérieur avec une baguette de verre, le (bras) se retire ; si l’animal touche la baguette au cours de son mouvement propre, le (bras) ne se retire pas, l’animal lance un ou plusieurs (bras) pour tâter l’obstacle. Tout est dit : les passions ne sont plus le propre d'une espèce, ni la volonté d'une autre. Les deux coexistent dans la seiche, au prix d'un changement dans la terminologie : on parlera désormais des réflexes et de l'intentionnalité.
Je voudrais maintenant vous parler d'une personnalité pour laquelle j'éprouve une tendresse particulière, Madeleine de Scudéry (1607-1701), une femme de Lettres qui traversa le XVIIème siècle sans jamais prendre époux - on la surnomma Sapho - , tenant Salon et s'entichant de divers animaux métaphores de l'imitation : un perroquet fort célèbre, une guenon, et jusqu'à trois caméléons pour lesquels Madeleine fait aménager un cabinet particulier. Contrairement à ce que soutient Descartes et surtout l'horrible Malebranche, plus cartésien encore que son maître, les animaux loin d'être des machines sont capables de sentiments. Un seul caméléon survécut à l'hiver, qui privé de sa compagne grimpait aux rideaux et se lançait dans le jour pour mettre fin à son désespoir. En dépit de cette affection dont témoigne son oeuvre littéraire, notre Sapho butait sur un obstacle : comment pouvait-on soutenir que les merveilleux papillons puissent naître de si horribles chenilles ?
Voici une confrontation mise en scène par Hoefnagel, l'un des peintres attachés à la cour de Rudolph II de Prague, lequel surnommé le prince des Alchimistes en dehors d'amasser une collection extraordinaire était fasciné par une autre sorte de métamorphose, celle du plomb en or, ceux d'entre vous qui sont allés à Prague se rappellent la ruelle d'or. La métamorphose de la chenille en papillon est tout simplement impensable pour Madeleine. Qui n'a pu connaître l'oeuvre majeure de la peintre Maria Sybilla Merian (1647- 1717) née à Francfort et morte à Amsterdam, fille d'un peintre célèbre et qui passa des années dans le Surinam, la Guyane Hollandaise que l'on devine sur la carte à l'arrière plan de son portrait. Dotée d'un sens de l'observation remarquable, Maria Sybilla Merian illustra remarquablement les métamorphoses mettant en situation les oeufs, le chenilles, les cocons, les papillons enfin, sur les plantes qui leurs sont spécifiques. Ce qui n'est pas pensable alors, est la variété des espèces, et encore plus à l'intérieur d'une espèce.
Nouveau saut dans le temps : quand j'avais vingt ans, j'ai été très marqué par le prix Nobel attribué à François Jacob, Jaques Monod, et André Lwoff, qui ont publié trois livres que j'ai dévoré tel la chenille sur la feuille que vous venez de voir. Cette distinction marquait pour moi la fin d'une polémique que j'avais vécu familialement lors de mon adolescence, entre les partisans et les adversaires de l'hérédité des caractères acquis. L'enjeu était d'importance, rien moins que le sens de l'évolution, avatar du sens de l'histoire, avec des implications métaphysiques, et Teilhard de Chardin tronait dans les bibliothèques.
De mon point de vue, Darwin sortait vainqueur de Lamarck par K.O, les girafes ne tendraient plus le coup vers les feuillages de plus en plus élevés sous l'influence d'une tendance à s'adapter à des variations de l'habitat, tendance innée dont les résultats seraient héréditaires ; le hasard seul gouvernait la survie de certaines variétés au sein des espèces lors de variations aléatoires de leur milieu. Le principe de cette variété ne devait être défini qu'en 1903, par De Vries. Mais la sélection naturelle, conceptualisée par Charles Darwin, n'était que la généraisation de la sélection artificielle, pratiquée depuis des générations d'éleveurs, et déjà considérée par son grand-père, Erasmus Darwin.
Cependant je ne tardais pas à réaliser qu'un organe ne se pliait pas à cette victoire du hasard sur le finalisme, échappait au déterminisme interne : le cerveau, temple de l'âme, de l'esprit, dont la nature ne pouvait être confondue avec celle du foie ou de la rate. Parmi les innombrables résistants qui transposèrent la polémique de l'inné et de l'acquis dans la profondeur des sillons corticaux : Piaget, fervent partisan de l'hérédité des caractères acquis, pas descendu de son piédestal pour autant ; Bettelheim, qui convainquit deux générations de mères d'autistes de leur responsabilité, et qui, lui, connut la déchéance ; Morin, grand architecte du Cerveau de l'Homme.
Le nouveau paradigme source d'infinis débats opposait Nature - le cerveau dans son organicité, trois livres de substance molle, informe, entéroïde ; et Nurture, ce terme anglais maintenu certes par snobisme de ma part mais aussi parce qu'il est doublement connoté, par l'idée de nourriture et celle d'éducation : sustance et instruction. Or vous n'ignorez rien des offensives, dont l'une très récente a envahi les journaux télévisés et les magazines de santé, des défenseurs d'une implication de la nourriture dans le fonctionnement cérébral. Bien entendu nous n'oublions pas les effets du scorbut et du béri-béri, ni la folie biermérienne. À côté des offensives nutritionistes new age qui reprennent des antiennes du XIXème siècle germanique, il peut sembler offensant de questionner le rôle structurant du dressage que l'on appelle l'éducation.
En somme, l'organe cerveau est l'objet des attentions d'un grand nombre de sciences, dont les principales sont la neurobiologie développementale, la psychologie cognitive, l'imagerie cérébrale, l'informatique : l'enjeu étant d'étudier les effets des influences environnementales sur la structure et les fonctions du cerveau en développement.
Examinons un instant la plasticité développementale : nous savons tous que selon l'âge de survenue d'une pathologie cérébrale les possibilités de récupération sont variables : ce cerveau est celui d'une petite fille opérée précocément d'une tumeur des noyaux gris centraux ; elle est sur youtube, court, chante, rit, en dépit d'une hémiparésie gauche discrète. Voici quelques dates limites concernant les séquelles et l'acquisition de certaines fonctions :
- mouvements du visage après AVC : foetus à nouveau-né
- amblyopie sur strabisme : 1 à 5 ans
- acquisition de l’oreille absolue : jusqu’à dix ans
- récupération du langage après AVC : jusqu’à huit ans
apprentissage sans accent d’une seconde langue : jusqu’au début de l’adolescence
Il y a quinze ans, je reçus un appel d'une consoeur neuroradiologue. Elle souhaitait m'adresser au plus vite un patient âgé de soixante-quinze ans, en pleine forme, mais sous anticoagulants, et qui avait été victime d'un traumatisme crânien mineur. Sa famille médicale avait souhaité une IRM sur le champ. Un quart d'heure plus tard je découvrais, apporté par le patient lui-même, ces clichés, et comme il n'y avait pas encore de disquette, je n'eus d'autre moyen que de les filmer. Regardez bien la fosse postérieure : vous distinguez la moelle, le tronc cérébral, la lame quadrijumelle, l'aqueduc de Sylvius, mais de cervelet, point. Pour les noms neurologues, le cervelet est une structure impliquée dans l'équilibre, la coordination, l'apprentissage moteur, certaines fonctions supérieures1, et d'autres encore que connaît bien Pierre Lemarquis. Il comporte cinquante pour cent des neurones de l'encéphale - vous avez bien entendu, un neurone sur deux est situé dans le cervelet. Cinquante milliards de neurones en moins et aucune conséquence décelable ?
Un bond d'une dizaine d'années dans le passé : voci un scanner, passé par une patiente appartenant elle aussi au monde médical, après un traumatisme crânien banal, au décours duquel elle a signalé des céphalées et une diplopie - personnellement je n'ai rien constaté du tout mais un chirurgien qui passait par là a dérivé cette cavité certes impressionnante par son volume (un volumineux kyste arachnoïdien communiquant concernant le lobe temporal gauche, le carrefour, bref toute la zone du langage chez cette droitière enseignante). J'avais alors dirigé un mémoire comparant des cas de dyslexie profonde avec lésions cérébrales mineures et des anomalie développementales volumineuses mais sans conséquence.
Enfin, très récemment notre collègue Lionel Feuillet, de Marseille, a publié dans The Lancet, July 2007, l'observation d'un homme consultant pour une gène au niveau d'un membre inférieur, et dont le cerveau apparait considérablement modifié - à droite un cerveau et des cavités ventriculaires normales, à gauche l'hydrocéphalie du patient, qui n'avait d'autre conséquence qu'un QI à 75, ce qui lui permettait une existence quasi normale.
Il y a quelques semaines nous assistions, Pierre Lemarquis, Philippe Barrès et moi-même, égarés dans une réunion très parisienne, à la résurrection du syndrôme de Gertsmann. Sans doute mon isolement dans l'extrême sud-est hexagonal est-il responsable de cette carence : je n'ai jamais vu une présentation pure de ce syndrôme pourtant appris par coeur dès le début de ma formation - agraphie acalculie, agnosie digitale, indistinction droite-gauche - alors que bien des mains se levèrent lorsque l'orateur interrogea l'assistance. Il semble bien cependant que Josef Gerstmann n'ait pas halluciné son observation : au moyen des techniques les plus avancées de mesures de l'épaisseur du cortex, de tractographie, le lieu de convergence des faisceaux impliqués dans ces diverses fonctions a été précisé, authentifiant le syndrôme de Gertsmann comme une variété de dysconnexion2. Et je retrouvai la conclusion en forme de question du mémoire soutenu il y a près de trente ans : better no brain than bad brain ?
Pour ce qui est de l'illustration de la collusion entre la psychologie cognitive et l'imagerie fonctionnelle cérébrale, je serai lapidaire, reprenant un exemple que certains d'entre vous m'ont déjà entendu utiliser : au mois de Septembre 2006, le très sérieux supplément scientique du New York Times titrait : Is Hysteria Real ? Hysteria était un terme alors obsolète, remplacé depuis des lustres par la Conversion moins connotée et officialisée par le DSM. L'éditorial répondait aussitôt : Brain Images Say Yes. Une poignée de patients affligés d'hémianesthésie gauche ou de déficits moteurs sine materia étudiée par une poignée d'imageurs fonctionnels suffisait à confirmer les travaux de centaines de neurologues et de psychiatres, Charcot et Freud en tête : parce que quelque chose s'allumait en rouge ici, en jaune là. Le monde annoncé par MacLuhan dans la Galaxie Gutenberg était bien là : les images remplaçaient les mots. Fort heureusement, certains avaient si je puis dire anticipé une réponse, et Gracely, grand spécialiste de la douleur, écrivait déjà en 2003 : is seeing believing3 ?
En pratique le cerveau organe a été entièrement happé par la science informatique : nul ne saurait soutenir désormais que le cerveau n'est pas une machine branchée sur le grand flux de l'information, à la coder, la stocker, la traiter, la régurgiter. Un livre revêt une importance essentielle : publié un an avant la mort prématurée de John von Neumann, génie de la cybernétique, The Computer and the Brain pose le problème sans ambage :
Désormais, tout est limpide dans ce qui mène de la chenille au papillon : le déroulement d'un programme, d'une application particulière de la théorie générale de l'information, sous la gouvernance des gènes architectes, les gènes Hox. Quant à l'influence de l'environnement sur notre cerveau, elle procède également de la théorie informatique : les inputs de l'environnement modifient la structure mouvante du système nerveux et donc les fonctions du cerveau en développement. Il faut lire l'ouvrage d'Eric Landel, In search of Memory, qui traite des expériences du prix Nobel sur la limace de mer, l'Aplysie. La problématique est formulée par Kandel dans ces termes : comment prouver que des stimuli provoquent des modifications fonctionnelles synaptiques permanentes ? Kandel isole le ganglion abdominal de l'aplysie, soit deux mille neurones, sélectionne la cellule R2 visible à l'oeil nu, et applique trois modèles de stimulations selon le schéma pavlovien. La génétique et le développement déterminent le réseau, le nombre de cellules, leur câblage. Mais la force des connexions entre les cellules dépend de l'expérience. Or, c'est là le problème : l'expérience, est-ce chatouiller le siphon d'une aplysie pour provoquer la rétraction de la branchie ? Je vous renvoie à la seiche aveugle de Buytendijk. L'environnement dans lequel travaille Kandel est aussi artificiel que celui des physiciens de l'école de Copenhague.
L'environnement : maître mot, incontournable, et pourtant relativement récent. Je voudrais tracer rapidement la préhistoire de cette notion : dans toute culture, le monde est le fruit d'une création. Création de la Nature, à laquelle appartient l'Homme, et régie par une loi, la Providence.
J'ai rencontré dans ma vie un animal hautement providentiel. Le caméléon. Il est maladroit sur sa branche, mais sa queue agile le sauve de la chute. Il n'a pas de cou, ne peut tourner la tête, mais ses yeux sont mobiles dans toutes les directions. Il est d'une extrême lenteur, mais lorsque ses yeux ajustent une proie, la langue se projette comme une catapulte. Chaque défaillance est compensée par un avantage.
Un autre mode d'exercice de la Providence est illustré par Bernardin de Saint-Pierre, à propos des melons. Pourquoi ces côtes dessinées à la surface du melon ? Afin, nous dit l'auteur de Paul et Virginie, de permettre aux pères de familles nombreuses, de découper des parts égales à l'intention de leur progéniture.
Vous vous dites : mais tout ceci est anecdotique, et n'a plus aucune actualité. Or, dans l'article que j'ai abondamment cité concernant le comportement des céphalopodes, figure cette phrase reproduite intégralement. Le poulpe serait « le fruit d’un scénario évolutif qui a associé un cerveau volumineux, performant pour l’apprentissage, à un corps nu et vulnérable, sans la coquille qui existe chez la majorité des autres espèces de mollusques ». La Providence est toujours à l'oeuvre. J'ai choisi cette illustration, mosaïque de la maison du faune à Pompéi représentant un poulpe, une langouste, une murène. Élien (c.170-230) décrit la haine transitive triangulaire, de la Murène au Poulpe, de celui-ci à la Langouste, de cette dernière à la Murène ; laquelle évente le stratagème du poulpe lorsqu’il tente de se confondre avec les rochers alentours ( Sur les animaux, livre I, 32). Pour résumer, dans un monde harmonieux, mais menacé de déséquilibre, il faut une force qui rétablisse sans cesse la juste mesure.
Pour faire bref, l'idée de Nature a mutée au XIXè siècle, remplacée par la notion de milieu, et ne désignant plus que la Nature humaine, voire animale. Lesquelles sont placées sous la double influence de l'hérédité, de l'atavisme - il valait mieux ne pas avoir un grand-père alcoolique ou syphilitique - et du milieu. Volontiers délétère, il fait d'un ange une crapule, lorsque le père boit et que la mère monte avec les clients. La providence est alors exercée par la Société, l'État, qui redresse les torts infligés par la nature dès la naissance. Un mouvement du balancier de l’histoire nous fait passer de victimes à bourreaux de la nature et c’est l’environnement qui désormais remplace le milieu. L'environnement agit sur une « black box » dont on pensait ne jamais rien savoir du temps des behavioristes. Il suffisait alors d'étudier les actions et les réactions. Puis l'on s'est aperçu de l'existence du cerveau, aussitôt assimilé à un ordinateur, et confronté, dans l'environnement, à d'autres cerveaux, d'autres computeurs.
J'aimerais continuer avec cette question d'ambiance. Mon téléphone sonne. Je réponds, et tente de convaincre la personne que j'ai au bout du fil que nous baignons dans des milliards de signaux electromagnétiques, et que notre cellulaire ne sonne que lorsqu'il reconnaît un code particulier parmi ces millards de signaux. Est ce que nous avons baigné dans un océan électromagnétique depuis toujours ? Il y a quelques millénaires, l'univers était rempli de divinités, des constellations aux moindres recoins de la nature. Leucippe invente les atomes. Empédocles défends la théorie des éléments, quatre dont toute chose est composée. Les chinois ont opté pour cinq. Descartes veut en finir avec ces balivernes et tente de leur substituer trois éléments définis par leurs propriétés mécaniques, leurs forme, leur taille, leur mouvement. Échec, il faudra attendre Lavoisier pour en finir avec les quatre éléments. En attendant Newton énonce les lois de l'attraction universelle. Mais les forces mécaniques sont en compétition avec une conception vibratoire, et Maxwell décrit les ondes electro-magnétiques. Rayons X, radioactivité, voici le monde parcouru d'un rayonnement cosmique, nous sommes à la fin du XIXè siècle. Jusqu'à la révolution de la théorie de l'information. Claude Shannon, André Kolmogorov.
Le concept de plasticité est énoncé entre 1890 et 1894, de manière polyphonique, par William James aux U.S.A, par Eugenio Tanzi et son élève Ernesto Lugaro en Italie, par Ramon y Cajal l'inventeur des neurones en Espagne. La problématique commune est la suivante : comment l'expérience s'inscrit-elle dans le cerveau ?
Voyez cette reproduction d'un vase de Douris, un potier grec très connu entre 500 et 460 avant notre ère. Nous l'avons découverte, Pierre, Philippe et moi lors d'une conférence de paléographie à laquelle nous avons assisté il y a quelques semaines. La paléographie est l'un de nos hobbies. Non, ce n'est pas le premier ordinateur portable, mais une tablette de cire sur laquelle on grave des signes.
Le premier à avoir utilisé de manière moderne le concept d'engramme est Richard Wolfgang Semon dont Schacter a écrit la biographie. Je cite simplement deux auteurs, Raoul Mourgue si discret qu'il est impossible d'en trouver une photographie, et qui a développé une théorie active de l'engrammation ; et Jacques Barbizet, qui m'apprit les bases de la neurologie. Mourgue, philosophe et neurologue était fortement influencé par Bergson et von Monakow. Je me sens tout à coup beaucoup plus à l'aise dans ce schéma intégrant la « tendance propulsive de l'être vivant » comme disait Mourgue, qui comprend la plasticité comme une aptitude à déceler les variations du dit environnement, et à mettre en jeu des structures, à développer des fonctions adaptées à ces variations.
Il y a quelques années Edelman a énoncé le concept de Degeneracy4. Soit la capacité du systême nerveux à aboutir à un même résultat en empruntant des routes différentes, en faisant appel à des sous-systèmes structurellement différents. Propriété que l'on retrouve dans le code génétique et en immunologie. Située entre la redondance, soit la coexistence de versions différentes d'une même structure (redondance structurelle) ou d'une même fonction (redondance fonctionnelle) ; et la vicariance, coexistence de systèmes dont l'un peut se substituer à l'autre en cas de défaillance, ainsi du vicaire par rapport à l'évèque. L'une des applications de ce concept est l'interprétation du phénotype des maladies dégénératives conçu comme la conséquence d’une perte de redondance. Vous allez me dire : ne serait-elle pas un peu providentielle, votre degeneracy ?
Il est temps de vous quitter. Non sans vous avoir infligé une culpabilisation que j'espère définitive concernant la consommation de poulpe, question de respect neuronal. Jennifer Mather prétend que les céphalopodes possèdent une conscience. J'espère que vous aurez désormais mauvaise conscience en dévorant vos salades de poulpes.
Ne manquerait-il rien à cette présentation, cher Pierre ? L’École d’Athènes de Raphaël (1483-1520) ? Il suffisait de l'évoquer. Ce personnage vautré sur les marches, c'est Diogène le cynique. Vous savez comment il est mort ? Juste après avoir posé pour la fresque. D'une indigestion après avoir avalé un poulpe cru. La preuve ? Agrandissement.
Une dernière gâterie iconographique ? Andrea del Sarto (1486-1530) a réalisé pour le pape Léon X de Médicis à la villa di Poggio des Médicis à Caiano une fresque, le Tribut du monde animal à César, 1521. Voyez-vous ce malheureux avachi sur les marches de l'escalier ? Que tient-il dans son plateau ? Un caméléon. Sans trucage.