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Actualité du problème XXX du pseudo-Aristote (Conférences)


Actualité du problème XXX du pseudo-Aristote

Benoît Kullmann, Cannes, le 9 Novembre 2010

Les Noces arrangées du Génie et de la Folie

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    Je voudrais tout d'abord remercier Madame Hélène Ogier du Terrail, votre présidente, qui me fait le grand honneur de me convier dans le cadre de vos réunions dont le principe, les thématiques et l'organisation sont remarquables. Le sujet que j'aborde aujourd'hui en votre compagnie est archi-rebattu. La proximité, le chevauchement, voire la confusion des notions de Génie et de Folie sont vieilles comme notre monde enraciné largement dans l'héllénisme. Les stéréotypes de l'artiste ou du savant fous hantent les panthéons de notre culture, et l'on glose depuis des siècles, d'Héraclite ou de Diogène, de Faust et du docteur Folamour, de Nietzsche ou d'Althusser, de Frenhofer ou de Gambara, de Van Gogh ou d'Antonin Artaud, sur la relation entre ces deux domaines marginaux que sont le génie et la folie : l'art ou la science rendraient-ils fous, ou inversement les fous posséderaient-ils des aptitudes géniales ? Le génie et la folie procéderaient-ils d'une même disposition fondamentale ? Cette présentation du problème est aussi palpitante que la morne perspective oscillante d'un cube de Necker et je vais tenter de renouveler le genre, en distinguant l'histoire puis les enjeux de cette discussion obsolète, avant de conclure sur quelques réflexions contemporaines sur la créativité.

   Je souhaiterais à cette occasion en finir avec une conception qui a culminé avec l'exposition récente intitulée Mélancolie, objet d'une dévotion confinant à l'idolâtrie qui m'est totalement incompréhensible : celle d'une succession qui ne s'attache qu'à la variation du sens d'une notion, en oubliant qu'elle fait système avec d'autres. Mélancolie antique, puis acédie médiévale, puis à nouveau mélancolie élisabethaine, puis spleen romantique, puis neurasthénie nord-américaine, puis psychose maniaco-dépressive contemporaine : cette manière simpliste d'enchaîner les idées ne s'accorde pas avec la complexité des situations. Pour vous donner un exemple de la pensée épistémologique évolutionniste que je désire privilégier, mais que je ne pourrai qu'aborder ici : Faust coexiste avec Triboulet, comme Prospero avec Hamlet : les génies maléfiques ne se comprennent qu'en opposition avec les simples d'esprit énonciateurs de vérité, confère Érasme.

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Un jour, j'ai fait un essai avec Depardieu. C'était génial : ce type est fou.
Anaïs Demoustier. Les Inrockuptibles

    L'actualité du problème ? il suffit de lire cette petite phrase d’une jeune actrice à propos d’un monstre sacré pour en juger : ce n’est pas une question de naïveté, mais de dévaluation sémantique : l’acteur dont elle parle n’est ni génial ni fou. L’intéressant est que dans cette courte phrase l’équivalence soit posée entre les deux termes.

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   S'il faut s'entendre un minimum sur les définitions, lorsque l'on s'empare d'un tel sujet, nous ne sommes pas sortis de l'auberge : qu'est ce qu'un génie, qu'est ce qu'un fou, il n'y en a pas deux parmi vous qui accepteront la même définition. Tout d'abord, j'écarte pour l'instant une part de l'héritage étymologique très complexe du mot génie, celle qui fait du génie "une sorte d'être surnaturel, esprit bon ou mauvais, inspirant une personne et influant sur sa destinée" ; on évoque le Démon de Socrate, par exemple ; ou "une divinité tutélaire présidant à la destinée d'une collectivité, d'une organisation, d'un lieu" ; ou encore, par dérivation, "l'ensemble des tendances spécifiques et distinctives caractérisant une réalité concrète, une personne, une communauté". Je ne parlerai ici ni de l'âme slave ni du génie du christianisme selon Chateaubriand. On trouve cette idée d'un génie des Nations aussi loin que chez Aristote ou dans l'Histoire Naturelle de Pline. Je me limiterai au génie en tant que "nature (bonne ou mauvaise), ensemble des aptitudes innées, des facultés intellectuelles, des dispositions morales d'un individu".  Ce qui exclue que nous abordions le démon de socrate, l’âme russe ou le génie de tel ou tel peuple. Afin de ne pas limiter d’emblée la problématique à Einstein et Mozart, je vais vous montrer deux exemples de génies au sens de virtuosité : on remarquera au passage que ces deux individus ne sont pas des intellectuels, qu’il y a quelque chose d’évident dans le hors du commun, une grâce diraient certains.

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    Dans les années cinquante, deux tests psychométriques sont apparus aux USA, publiés dans l'American Journal of Psychiatry, le Minnesota Multiphasic Personality Inventory (MMPI) et le Eysenck Personality Questionnaire (EPQ) dont le but est d'évaluer la corrélation entre les individus créatifs et la survenue de symptômes psychopathologiques. En fait, l'idéologie est limpide, deux béquilles de la pensée contemporaine : la première est l'une des survivances de la Providence, vous connaissez cette ingérence de Dieu ou de la Nature dans l'équilibre, l'harmonie du monde : vous avez un peu moins de ceci alors on compense en vous attribuant un peu plus de cela. Vous voyez moins, mais vous entendez mieux que les autres. La seconde est l'idée d'une prédisposition génétique au génie, d'une prédisposition génétique à la folie, quelle aubaine si l'on prouvait qu'une prédisposition commune anticipait les deux. En pratique on a démontré seulement que les génies et les fous partagent quelques traits communs dont la portée est franchement limitée : l'aptitude à explorer des idées non conventionnelles, à changer de point de vue, à penser différemment, à échapper au conformisme. Alors que le plus important dans le génie est la capacité à organiser la démonstration d'une pensée originale, à passer de l'hypothèse à l'expérience. Ce qu'un malade mental éprouve les pires difficultés à faire. Autre fantasme : l'épuisement mental. Nous connaissons tous Nicolas de Stael, le prototype de la dépression d'épuisement, qui s'est supprimé après une période de créativité intense. Problématique différente de celle de Van Gogh : le cas van Gogh réclamerait un exposé à lui tout seul. Par les torrents d'encre qu'il a fait couler. Comment peut-on être génial - ici au sens plein de : parfaitement original dans son style et dans le fond - et schizophrène à la fois ? Nous trouverons la même coexistence chez un artiste dont l'instrumentalisation a été encore plus évidente : Antonin Artaud.

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        Je fais partie d'une génération qui fréquentait la librairie Maspero, où l'on organisait les modes littéraires, où l'on remettait au gout du jour Artaud et Van Gogh, en même temps que Deleuze et Gattari et les antipsychiatres. Je voudrais juste porter l'éclairage sur quatre moments de l'histoire où l'on a insisté sur le rapport entre la folie et le génie : le romantisme allemand ; la société médico-psychologique de Paris autour des années 1850 ; les liens suggérés entre le QI et la maladie mentale aux U.S.A entre 1950 et 1960, période où cet art populaire au sens de vulgaire qu'est le cinéma connaît son explosion avec entre autres stéréotypes le savant fou, le génie du mal ; vous connaissez tous la figure extraordinaire campée par l'acteur Peter Sellers dans le film de Stanley Kubrick, le Docteur Folamour : illustration de ce que je vous diais il y a un instant, du déplacement de la problématique sur la question du pouvoir qui rend fou ; le génie et le pouvoir d'un côté ; la folie et le mal de l'autre. L'Empire du mal. Le savant fou, c'est Claude Allègre qui prend le contre-pieds des écologistes climatologues, ce sont les ingénieurs agronomes qui inventent, tels le père de José Bové, le maïs transgénique, ce sont les néo-millénaristes qui militent contre les centrales nucléaires, les téléphones portables, les pylônes à haute tension. Enfin, quatrième période, la réédition des oeuvres d'Antonin Artaud autour d'un cahier de l'Hernes, en même temps que l'on a entendu parler de l'Art Brut, dans les années post-68. Dans tous les cas, il y a collusion entre un mouvement artistique, une problématique médico-psychologique, et une connotation politique.

Les génies sont en définitive beaucoup moins inquiétants que les hommes politiques, ils occupent beaucoup moins l'espace médiatique, et les quelques personnalités dont vous avez peut-être entendu parler comme relevant de cette catégorie ne vous feraient pas peur au coin d'un bois : Bill Gates ou Steve Jobs, ou les tranquilles prix Nobel, ou les méconnues Médailles Field en mathématiques, ou le débonnaire Stark. J'aurais plus peur de Jeff Koons ou d'autres enfumeurs. Seules exceptions : les joueurs d'échecs, le plus étrange étant Bobby Fischer, mort mystérieusement en Islande en 2008, suivi de près par le très curieux Garry Kasparov et quelques mathématiciens. L'histoire du prix Nobel d'économie John Nash, en 1994, a été portée à l'écran. Le dernier génie un peu bizarre dont j'ai entendu parler est un personnage dont j'ai découvert la portée il y a quelques années à Montréal lors d'une exposition de ses oeuvres : Yves Saint Laurent. Je n'aurais jamais cru l'univers de la mode aussi riche et créatif. Ce dont vous risquez d'entendre parler est la question de la créativité : le centre du beau selon Cela Conde à Majorque, le développement de capacités artistiques par dérépression intracérébrale pour Miller à San Francisco. Car un nouveau concept est apparu, qui remplace le génie, l'annonce éventuellement, mais est plus démocratiquement répandu, au point que nous en aurions tous une part : la créativité.

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"Men have called me mad, but the question is not yet settled whether madness is or is not the loftiest intelligence.."
Edgar Allan Poe

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    Une manière comme une autre de tenter de nous repérer dans ce qui pourrait n'être qu'une accumulation de situations particulières, est de partir de cette fresque composée par Raphaël alors qu'il avait une trentaine d'années, à l'initiative du pape Jules II qui souhaitait décorer la salle de la signature de ses appartements au Vatican. Environ la moitié de la cinquantaine de personnages représentés est identifiée. Au centre, les deux philosophes dont l'opposition a rythmé la philosophie occidentale, Platon et Aristote. Qui a commencé ?  Nous ne tarderons pas à savoir que c'est Aristote même si son maître Platon avait planté d'une certaine manière le décor de la dispute.  Qui a poursuivi :  nous suivrons les périodes de prospérité et de désuétude du débat, qui n'a pas toujours loin de là soulevé les enthousiasmes, mais qui a connu un remarquable regain d'intérêt dans la seconde moitié du XIXè siècle.

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    Platon chacun le sait considère que les peintres ne sont bons qu'à tromper les enfants et les nigauds, et chasse sans état d'âme les artistes, ces producteurs d'artefacts, hors de la République. Cependant dans Phèdre, il fait dire à  Socrate  "- La troisième forme de possession et de folie est celle qui vient des Muses. Lorsqu'elle saisit une âme tendre et vierge, qu'elle l'éveille et qu'elle la plonge dans une transe bachique qui s'exprime sous forme d'odes et de poésies de toutes sortes, elle fait l'éducation de la postérité en glorifiant par milliers les exploits des anciens. Mais l'homme qui, sans avoir été saisi par cette folie dispensée par les Muses, arrive aux portes de la poésie avec la conviction que, en fin de compte, l'art suffira à faire de lui un poète, celui-là est un poète manqué ; de même, devant la poésie de ceux qui sont fous, s'efface la poésie de ceux qui sont dans leur bon sens. Tu vois tous les beaux effets — et ce ne sont point les seuls — que je suis en mesure de mettre au compte d'une folie dispensée par les dieux."

Platon Phèdre, 245a-b, tr. fr. L. Brisson

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    L'ouvrage fondamental est L'Homme de génie et la Mélancolie, d'Aristote1 ou d'un de ses suiveurs. Son successeur à la tête du Lycée, Théophraste, aurait lui-même écrit un Traité de la mélancolie, disparu. Nous assistons à une mise en application de la théorie des éléments doublée des tempéraments hippocratiques et assurée à la cosmogonie pythagoricienne. Le tempérament atrabilaire, la bile noire (mélaïna cholé, mélancolie), qui relève de l'influence de Saturne, est depuis le propre des esprits créatifs. "Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la politique, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par les maux dont la bile noire est l’origine ..." L’excès de bile noire (un excédent de nourriture dont la coction n’est pas achevée) est responsable autant de l’excellence dans les domaines cités que de l’apparition d’ulcères ( Héraclès) ou d’accès de folie (Héraclès encore). Et Socrate, Platon, Ajax qui se suicide sur son glaive, Bellerophon, Empédocle qui se jette dans l’Etna. La bile noire façonne le comportement, tout comme le vin, de manière inconstante ; les deux contiennent du vent - du pneuma.

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coction : transformation des humeurs avant leur élimination ; idée de cuisson

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    Selon Aristote, les mélancoliques sont exceptionnels non par maladie, mais par nature. Je promène mon regard sur la fresque de Raphaël une dernière fois : deux personnages plus ou moins avachis, celui de gauche la mâchoire appuyée sur son poing, le regard dans le vide ; celui de droite étalé sur les escaliers. Le premier est Héraclite, le prototype des mélancoliques ; voyez la posture identique de l'ange mélancolique de Dürer, ou celle du docteur Gachet. De nos jours on leur proposerait un normothymique. Le second est Diogène, dans son cas on aurait recours au SAMU social. Pour échapper au simplisme de l'opposition Platon/Aristote, je suggère de convoquer un autre couple philosophique tellement lié que lorsque vous avez l'un l'autre n'est pas loin : je veux parler d'Héraclite et de Démocrite. La fresque de l'École d'Athènes fait exception : Héraclite sans Démocrite, mais celui-ci se cache peut-être dans les personnages en quête d'identité. Aucun ne rit ... Le premier est toujours représenté larmoyant, les mains jointes, pathétique, se lamentant du spectacle du monde. Le second au contraire rit de bon coeur, se moquant ouvertement du désespoir d'Héraclite, plus que des misères humaines directement. Soit un deuxième cube de Necker. Quel est le plus fou, d'Héraclite ou de Démocrite, couple qui définit l'une des oppositions fondamentales de la philosophie occidentale, une pessimiste et une optimiste ; quel est le plus fou, de Platon et de son monde d'apparences, ou de son élève Aristote et de son monde d'expériences ? Lesquels mondes délimiteront l'espace dans lequel se développera la philosophie occidentale, entre réalisme des idées et empirisme ?

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la parenté d’Héraclite de Raphael et de la Mélancolie de Durer, dont l’écriture est suspendue


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toujours en suivant l’histoire de Démocrite, ou plutôt sa légende, au travers de la peinture classique, nous apprenons que ses concitoyens d’Abdère (une ville de Thrace, proche de

Peter Lastman (1583-1633) Hippocrate et Démocrite
Musée des Beaux-Arts de Lille


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    Au lendemain de la renaissance, chez Cervantes comme chez Shakespeare, la mélancolie s'universalise, elle est le propre du genre humain incarné par Don Quichotte ou Hamlet, et pour Burton qui en propose l'anatomie. Le romantisme en particulier Allemand : Hölderlin, Novalis, émergence littéraire et artistique du nationalisme est ainsi ancré dans le génie national, qui n'a guère de sens avant Herder au XVIIIè siècle et qui s'actualisera dans le romantisme allemand, puis dans le mythe de l'âme slave.

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Avec Burton, la mélancolie bascule de la nature à la pathologie : la maladie mélancolique

   L'un des objectifs de cet exposé est de définir les limites de cette problématique : démontrer qu’en fait elle ne concerne qu’une partie des génies et qu’une facette de la folie ; et que son entretien est le fait d'instances chargées du maintien de l’ordre dans le domaine de cette menace permanente qu’est la nouveauté. Ce qui fera transition avec la seconde partie de cette conférence, dévolue aux enjeux de l'analogie folie-génie. Nous allons rencontrer quelques penseurs ou artistes dont la biographie ne laisse aucun doute sur le fait qu'ils étaient à la fois géniaux et fous, en insistant sur la nécessité de se soumettre au diagnostic des psychiatres. Seulement vous allez vite vous rendre compte que cette problématique n'est pas arrivée n'importe où ni n'importe quand.

    Donc je résume cette première partie : la folie a quelque chose en commun avec le génie, oui mais à la condition de ne considérer, parmi les génies, que les artistes, les poètes, et parmi les fous, seulement les mélancoliques.


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nous allons suivre la piste non pas des artistes, des poètes, mais celle du politique et de l’homme de science


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    Le génie du mal
: vous me direz : ont ils du génie ? rappelez vous : nous avons adopté la définition d’aptitudes bonnes ou mauvaises

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    Les violonistes virtuoses ont un traitement particulier : on les accuse de pactiser avec le diable, de tartini (1692-1770) à paganini (1782-1840)

    J'ai rêvé une nuit que j'avais scellé un pacte avec le Diable pour le prix de mon âme. Tout obéissait à ma volonté, mon nouveau serviteur connaissait d'avance tous mes souhaits. Alors me vint l'idée de lui confier mon violon et d'attendre ce qu'il en tirerait. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je l'entendis jouer, avec un art consommé, une sonate d'une beauté telle que je n'aurais pu en imaginer de plus belle. J'étais stupéfait et charmé, le souffle court et je me réveillai. Je saisis alors mon violon et essayai de reproduire cette sonorité extraordinaire. En vain. La pièce que j'ai alors écrite est certainement une des plus belles que j'aie jamais composée ; elle reste cependant bien au-dessous de ce que j'avais entendu en rêve.

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    Vous avez sans doute beaucoup ri en regardant le Docteur Folamour de Stanley Kubrick, ou la Beauté de Diable avec Michel Simon dans le rôle de Méphistophélès ; et éprouvé beaucoup d'émotion en écoutant Faust, ou en lisant le Maître et Marguerite de Boulgakov, qui reprend le mythe. Si vous recherchez des fous célèbres, vous trouverez, beaucoup plus fréquemment que des penseurs ou des artistes, des hommes de pouvoir : que ce soit chez les romains de la décadence, entre Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla, et enfin Héliogabale ; ou chez les médiévaux, le Valois Charles VI le fou, ou en Castille Jeanne la folle, folle en fait de son mari, Philippe le Beau, avec un délire de jalousie extraordinaire, et toujours du côté des Habsbourg, le mélancolique Rodolph II de Prague, et le criminel Don Carlos, le fils de Philippe II d'Espagne et de sa double cousine Marie Manuelle de Portugal, ou le rachitique Charles II d'Espagne, qui resta sans descendance et fut la raison de la guerre de succession d'Espagne en 1701 ; ou du roi George III, de la dynastie de Hanovre, Ludwig II de Bavière, ou de quelques monstres du siècle dernier, européens ou plus exotiques. Freud a écrit sur la pathologie psychiatrique de nos gouvernants. Sans vouloir blesser quiconque Lénine est mort de la syphilis tertiaire, la paralysie générale. Churchill souffrait dit-on de troubles bipolaires. Vous connaissez l'histoire de la dame qui voulait verser de l'arsenic dans son thé ? Bref nous voici finalement avec quelques personnalités sur les bras, mais combien sont géniales,  franchement très peu. Et l'on se retrouve en fait avec une problématique déplacée du couple génie folie au couple pouvoir-folie. Et l'on bascule inévitablement dans la problématique de la perversion : Sade, Sacher Masoch, chez les littéraires ; et à dose plus homéopathiques, Barbey d'Aurevilly, Villiers de Lisle Adam.

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    Admettons que nous ayons repéré dans cette litanie de tyrans quelques uns qui ont fondé une dynastie : en fait ils en apparaissent comme des rejetons dégénérés selon le diagnostic du XIXè siècle. En revanche, si vous vous tournez du côté des génies, artistes ou savants, combien appartiennent-ils à des lignées ? Vous trouverez quelques fils à la hauteur de leurs pères, trois générations de Bach, et voilà tout. Ceci pour en venir à ma rubrique suivante qui concerne ce moment particulier de l'histoire du rapport entre le génie et la folie, au milieu du XIXè siècle, du point de vue précisément de l'hérédité et de l'innéité. Il faut croire que nos pionniers de la psychopathologie n'avaient pas l'esprit mathématique.

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    On peut se demander malgré tout si l’exemple du président Wilson n’est pas particulièrement mal choisi : en effet, il fit interdire le travail des enfants, fixa la journée de travail à 8 heures ; son seul tort était de croire que Dieu l’avait choisi.

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    Reconnaissons pour l’instant qu’un parallèle est suggéré depuis fort longtemps entre génie du mal et folie du pouvoir. Revenons en arrière, au XIXe siècle, dans les années 1830-1840, et en France ; les enjeux : la question du pouvoir héréditaire, dynastique.

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    L’argumentaire anticlérical. Ces batailles idéologiques se déroulent sur plusieurs fronts, pas seulement dans les journaux ou à la chambre des députés : les hommes de science s’en mêlent, et s’affrontent sur des questions générales et des points de détail très sensibles.

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    La première dispute est menée par quelques aliénistes, athées militants, autour du statut des hallucinations : tandis que certains attaquent la religion par le biais des visionnaires et des extatiques, qui deviennent purement et simplement des hallucinés, par exemple chez l'habile Louis Francisque Lélut, inventeur de la médecine rétrospective : il passe au crible la vie de Pythagore, Socrate, Saint Antoine, Mahomet, Jeanne d’Arc, Luther, Ignace de Loyola, Pascal, et publie en 1836 un brûlot, Du démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de l’histoire, et en 1846 L’amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations ; il est contré par Brierre de Boismont qui défend les positions spiritualistes en 1845 : des hallucinations, ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, des rêves, du magnétisme et du somnambulisme, et par Delasiauve (1804-1893) : qui soutient que l'extase et l’hallucination physiologiques existent. La société médico-psychologique en 1855-56 consacre ses débats à deux sujets voisins : les hallucinations ont-elles toujours un caractère pathologique ? L’hallucination est-elle compatible avec la raison ?

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   Seconde dispute, autour de la question de l'hérédité et de son contraire d'alors, l'innéité : il me faut vous parler de Prosper (Jean Aimé) Lucas, dont je n'ai aucun portrait ni photographie, né en 1808, mort en 1885, un aliéniste dont la thèse de doctorat en 1833 s'intitulait : De l'imitation contagieuse, ou de la propagation sympathique des névroses et des monomanies. En 1847 et 1850 parait son volumineux Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle dans les états de santé et de maladie du système nerveux  pour lequel lui est attribué le prix de l'Académie des sciences. Il apparait comme le précurseur des travaux sur l'innéité et l'hérédité physiologique ou morbide de Moreau de Tours, de Bénédict Morel, de Théodule Ribot, de Cesare Lombroso et de Valentin Magnan. Et, sans doute de manière essentielle, Charles Darwin qui le lut en 1856 et s'en inspira. Son influence s'étend jusqu'à Zola.


    Prosper Lucas oppose la Folie au Génie dont il récuse la parenté, en subordonnant la folie à l'Hérédité, qu'il affirme déterminante dans les affections mentales, et le génie à  l'Innéité, conçue comme "ce qui échappe à la tare héréditaire et se montre capable d’inventer de individus neufs". Il n'est alors pas question d'opposer des caractères héréditaires et des caractères acquis : il semble évident lorsqu'on lit tous ces auteurs que les caractères acquis à commencer par la syphilis, l'éthylisme et autres vices soient héréditaires. Lisez Zola, les Rougon Macquart, une souche commune puis d'opposition des branches nobles et des rejetons dégénérés : la "longue hérédité de saoulerie", la "fêlure héréditaire", le "démon du mal héréditaire" marquent ces personnages. Tout le contraire de Balzac, qui peint une société entière dans la Comédie humaine, et où les générations se succèdent sans pérenniser nécessairement les tares ni les vertus. L'innéité revêt alors une signification très différente de ce que nous entendons actuellement par inné, lequel a basculé dans le champ de l'héréditaire après lui avoir été opposé, tandis que l'acquis en était expulsé. Sur mon schéma, la force d’imitation se situe du coté de l’hérédité : l’une des raisons, est que le génie par définition ne s’imite pas.


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    En revanche chez Moreau de Tours, Folie et Génie procèdent tous deux de l'hérédité. Il a beaucoup travaillé sur les hallucinogènes, utilisés très largement par la fine fleur de la littérature que l'on enseigne à vos progénitures, et qui considère le haschisch comme Aristote, le Vin : provoquant excitation et dissociation des idées, la dissociation favorisant de nouvelles associations : d'où les hallucinations, dissolution, désagrégation des idées : « le songe commence là où cesse notre liberté de diriger nos pensées ». Il publie en 1845, Du Haschisch et de l’aliénation mentale ; et en 1855, de l’identité de l’état de rêve et de la folie. Pour Moreau, le génie est une névrose, les conditions organiques de la folie et du génie sont identiques de telle façon que des circonstances accessoires seules expliquent la diversité de leurs effets. Dans la droite ligne de Moreau de Tours, s'inscrit Cesare Lumbroso qui écrit son Uomo di genio en 1864. Charles Richet traduit ce dernier en français et défend les mêmes thèses : le génie, comme la folie, sont des formes de la dégénérescence mentale. Les fous et les génies partagent certaines caractéristiques psychologiques. Les génies plus que les autres sont atteints du délire des persécutions, du délire des grandeurs, du délire religieux. Ils appartiennent à des familles riches en dégénérés et en aliénés. La plupart meurent sans postérité, ou bien encore les enfants qu'ils laissent ne sont pas dans l'équilibre intellectuel et physique normal. Parlant de Pascal, prodigieusement précoce, Charles Richet va jusqu'à suggérer un néologisme, celui de progénéré.

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Hérédité et Innéité

    Alors que l'on ne s'attarde pas trop sur la santé mentale des gens illustres à l'âge classique, la folie du roi Georges est longtemps tolérée, et Rousseau (était-il un génie c'est une autre histoire) ne sera diagnostiqué comme paranoïaque qu'au début de XXè siècle par Sérieux et Capgras, le XIXè siècle est l'occasion d'un débat très virulent sur la question du lien entre la folie et le génie : il faut dire que sont en jeu deux querelles majeures ; l'une est la question de l'anticléricalisme, très virulent en ce demi-siècle qui prépare la sépartion de l'Église et de l'État ; l'autre concerne la part de l'inné et celle de l'hérité ; et non pas l'opposition à laquelle nous sommes acclimatés, de l'inné et de l'acquis, j'insiste sur ce point. Comme il s'agit d'une dichotomie fondamentale dans l'histoire des idées, je vais vous en dire un mot.

    Le plus extraordinaire, pour qui a passé quelques semaines en compagnie de ces autorités, est l'inanité apparente, rétrospectivement, du propos général : quel intérêt y-a-t-il à gloser sur la parenté du fou et du génie, sachant qu'un enfant de sept ans pourvu d'un sens d'analyse minimal comprendre le caractère totalement artificiel de l'observation, même si elle émane d'Aristote ? Quel est l'enjeu de ces discussions savantes, de ces volumineuses publications, de ces travaux menés simultanément dans toute l'Europe ? Se trouvait-on dans l'impossibilité de penser la simultanéité chez certains de la folie et du génie (Van Gogh, Artaud, Holderlin, Nijinski), ou le développement secondaire de la folie (chez Nietzsche pour des raisons claires, chez Nicolas de Staël, comme modèle de la dépression d'épuisement) ? Je pense pouvoir répondre que l'exercice n'est pas que de style, une figure obligée de la pensée à la fin du XIXe siècle, comme l'hystérie par exemple ou la synesthésie : il y a derrière tout ce bavardage une théorie en quête de territoires nouveaux, l'associationnisme. Cette conception de la vie psychique qui fait la part belle à l'involontaire, au hasard des collisions d'idées et d'images que favorisent les agents dissociatifs que sont le vin (Aristote) ou le Haschich (Moreau de Tours). Ce qu'il y a de commun au génie et à la folie, c'est que l'un comme l'autre procèdent par associations d'idées, fécondes chez les uns, absurdes chez les autres. La phrase de Buffon, le génie est une longue patience, est abandonnée pour les fulgurances jaillies sans effort de l'inconscient - le terme inconscient est utilisé par Charles Richet. Sous le génie comme la folie, siège la force associative de la poésie, modus operandi de l'innéité. L'imagination d'un savant peut paraître baroque, bizarre, voire délirante. Une sorte de génération spontanée - autre débat passionné qui oppose Louis Pasteur à Félix-Archimède Pouchet entre 1859 et 1864, mais que je n'ai trouvé cité nulle part dans les textes que j'ai pu étudier. Sans doute parce que l'idéologie à l'oeuvre dans le camp des anti-pastoriens est transposée au niveau du cerveau : si la vie, les microbes, ne peuvent naître du foisonnement des molécules organiques, au moins les idées apparaissent-elles à la conscience comme le produit d'une agitation souterraine aboutissant à de multiples combinaisons. La seule allusion que j'ai pu dénicher au sujet de Pasteur, concerne l'accident vasculaire cérébral dont il a été victime alors qu'il n'avait pas quarante ans, et qui, je cite, au lieu d'éteindre son intelligence, l'aurait certainement surexcitée  ! Rien non plus sur la "folle du logis", l'imagination de Malebranche, que l'on aurait pu remercier, par simple politesse.

    Si vous êtes nominaliste - vous considérerez avec le bon sens populaire que nous sommes tous un peu fous, ou que tous les hommes de génie ont un grain de folie, et qu'il n'y a pas de franche rupture entre l'ordinaire et l'exceptionnel, mais une progression qui ressemble à ce monstre conceptuel qu'est la notion de continuum. Voici une diapositive d'un collègue allemand qui nous fait passer des variations d'humeur de tout un chacun aux manifestations psychiatriques gravissimes d'une psychose bipolaire non traitée. Le même s'est penché sur les phases de la maladie de Robert Schumann pour établir des corrélations entre ses phases maniaques et sa productivité mesurée en abcisse : aucun doute, la dépression n'est pas la condition idéale de la production musicale. Et pourtant, il s'en trouve encore quelques uns pour trouver des vertus à la mélancolie, au prix il est vrai d'un petit changement de concept. Fin du génie, entrée en scène de la créativité.

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    Nous n’avons pas de perception globale de la créativité : tout au plus des approches diverses, développées à l’occasion de pathologies qui n’ont souvent rien de commun.

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    L'incidence de la manie est de 0,8 % dans la population générale, mais de 7 % chez les créateurs éminents. De nombreux artistes comme Balzac, Hugo, Zola, Hemingway, Gorky, Hesse, Ibsen, Strindgerg, Tolstoï, Faulkner, Mary Shelley, Virginia Woolf, Malraux ou Frédéric Dard, Van Gogh, Gauguin, Munch, Schumann, Berlioz,  Bruckner, Rossini, Tchaïkovsky, Charlie Mingus, Charlie Parker, Cole Porter, souffraient d'un trouble bipolaire avéré ou suspecté. Vous avez l'impression qu'il y a un monde fou - en réalité il ne s'agit jamais que d'une sous-population très minoritaire parmi les artistes. Elle est encore bien moindre chez les ingénieurs ou les techniciens inventeurs. Il devient évident alors que d'une part, au sein des variétés de troubles mentaux la palme revient à la mélancolie, et que d'autre part, certaines catégories de génies sont quasiment épargnées.

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    "We have studied the brain and the dopamine D2 receptors, and have shown that the dopamine system of healthy, highly creative people is similar to that found in people with schizophrenia," says associate professor Fredrik Ullén from Karolinska Institutet's Department of Women's and Children's Health, co-author of the study that appears in the journal PLoS ONE. Étude sur 14 personnes !!! Les personnes ayant un haut niveau de créativité présenteraient une densité plus faible de ces récepteurs à la dopamine dans le thalamus, comme certains malades et contrairement aux personnes saines, mais non dotées d'une forte créativité. Cette caractéristique cérébrale pourrait produire un plus grand flot d'informations par le thalamus qui se traduirait chez les personnes hautement créatives par une capacité hors du commun à faire des corrélations inhabituelles et chez les malades à produire des associations bizarres. La créativité est définie ici comme la capacité à produire une œuvre à la fois innovante et qui a du sens, opposée à une production triviale ou bizarre.

Several lines of evidence support that dopaminergic neurotransmission plays a role in creative thought and behavior. Here, we investigated the relationship between creative ability and dopamine D2 receptor expression in healthy individuals, with a focus on regions where aberrations in dopaminergic function have previously been associated with psychotic symptoms and a genetic liability to schizophrenia. Scores on divergent thinking tests (Inventiveness battery, Berliner Intelligenz Struktur Test) were correlated with regional D2 receptor densities, as measured by Positron Emission Tomography, and the radioligands [11C]raclopride and [11C]FLB 457. The results show a negative correlation between divergent thinking scores and D2 density in the thalamus, also when controlling for age and general cognitive ability. Hence, the results demonstrate that the D2 receptor system, and specifically thalamic function, is important for creative performance, and may be one crucial link between creativity and psychopathology. We suggest that decreased D2 receptor densities in the thalamus lower thalamic gating thresholds, thus increasing thalamocortical information flow. In healthy individuals, who do not suffer from the detrimental effects of psychiatric disease, this may increase performance on divergent thinking tests. In combination with the cognitive functions of higher order cortical networks, this could constitute a basis for the generative and selective processes that underlie real life creativity.

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La créativité
 
    Je vais maintenant passer en revue rapidement quelques exemples de génies que vous connaissez bien entendu et dont on aura évoqué le caractère pathologique à l'occasion : parmi les plus connus, Léonard de Vinci. Il ne se trouvera sans doute personne pour contester le génie de ce personnage d'exception : à la fois génie artistique et technique, ingénieur, inventeur, et ai-je lu, probablement mélancolique. Certainement génial, probablement mélancolique. Qui le dit ? Stendhal, dans son Histoire de la peinture en Italie : "[Léonard de Vinci] avait ce coloris mélancolique et tendre" ; George Sand qui écrit à propos de la Joconde : "Vasari ajoute qu’elle était bellissima, et semble nous avouer qu’elle était fort mélancolique de caractère ou fort impatiente de ses mouvements, puisqu’il prétend que Léonard, en faisant son portrait, tenait autour d’elle des chanteurs, des joueurs d’instruments et des bouffons, pour la rendre gaie et lui conserver ce divin sourire qu’après quatre ans d’efforts le maître parvint à saisir." Il y aussi une probable contamination par la mélancolie avérée de Michel Ange. Mais si j'ai malgré tout conservé l'exemple, c'est qu'il illustre un point capital que nous allons maintenant développer de front : la créativité. L'équation semble difficile, démontrant que la mélancolie prédispose à la créativité, surtout si l'on suit la structure simpliste d'une exposition récente consacrée à la Mélancolie en Occident, où  la mélancolie élisabethaine suit l'acédie médiévale, autrement dit la paresse ! Mais la contradiction ne semble pas rebuter le thésard qui s'est attelé  sous la direction du philosophe Yves Hersant au sujet suivant : « La mélancolie créatrice chez Michel-Ange et Shakespeare ».

     Dans la définition même du génie, ce mot que nous utilisons à tort et à travers dans une connotation positive, pour qualifier un inventeur, un artiste, un penseur, voire une idée, une oeuvre, exceptionnels, siège en réalité la notion de ce qui échappe à la volonté du sujet, en fait la précède, la notion d'un héritage bon ou mauvais qu'il nous faut éventuellement endosser. Une influence : si l'on ne croit ni à Dieu ni à Diable, de notre nature, de notre programme génétique. Une détermination. Ce que Prosper Lucas au XIXe siècle appelera l'innéité, par opposition à l'hérédité. Le génie peut se révéler raisonnable ou déraisonnable. Aussi parler du génie et de la folie, nous semblerait d'abord une entorse à la logique : pourrait-on opposer les fleurs et les roses, la musique et l'opéra ? Ou bien, le génie est toujours raisonnable, mais peut mettre la raison au service de la folie. Alors là, nous comprenons mieux que l'on puisse dissocier les deux notions, voire les opposer. Mais un exposé sur le Génie et la Folie serait alors subordonné intégralement à la notion même de Folie, et je n'aurais qu'à suivre Michel Foucault, par exemple, pour vous rappeler que la pensée hérétique lorsqu'elle est l'objet de répression, est désignée comme folle, que ce soit avec Giordano Bruno au tout début du XVIè siècle ou avec les dissidents du temps du rideau de fer.

    Donc l'idée que le génie et la folie sont liés comme deux éventualités que le destin favorise tantôt l'une tantôt l'autre avec possibilité de passage de l'un à l'autre est développée par quelques intellectuels faisant autorité - Aristote en était une, autorité ; l'idéologie est claire : le génie, profère des idées qui bouleversent l'ordre établi : dans le domaine de l'astronomie, ce sont Copernic et Galilée ; dans le domaine des éléments, Descartes puis Lavoisier ; dans le domaine des sciences de la vie, Darwin ; dans le domaine des sciences politiques, Marx ; dans le domaine des sciences de l'esprit, Freud ; dans le domaine des arts, des techniques, ce sont des centaines de noms d'individus qui ont rompu avec l'académisme, qui se sont opposés aux idées reçues. Le fou, profère des énoncés ou affiche des comportements qui détonent avec les us et coutumes de la pensée ou des moeurs. C'est une altération de la raison. Le génie, est pourvu d'une capacité de raisonnement hors norme, le fou, d'une altération de raison. Les deux dépassent les bornes. Les deux sont également insupportables pour le commun des mortels, car il n'est de révolution des idées qui ne blessent certains - les canuts ruinés à Lyon par les métiers de Jacquart, les professeurs de l'académie des Beaux-Arts raillés par les artistes indépendants.

    Fort heureusement les turiféraires sont là pour profiter des miettes du génie. Lorsque vous parlez du génie d'un tel vous vous placez dans son orbe, vous vous abritez à l'ombre du génie. La folie est une menace d'une autre nature : la monstruosité mentale paradoxalement peut ne pas se voir, c'est l'autre qui est en puissance le fou qui nous assaillera sans prévenir ; c'est aussi l'éventualité que nous devenions fous, ou plus probablement de nos jours déments, et avoir fait polytechnique ou l'ENA ne nous préserve pas de la décomposition sournoise de nos facultés.

    Parmi les philosophes plus récents, vous avez les scandaleux, comme La Mettrie, les diagnostiqués de leur vivant comme Rousseau, dont la paranoïa est l'objet d'un travail extraordinaire de Sérieux et Capgras en 1910 : le délire d'interprétation et la folie systématisée. Kant, génial, est probablement mort de ce que l'on nommerait aujourd'hui la maladie d'Alzheimer. Nietzsche, je vais vous raconter un peu de son histoire. En 1889, il a quarante-cinq ans, il est à Turin, il sort d'un café, avise un cheval en train de se faire rosser par son propriétaire. Il pousse un hurlement, se précipite au cou de l'animal,  sanglote, et n'écrira plus une ligne jusqu'à sa mort, en 1900, dans un tableau de paralysie générale syphilitique terminale.

    Donc admettons déjà que le fait d'être reconnu comme un génie

    Je disais tout à l'heure que trop de génie blesse. Le même excès réunit le génie et la folie dans les combles de la pensée. Cependant nos sociétés ont remarquablement intégré la nouveauté - la nouveauté, la coexistence de l'ancien et du nouveau constituent le moteur économique de notre monde ;  toute nouveauté est une antiquité potentielle. Je dirai de plus qu'elles ont remarquablement intégré la folie, en ce sens que d'une part, si vous examinez le panthéon d'artistes, de poètes et d'écrivains qui constitue le programme du baccalauréat de vos enfants, vous y trouverez tout ce que le XIXè siècle a compté d'artistes débauchés, asociaux, syphilitiques, drogués, et j'en passe. Mais surtout, une folie a été intégrée depuis l'antiquité dans l'explication du processus créatif : la mélancolie, qu'elle soit traitée par Dürer, par les anglais, par Edgar Poe ou Emily Dickinson, ou exprimée par les musiciens, Schumann. Le mal de vivre, qui avant de devenir une psychose, la PMD ou bipolaire, alterne avec des phases de créativité intense. Où situer Camille Claudel - dans la PMD ou dans la monomanie amoureuse ?

    La finalité de la problématique me parait moins obscure alors que je parviens à ma conclusion : elle est l'une des formes du contrôle qu'exerce la communauté sur les individus marginaux, la nouveauté étant une sorte de folie potentielle ; il faut maintenir une distance pas trop longue de l'académie à l'asile, comme du capitole à la roche tarpéienne. Il faut que le génie demeure à portée, bridé, car on ne sait trop où ses idées fantasques pourraient le conduire. Un bon génie est un génie mort, un génie fou est acceptable, rattaché à l'humanité ordinaire. Dernière entreprise de contrôle des uns et des autres : la comparaison de cerveaux de personnes créatives et de malades mentaux.


Du rôle essentiel des Hagiographes et des Thuriféraires ( porteurs d'encens )

    Je vous demanderai alors d'accepter cette évidence : le génie et la folie sont des diagnostics émis par des individus à propos d'autres individus, hormis quelque autoproclamés. Qui décide qu'un tel est fou ou génial ou les deux, est une question qui demeurera en filigrane tout au long de mon propos. Le fou et le génie sont des créations, des fictions populaires et je souhaiterais autant m'intéresser à la fabrique du fou ou du génie qu'à la théorie qui traite des deux. Un certain statut est réservé aux fous et aux génies, par les institutions. Un autre, plus ou moins accordé au précédent, est le fait de générateurs que sont les écrivains, le journalistes, les enseignants, qui façonnent l'opinion populaire et fournissent de quoi contrôler fantasmatiquement la nouveauté, insupportable lorsqu'elle est radicale, autant qu'elle est encouragée lorsqu'elle demeure superficielle.

    En fait l'enjeu est l'établissement d'une sorte de comportement normal, moyen, ni fou ni génial, qui définirait l'état de santé mentale dont se réclame sans jamais le définir tous les auteurs que j'ai cité : dans un temps où l'on pouvait voir de ses yeux ou lire chez Zola l'éventail des conduites humaines, dont on ne peut quand même pas prétendre, un siècle et demi plus tard, après le siècle horrible dont j'ai traversé un peu plus que la seconde moitié, qu'elles soient aujourd'hui plus qu'hier réglées par la raison.