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Préhistoire de la démence (Conférences)

 Préhistoire de la démence

De l'avoir au non-être

Marseille le 29.I.2011

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    Symboliquement débutons par le buste d'Homère, aveugle conteur des caprices divins gouvernant les passions humaines, et, en pendant, cette phrase lourde de conséquence d'Emmanuel Lévinas, « Dès lors que l’autre me regarde, j’en suis responsable ». Voir clair n'est pas sans suite fâcheuse. Comment en sommes-nous arrivés là ?

      Il me faut remercier le docteur Bernard Michel, qui nous fait l'honneur de nous inviter mes amis niçois Philippe Barrès, Pierre Bonhomme, et moi-même, à participer à ces prestigieuses journées dont j'ai pris au mot le thème, avant la maladie. Prétendre exposer la préhistoire du concept de démence en une demie-heure serait une entreprise perdue d'avance, et je tenterai seulement de tracer les lignes de force d’une évolution placée à l’intersection de deux domaines, celui du droit et celui de la médecine ; puis à l’intérieur de celle-ci, de repérer un courant fort de l’idéologie. Je limiterai mon examen à une période couvrant vingt-cinq siècles qui partant du droit, y revint, comme si dans l’intervalle la médecine n’avait su donner une consistance suffisante au terme de démence pour lui conférer une autonomie par rapport à la notion plus générale de folie. Quant au sous-titre de mon exposé, de l'avoir au non-être, qui vous paraît peut-être énigmatique, il annonce ma conclusion.


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La (démence), notion juridique :

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    Démence entre parenthèses, dans la mesure où ce terme n'est que l'un des nombreux équivalents, interchangeables, des synonymes de la folie.
 
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 Toute présentation sur l'histoire de la démence comporte quelques passages obligés1,2,3 : l'un des sages d'Athènes, Solon, dont le père avait dilapidé sa fortune par ses largesses, définit un code juridique où l'altération du jugement ou de la volonté d'un individu le prive du droit de disposer comme il l'entend de ses biens, et invalide son testament.

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    Platon, même si Hippocrate a traité des maladies de l'esprit, considère qu'un dérangement mental atténue la responsabilité d'une personne.

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    L'historien Manuel Gagliardi a publié un article il y a douze ans sur le discours de la folie dans la tragédie grecque au Ve siècle : pour résumer sa thèse, examen de la trentaine de tragédies héritées d'Euripide, Sophocle, Eschyle (sur le milliers de pièces qui furent alors produites, selon Jacqueline de Romilly) il distingue un épicentre de la folie tragique, Mycènes où se déroule la tragédie des Atrides (vous voyez ici Oreste sur le point de tuer sa mère sur le corps de l'amant de celle-ci) ; Thèbes est l'épicentre de la malédiction permanente, qui frappera en particulier Antigone et Oedipe ; tandis qu'Athènes est le pôle de la sagesse (si l'on oublie Phèdre).


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    Manuel Gagliardi met en évidence la "structuration géopolitique d'un discours athénocentrique de la folie, posant Athènes en pôle de santé mentale au milieu des démences grecques fortement régionalisées et rejetant, dans les marges du non-droit, la folie des barbares
4.

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    Parallèlement, nous trouvons dans ces tragédies des allusions rebattues au lien de la (démence) et de la sénescence : Euripide (480-406) fait dire à Oedipe dans les Phéniciennes : "« Nous autres, vieillards, nous ne sommes qu’un troupeau, une apparence, nous déambulons comme des images de rêve, nous n’avons plus de bon sens, si intelligents que nous puissions nous croire. »

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    A contrario, Aristote (384-322) dans La Rhétorique, s'il reconnaît que les vieux ont mauvais caractère, remarque qu'ils vivent plus dans le souvenir que dans l'espérance, et par là leur accorde en fait une préservation de la mémoire5. À moins de considérer qu'il ne s'agisse du radotage, le dotage de Hartley.

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    L'on retrouve plus marquée la coexistence de ces thèses opposées dans le monde romain : Horace et Cicéron font de la vieillesse une antinomie de la démence : ce sont les jeunes qui sont fous chez le premier, tandis que l'expérience conduit les vieillards vers la sagesse.

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Cicéron ne dit pas autre chose, alors qu'il écrit De Senectute  à la soixantaine, un an avant son assassinat. Au passage, précisons que dans les Tusculanes, son oeuvre philosophique, Cicéron distingue la furor et l'insania, nous y reviendrons.

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À l'opposé, Juvénal dresse un tableau épouvantable de la vieillesse, les vieillards ne sont même plus capables de réaliser leur état et il en vient à souhaiter à chacun de mourir avant d'en arriver là
6.

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Le lien entre la démence et la sénescence était déjà décrit dans ce poème égyptien du XVème siècle avant notre ère.

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Jusqu'au nouveau testament, où la dépendance est exprimée très poétiquement dans l'Évangile selon Saint Jean

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    Pour conclure cette première partie à la tonalité juridique je vous propose un petit travail pratique, tiré des Controverses de Sénèque le Rhéteur7, le père de Sénèque le Philosophe dont nous connaissons mieux les Quaestiones naturales. Sénèque le Père enseignait la rhétorique, il concoctait des exercices à l'intention de ses élèves, afin qu'ils s'entraînassent à plaider. En voici un exemple : "Un homme déshérita son fils ; le fils s’installa chez une prostituée ; il en eut un fils. Il tomba malade, fit venir son père et lui confia son fils. Après sa mort, le père adopta l’enfant. Le père est accusé de démence par son autre fils." (ab altero [pater] filio accusatur dementiae).

    J'ai enlevé les parenthèses de la démence, et mis accusatur en italiques.

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    La démence était alors un état dont le constat était le fait des juges, pas des médecins, et dont la sanction, pas le traitement, consistait en une interdiction8.

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    Connaissez-vous la première expertise psychiatrique ? Un fameux philosophe atomiste de l'antiquité, Démocrite, vivait à Abdères, sur la côte de l'actuelle Bulgarie, au milieu de ses concitoyens, les abdéritains, lesquels le considéraient comme leur gloire. Mais ils s'aperçurent que Démocrite s'isolait, parlait tout seul, riait tout le temps tout en dépeçant des animaux. Ils ne furent pas longs à s'interroger sur sa santé mentale et se cotisèrent pour lui offrir une consultation. Pas avec n'importe qui : ils firent venir Hippocrate, qui rendit compte par courrier de cette visite : il rencontra Démocrite, l'examina longuement, puis revint vers les abdéritains très inquiets et leur déclara qu'en fait, Démoctrite allait très bien, et que si quelques uns étaient fous, c'étaient bien eux, les abdéritains. Démocrite, ici traité iconographiquement comme Héraclite, ou Saint Jérôme, était obsédé par le siège de l'âme, ou de la raison.

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    Démocrite, ici traité iconographiquement comme Héraclite, ou Saint Jérôme, était obsédé par le siège de l'âme, ou de la raison.

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    Que cherchait Démocrite dans les carcasses des animaux qu'il dépeçait ? La Fontaine, qui avait lu la traduction des textes apocryphes d'Hippocrate relatant sa visite chez les abdéritains, nous livre la solution, dans sa fable consacrée au sujet : celui qu'on disait n'avoir ni raison ni sens, cherchait dans l'homme et dans la bête, quelle siège a la raison, soit le coeur, soit la tête

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Je n'ai pas le temps de parler plus d'Hippocrate. Celse (25BC-50AD), au début de notre ère, distingue trois variétés de (démences) selon leur durée : aiguë, la frénésie des grecs, observée par exemple au cours des fièvres ; intermédiaire, la mélancolie (mélaïna cholé des grecs, atrabile latine) ; prolongée enfin, et distinguée en deux variétés, la première avec  hallucinations (celle qui frappe Ajax ou Oreste) (qui imaginibus faliuntur) ; la seconde avec défaillance mentale (qui mente faliuntur).9

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Galien (129–200 AD) reprend Celse, dresse le catalogue des désordres mentaux, dans lequel apparait la dementia, chronique.

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Cette très fameuse mosaïque du musée d'Antioche nous montre Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des muses, soutenant l'occiput d'un convive lors d'un banquet, afin sans doute d'activer ses souvenirs.

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Je voudrais amener maintenant la question de la localisation des facultés de l'esprit : vous savez que l'on appelle doctrine cellulaire des pères de l'Église, une conception localisationniste des facultés de l'âme dans trois cellules remplies d'air, de pneuma, théorie inaugurée par Némésisus d'Émèse et soutenue par son très célèbre collègue et contemporain, Augustin d'Hippone. Saint Augustin.

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Cette théorie perdurera jusqu'à Vésale, en 1540.



    Faut-il ancrer cette physiologie archaïque dans une anatomie approximative, celle de Galien découpant des cervelles de boeuf ou de singe ? Je suivrais plus volontiers la thèse que développe Charles G. Gross : dans Brain, vision, memory publié en 1999. Prenons la structure d'un temple de Justice : le temps de Salomon ou un autre. On y distingue trois chambres successives : le vestibulum, où sont reçus les plaignants, l'accusé, les pièces d'un procès ; le consistorium, où les jugent évaluent, argumentent, et rendent les sentences ; enfin l'apotheca où celles-ci sont entreposées, consignées. Si nous examinons maintenant une variété de schéma de la doctrine cellulaire, nous établissons une analogie entre les chambres du temple de justice et les cellules : la première reçoit les sensations, la seconde est le siège de la cogitation, estimation et jugement ; la dernière de la mémoire.

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Je voulais non seulement insister sur cette similitude de structure entre l'ordre juridique et l'ordre anatomique, mais aussi vous donner la trame qui permet de suivre l'évolution des conceptions de la démence depuis l'antiquité : très rapidement je rappelerai qu'il existe deux grandes facultés : l'entendement et la volonté. Celle-ci est localisée dans le coeur, la poitrine, c'est elle qui est affectée chez Solon.

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    Examinons quelques notions renouvelant le vocabulaire de la folie à l'âge classique : Richard Cosin (10) définit en 1592 la Léthargie d'une manière qui peut nous paraître moderne : : « la léthargie est l'oubli de toutes choses qu'un homme jusqu'alors connaissait, et de leurs noms ; de sorte qu'il oublie aussi son propre nom, appelle toute chose par un nom erroné, et ayant commencé à parler, oublie ce qu'il a dit, comme ce qu'il voulait dire. Cette altération et cette faiblesse surviennent après un traumatisme, une maladie, ou l'âge ». Nous n'avons aucun portrait de Richard Cosin, qui était doyen de Voûtes, occupant une place très importante dans la hiérarchie de l'église anglicane, du temps d'Elisabeth Ière. Nous savons qu'il assista au mariage de William Shakespeare. L'influença-t-il, je ne le sais, mais Shakespeare a largement traité de la folie, et le roi Lear comporte trois variétés de personnages fous, à commencer par le roi lui-même, qui sombre dans la démence.

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Chez Thomas Adams (11) en 1615 apparait une dynamique : l'atteinte de l'imagination et de l'estimation provoque secondairement l'altération de la mémoire.

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De même chez le néerlandais Steven Blankaart, qui retient l'expression Anoea formée à partir de l'anoia grecque, équivalent de l'amentia latine, abolition de l'imagination et du jugement.

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Thomas Willis (1621-1675) change de cerveau12, exposant en 1664, dans le de Cerebri Anatome, sa « doctrine des nerfs » : la morosis est consécutive à une défaillance progressive de l'intelligence et du jugement : « quelques sujets astucieux et ingénieux deviennent peu à peu ternes, et déments par la simple diminution de l'âge et indépendamment de leur manière de vivre ». 13

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Passons aux Nosographes,

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Passons aux Nosographes, à Boissier de Sauvages qui classe les maladies en s'inspirant du botaniste Linné14 : le concepteur de la maladie comme effort de la nature relate l'observation de ces moutons déments qui refusent de manger et de boire et dont la cervelle est réduite à presque rien, et fait de l'Amentia un synonyme de la Démence, l'Imbécillité, la Bêtise, la Niaiserie.

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La Démence appartient au genre plus large des Vésanies, lesquelles se distinguent des hallucinations, des bizarreries, et des folies anormales15.

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    J'insisterai sur l'écossais William Cullen (1710-1790), l'inventeur des névroses, qui distingue au sein des Vésanies, lésions de notre faculté de juger, d'une part, l'erreur de jugement : le délire, et d'autre part la faiblesse de jugement : la Fatuity. La Fatuity est une altération combinée de la mémoire et du jugement, faiblesse qui ne permet plus de signer des contrats légaux, de faire un testament, de tenir ses propres affaires, d’être employé dans un service public, d’être responsable sur le plan criminel. Encore une fois, est soulignée l'incapacité du dément à jouir de ses biens.

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    Lethargy, Anoea, Morosis, Amentia, Fatuity, tentent d'échapper au vocabulaire ordinaire de la folie. Mais au XVIIIe siècle, et particulièrement en France, d'autres enjeux entrent en ligne de compte, qui font que le juridique l'emporte sur le médical.

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La démence, retour au juridique

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    Dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, l'article Démence, paru en 1754, comporte deux entrées : l'une médicale, l'autre juridique. La partie médicale est rédigée par un médecin obscur, qui curieusement distingue la démence de la Fatuity, et de manière plus convenue du délire. En résumé, il semble que la démence soit assimilée à l'arriération mentale, à la future Idiotie : "Les signes qui caractérisent cette maladie se montrent aisément : ceux qui en sont affligés sont d’une si grande bêtise, qu’ils ne comprennent rien à ce qu’on leur dit, ils ne se souviennent de rien ; ils n’ont aucun jugement"16. De manière attendue, l'entrée juridique rédigée par un avocat rappelle l'interdiction nécessaire des déments et la nomination d'un curateur pour administrer leurs biens17.

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Le Dictionnaire de Trévoux, organe des Jésuites, dit la même chose18.



Ce tableau de Hogarth nous montre la déchéance d'un malheureux, fer au pied, qui terminera ses jours dans l'équivalent londonien des Petites Maisons ( Bedlam?). Il faut rappeler qu'en ce temps-là, lorsque le plus souvent à la demande de la famille, on déférait un dément devant un juge, on faisait plus de cas du témoignage des proches, des voisins, du prêtre, que de celui du médecin. Mais il faudrait beaucoup plus de temps pour déchiffrer ce qui se joue à l'intérieur même des pages de l'Encyclopédie, entre les articles Démence, Aliénation, et Folie.

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Un juriste italien, Cesare Beccaria, publie dei deliti et delle pene, un ouvrage critique des pratiques judiciaires, qui recommande l'adoucissement des peines, et l'abolition de la torture et de la peine de mort.

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Je vous livre cette citation qui met en parallèle le juridique et le médical : "J'étais plein de la lecture du petit livre Des Délits et des Peines, qui est en morale ce que sont en médecine le peu de remèdes dont nos maux pourraient être soulagés". Elle est de l'auteur anonyme du commentaire sur le livre des délits et des peines, paru en 1766. Derrière l'avocat de province se cache... Voltaire.



    Pour les spécialistes des fondements historiques de la responsabilité pénale, à la fin du XVIIIe siècle, on ne juge plus désormais les fautes et les faits, mais les individus et les agents.

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Les mentalités évoluent : si l'on suit les synthèses des historiens de la responsabilité19,20, jusqu'à l'âge classique, on aurait jugé des faits, des fautes ; à partir du XIXe siècle, on jugera des individus, des agents. La responsabilité humaine est d'abord atténuée par la faiblesse de sa raison autant que par le poids du péché originel21. À dater des Lumières, de la nouvelle anthropologie construite en particulier par Beccaria et par Kant (22), l'homme devient maître de sa raison et de sa volonté. Un beau jour de 1795, le docteur Philippe Pinel délivre les aliénés à la Salpêtrière (23).

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Pinel traduisit les Institutions de Médecine pratique de William Cullen. On y peut lire la traduction de Fatuity : démence, faiblesse ou imperfection du jugement, opposée au délire, jugement erroné.


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Cependant, les définitions que donne ultérieurement Pinel diffèrent sensiblement, distinguant la démence de la vieillesse tout en les comparant : « une débilité générale frappe les fonctions intellectuelles et affectives comme dans la vieillesse, et forme ce qu’on appelle démence » ; pour la première fois, l'atteinte des fonctions affectives est mentionnée. Puis la description devient plus prédise, franchement phénoménologique, tentant d'isoler l'essence de la démence : « succession rapide, ou plutôt alternative non interrompue d’idées isolées et d’émotions légères et disparates, mouvements désordonnés et actes successifs, d’extravagance, oubli complet de tout état antérieur, abolition de la faculté d’apercevoir les objets par les impressions faites sur les sens, oblitération du jugement, activité continuelle sans but et sans dessein, et sorte d’existence automatique. » Idées, émotions, mouvements : nous croirions entendre les divisions fonctionnelles du noyau subthalamique décrites par l'avant-garde de nos contemporains ! Une véritable révolution conceptuelle vient d'avoir lieu, nous avons alors changé d'orbite, abandonnant soixante ans avant Taine le vieux système des catégories de l'entendement, ce qui m'a fait profondément réfléchir, j'y reviendrai.

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Le Code Napoléon (1808) inspiré en fait par Cambacérès et que l'on dit révolutionnaire, s'il énumère trois variétés d'altération de l'esprit reconduit l'interdiction du Code de Solon :  « Le majeur qui est dans un état habituel d’imbécillité, de démence ou de fureur, doit être interdit ; même lorsque cet état présente des intervalles lucides ».

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Cambacérès lui-même semble directement inspiré par un juriste italien, fondateur de la médecine légale, Paolo Zacchias, auteur des quaestiones medico-legales, dans lesquelles il définit la démence comme la privation partielle ou totale de la raison - l'attribut qui nous distingue des animaux. Il reprend les opérateurs de Galien à la lettre : diminution, dépravation et déperdition ; ce qui donne, dans sa proto-nosographie : pour la diminution de la raison, l'imbécillité et ses équivalents ; pour la dépravation de la raison, le délire et ses équivalents ; pour la déperdition de la raison, la folie ou insanie, entendu comme la démence. Imbécillité, délire, démence : héritage de l'encyclopédie pour l'imbécillité, des Tusculanes de Cicéron pour le délire et la démence.

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Certains au décours de la révolution entendent poursuivre l'esprit des Lumières mais ne sont pas franchement d'accord avec les positions de Bonaparte : ce sont les Idéologues, et parmi eux, Pierre Jean Georges Cabanis (1757–1808) qui écrit : "J’oserai ajouter que, par l’effet des institutions sages qui constituent une véritable république, la démence et tous les désordres de l’esprit, doivent également devenir plus rares".24 Et un peu plus loin : l'homme ignorera toutes les altérations de l'esprit, que produisent directement les désordres d'un mauvais état social. Autrement dit, pour changer de mental, il faut changer de social.

Sous la République, si l’on peut naître idiot, il n’y a pas lieu de devenir dément ni fou. Cela rappelera certains discours à ceux de ma génération.

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Conclusion provisoire

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Il est temps de conclure de manière provisoire en ce sens que l'histoire continue au delà de la chute de cet exposé : nous avons vu comment Cicéron, Celse, ou William Cullen, maintiennent une opposition à l'intérieur de la folie, entre la fureur et l'insania, entre délire et amentia. Entre altération globale de toutes les facultés de l'entendement, et le seul affaiblissement intellectuel.

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Alors que nous assistons au XVIIIe siècle aux prémisses d'un nouveau code civil qui annule les oppositions entre ces distinctions, il est une forme de droit elle aussi héritière du droit romain qui maintient l'opposition entre Furor et Dementia : le droit Canon, le droit de l'Église.

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Où nous trouvons cité Isidore de Séville - savez vous qu'il est le Saint patron du Web - qui reprenant Celse opposait amentem et dementem, après un très curieux passage consacré à la rage.

Je résumerai ainsi ce parcours hâtif des prolégomènes de la démence :

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Je résumerai ainsi ce parcours hâtif des prolégomènes de la démence :

- dans une société sans (aliéniste), ni neurologue, ni psychiatre, la démence ne peut être considérée comme une maladie mentale
-  mais se définit comme déviance par rapport à un contexte essentiellement social si l’on pense comme Durkheim, ou Foucault
-  si l’on s’en tient au niveau structural : elle ne peut apparaître que comme limite où la loi ne peut plus s’appliquer
- peu importe sa singularité, en tant que processus morbide, au sein de la nosographie
- Cicéron, Celse, Isidore de Séville, ont opposé, au sein même de la folie,  la démence, faiblesse de l’esprit, à la furor qui s’empare de toutes les facultés
-  Une forme du droit a entretenu la distinction furor/dementia : le droit canon ;
- l’idéologie pré-révolutionnaire et post-révolutionnaire a tenté d’occulter cette distinction au profit d’une conception de la démence réintégrée dans le cadre plus général de la folie globablement éradicable (Cabanis) voire susceptible d’un traitement moral (Pinel et Esquirol)
- Avec Pinel l’aliénation devient maladie globale de l’esprit, touchant non seulement l’entendement (du sentiment à la mémoire en passant par le jugement), mais encore l’émotion, et le mouvement
- Ce qui met à plat les efforts des nosographes, qui ont tenté à la manière de Linné d’échafauder une classification des maladies mentales fondée sur une théorie des facultés de l’esprit désuète, et des critères d’organisation forgeant les catégories obligatoires de la nosographie
- et privilégie une approche descriptive à la manière de Buffon, des espèces de la maladie mentale : ce seront par exemple les monomanies

    Mais revenons au point fort de notre exposé :

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Nous disposions d'un compromis entre les catégories de l'entendement logées gracieusement dans les cellules des pères de l'Église puis dans les cerveaux plus évolués de Willis par exemple. Pinel remplace les vieilles catégories  par de nouvelles. En règle générale, lorsque l'on est nourri de Bachelard et de Canguilhem, on sait que ces modifications epistémologiques ne se passent pas de manière isolée : il faut rechercher les effets collatéraux.



Deux théories sont alors la mode : l'une vient de surgir, la Phrénologie ; qui soutient que les caractères moraux et intellectuels modifient l'anatomie du crâne, générant les bosses qui permettent au phrénologue de définir vos capacités ; l'autre est vieille comme le monde romain, la physiognomonie que l'on pratiquait sur le forum, et que l'on a entretenu à la renaissance avec Della Porta, et au XVIIIe siècle avec Lavater. Selon la physionomie, les caractères moraux déterminent les traits du visage.




Là réside la modification souterraine, sacrifice nécessaire à l'établissement de la nouvelle théorie : c'en est fini d'une anatomie localisationniste, désormais ce sont les caractères moraux et intellectuels qui détermineront la morphologie du crâne, ce seront les troubles mentaux de l'aliénation qui provoqueront les modifications des traits du visage, ici peints par Géricault alors qu'il était soigné par le docteur Georget, élève de Pinel et d'Esquirol.



Enfin, le véritable enjeu est le fondement du traitement moral de l'aliénation, qui suppose la réversibilité de l'atteinte consécutive au désordre des passions. La thèse d'Esquirol est consacrée aux Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale (1805). Esquirol et ses disciples s'opposeront à Bayle, génial descripteur de la paralysie générale, selon qui les lésions des membranes du cerveau (sic) déterminent les différents stades de cette affection. Tandis que les partisans du traitement moral soutiendront qu'au contraire, ce sont les désordres provoqués par l'aliénation qui sont la cause des lésions observées par Bayle.
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D'un code à l'autre, de Solon à Cambacérès, rien n'a vraiment changé : un dément se voit privé du droit de jouir de ce qu'il possède.

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Et lorsqu'Etienne Esquirol (1772-1840) installe la démence délivrée de ses chaînes sur un fauteuil de contention, l'air interdit, il utilise pour la définir une métaphore ancrée dans le rapport d’un individu à ses biens : « L'homme en démence est privé des biens dont il jouissait autrefois. C'est un riche devenu pauvre ; l'idiot a toujours été dans l'infortune et la misère ».

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D'où le sous-titre de mon exposé : de l'avoir au non-être. Il n'y a pas de retour du père prodigue dans nos traditions, Solon y a veillé.



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Si l'envie vous prend de connaître la suite, le conflit qui opposera le malheureux Bayle aux aliénistes suiveurs d'Esquirol, vous pourrez toujours consulter le texte de la conférence que j'ai tenue sur le sujet il y a quelques mois, et qui est publiée sur le site Neuroland.fr.24. Je vous remercie de votre attention.

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1 la notion d'interdiction médicinale est paradoxalement présente dans le droit canon ; elle figure dans la catégorie des censures aux côtés de l'excommunication, de l'anathème, et de la suspense. 
2 Ambroise Tardieu : Démence, 1838 illustration pour Des Maladies Mentales considerées sous le rapport medical, hygiénique et médico-légal par Etienne Esquirol (1772-1840)
3 Juvénal, classiquement cité dans les traités de gériatrie dresse une longue litanie des avanies de la vieillesse mais rien sur l’affaiblissement de l’esprit ; au contraire, le vieillard de Juvénal a toute la lucidité nécessaire à comprendre l’horreur de son état ; si bien qu’il en vient très raisonnablement à souhaiter à chacun de mourir avant d’en arriver là.
4 de même Saint Jean décrit-il très bien la perte d'autonomie de la vieillesse mais ne l'assimile pas à une altération des facultés intellectuelles « Quand tu étais jeune tu mettais ta ceinture et tu allais où tu voulais. Mais, quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra ta ceinture et il te mènera là où tu ne veux pas aller »
5   Boissier de Sauvages (1706-1767) Nosologia methodica sistens morborum classes, genera et species, juxta Sydenhami mentem et Botanicorum ordinem, Amsterdam : Frères De Tournes, 1763,  5 volume : on trouve chez cet auteur la notion remarquable de maladie comme « effort de la nature»
6 Richard Cosin (-1596) Dean of the Arches, Canterbury : Lethargie is a notable forgetfulnes of all things almost, that heretofore a man hath knowen, or of their names: so that such one often times forgetteth also his owne name, calleth any thing by a wrong name, and beginning to speake, forgetteth what he had saide afore, and what hee meant to say after. This distemperature and weakenes commeth by some blowe, sickenes, or age. (1592)
7 For in the first place stupidity (as we but now observed) is sometimes original or born with one and so it is either hereditary as when fools beget fools...or stupidity being born with one is as it were accidental... Secondly there are more evident causes ...some at first crafty and ingenious become by degrees dull, and at length foolish by the mere declining of age without any great errors in living...thirdly sometimes great strokes or bruising of the head specially such as happen from a fall from high place...fourthly, frequent drunkness and surfeiting... almost by the same reason the frequent use of opiates very much troubles the sharpness of the mind...fifthly violent and sudden passions as in the first place an unexpected and very great affright or terror or vehement sadness...sixthly it is observed that some men have contracted also foolishness by reasons of cruel diseases of the head. This frequently happens in a great and long epilepsy...further I have taken notice in many that stupidity has accompanied the palsie or has gone before it to wit, the same matter which brings a resolution or loosning (sic), being in the streaked body, being heaped up in the callous, causes often if not an apoplexy or carus, a foolishness... as to what respects the cure of this disease, stupidity, whether innate or acquired (if it be not plainly madness or stolidity, uncapable of learning) though it may not be cured, yet is often wont to be amended. Wherefore it must be the work of both a physician and a teacher
8 Toutefois la démence des Jésuites sera continue ou par intervalles : « La démence emporte incapacité pour le mariage, si elle prive pour toujours de la raison ; mais non, si elle a des intervalles, pendant lesquels la personne est capable des actions civiles. Cet homme est en démence, il le faut enfermer : cela se dit même d’un homme emporté, et que la passion trouble. Le Magistrat est le Tuteur des pères tombés en démence. On donne à ceux qui sont en démence des Curateurs qui veillent à la conservation de leur bien. » Dictionnaire de Trévoux, (1743-1752)
9 A. Laingui, La Responsabilité pénale dans l'ancien droit. XVI e-XVIII e siècle, L.G.D.J., Paris, 1970. Tome 2, Chapitre 1 : la démence et les états voisins de la démence
10 D. Bouley, C. Massoubre, C. Serre, F. Lang, L. Chazot and J. Pelle Les fondements historiques de la responsabilité pénale Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, Volume 160, Issues 5-6, July-August 2002, Pages 396-405
11 Bien que Saint Augustin ait pu affirmer que « la conscience d’avoir une volonté propre est à l’origine du péché » !
12 Immanuel Kant, Essai sur les maladies de la tête. Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Garnier Flammarion, 1990.
13 Sénèque le Rhéteur, Controverses et suasoires, texte et traduction par H. Bornecque, 2 vol., Paris, Garnier, s.d.
14 German E Berrios The history of Mental Symptoms
15 German E Berrios  Dementia during the seventeenth and eighteenth centuries: a conceptual history Psychological Medicine (1987), 17: 829-837
16 Michel Foucault Histoire de la folie ; cet ouvrage devrait faire l'objet d'une contrelecture, tant y manque cette ombre de la folie qu'est la démence, jusqu'au dernier chapitre où la démence de Nietzsche est disqualifiée en folie - dans le même mouvement de subordination à la thèse d'un livre, ici qui développe la déraison contre la démence, ailleurs qui conduisait Sartre à nier l'épilepsie de Flaubert.
17 L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, article Démence
18 « Les aliénés, loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état pénible nécessite tous les égards dus à l’humanité souffrante »
19 Benoit Kullmann Un fantôme dans le tableau clinique in L'esprit Faux Tome III : L'esprit de l'escalier sous presse ; conférence donnée à Nîmes le Juin 2010.
20 L’histoire de la démence nous montre, entre autres marqueurs épistémologiques, que si l’ontologie a été l’obsession des philosophes au point d’envahir ce qui demeurait vivace de leur discipline aux côtés de la logique avant l'ère de la déconstruction, l'homo economicus signalé dément n'échappe à l'inexistence que par son encombrante insistance dès lors que cesse sa voracité. Autrement dit, en devenant lui-même l'objet d'un marchandage autour de sa dépossession.