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Un rêve de gosse qui se réalise (Les pyrosis d'Emilio Campari)

 Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

de notre correspondant spécial au salon de l'enfance, Emilio Campari, le 25 Juin 2010,


Cette semaine : un rêve de gosse qui se réalise


      Soit un de ces crétins modernes que mon ami P.A. a immortalisé dans l'oeuvre composite qu'il m'offrit voici plus de dix ans, un de ces monstres hybrides entre l'autrefois vivant et le présentement prothétique : baladeur, téléphone portable, oreillette, micro, tous dispositifs artificiels destinés à suppléer l'absence de cervelle, et greffés à l'oreille, le zygomatique, les muscles temporaux, la pupille et le tympan. Cet androïde désormais vocifére lorsqu'il faudrait chuchoter, interrompt toute conversation au moindre appel, comme s'il débarquait à Omaha beach ou sur le théatre des opérations après une catastrophe naturelle ayant gravement endommagé les moyens de communication. Des voyous octogénaires en pleine consultation répondent toute affaire cessante (par exemple, lorsque pressé par les autorités de santé d'annoncer leurs diagnostics aux patients, vous tentez de lui faire comprendre qu'il débute une maladie d'Alzeimer), sans même vous demander pardon,  à un membre de leur réseau d'abrutis qui a simplement besoin de savoir s'il est là. Nécessité impérieuse d'user de la fonction phatique. Où t'es. J'chuis là. Là où ? Chez le médecin. Comme on aurait dit : chez le curé, au confessionnal. Il faut que je demande à un ecclésiastique si les sonneries des portables de ses ouailles couvrent celles des cloches de son campanile. Si au milieu de l'absolution il n'est pas contraint de suspendre son geste pacificateur parce que le petit a besoin d'entendre la voix du pêcheur. Et ce qu'il pense de la délinquance des vieillards, qui lorsqu'ils n'ont pas perdu la mémoire, s'y entendent pour rappeler que nous n'en sommes pas là, je veux dire à ce niveau de déchéance, sans raison.

    Ce crétin s'est mis en tête, qu'il a grosse comme le poing et largement aérée, de battre un record. Par exemple, de sauter d'une hauteur invraisemblable chaussé de rollers dans l'intention de pulvériser un résultat du Guiness book. Il aurait pu me direz-vous opter pour le concours du plus obèse - il paraît qu'une fille de l'oncle Sam a décidé de focaliser son énergie sur le record d'obésité féminine et consacre toute son activité à absorber des calories en quantité. Il mobilise tout ce que les médias comportent de ses semblables, capables de comprendre par une sorte d'empathie ambigüe son penchant pour les exploits ridicules, qui l'attendront
fermement au pied du tremplin toutes caméra braquées, oscillant entre la perspective d'un exploit et la rentabilité télévisée majeure d'une chute fatale. Les préparatifs sont longs, accrochant une quantité de badauds à la contemplation du néant ; le saut proprement dit est achevé en quelques secondes, plus brèves encore que la course du Palio delle Contrade déroulée en trois minutes, après une longue après midi de mise en place sous le cagnard du Campo de Sienne. Alors ce sont les interviews accordés à la poignée de misérables dont l'existence dépend de ces quelques fragments d'inanités destinés à être repris en boucle par les chaînes spécialisées dans l'actualité - une absence d'actualité signifiant pour eux la perte d'une part de marché. C'est alors que retentira, la phrase destinée à anéantir toute pensée critique chez l'auditeur : c'est un rêve de gosse qui se réalise. Il est préférable de l'entendre en même temps qu'on la voit, cette phrase émise par la béance stomique qui lui sert d'orifice buccal, largement incontinente si l'on considère l'orbiculaire des lèvres comme une sorte de sphincter, point de vue que je n'ai de cesse de faire adopter par l'académie.

       Depuis, j'ai pris conscience que l'essentiel de l'activité de certains d'entre nous était dévolu à l'élaboration de ce type de projet. Heureusement les actifs en ce sens sont peu nombreux, juste de quoi alimenter les médias, en comparaison de ceux qui les observent, dont l'activité est essentiellement oculaire, à type de déplacements de quelques degrés en général dans un plan horizontal, plus rarement vertical, aboutissant à une hypertrophie des muscles oculo-moteurs et éventuellement à une légère exophtalmie que seuls peuvent repérer les connaisseurs du genre humain. Ce qui fait que la plus grande partie de l'humanité regarde l'autre réaliser ses rêves de gosse. Édifier des immeubles en barre, des stades en béton, des fronts de mer ; taper dans différentes sortes de balles avec divers instruments dont certains accordés par la nature ; parler pour non pas ne rien dire, ce serait trop beau, mais énoncer en lieu et place du néant de quoi donner l'illusion que nos actes ont un sens. De même que nous produisons une discrète vibration oculaire en regardant autrui agir à notre place, de même trémoussons  nous imperceptiblement nos lèvres et nos cordes vocales en écoutant autrui parler à notre place. Je laisse le lecteur amorcer la longue liste de ceux qui entre Néron et Pol Pot ont réalisé leur rêve de gosse.