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Variations sur le thème de l'âme slave : le pathétique (Conférences)

Variations sur le thème de l'âme slave : le Pathétique

Festival Musica Classica
Santa Reparata di Balagna,
le 10 août 2011


Mesdames, Messieurs, Chers amis

    Permettez-moi en préambule de remercier chaleureusement le professeur Vincentelli et mon collègue et ami Hervé Guinot du grand honneur qu'ils me font. Cela fait cinq jours que j'assiste à ce troisième festival de musique de Santa Reparata et je ne regrette qu'une chose, qu'il doive s'interrompre jusqu'à sa renaissance l'année prochaine. Ce soir, vous écouterez le récital de madame Brigitte Engerer accompagnée de Philippe Bride au Violon et de l'ensemble instrumental de France qui vous interpréteront la sérénade opus 48 de Tchaïkovsky, la sonate "le printemps" op. 24 de Beethoven, et le concerto pour piano K.246 "Lützow"de Mozart.

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    Le titre de l'exposé annonce que nous allons parler de l'âme slave, et plus particulièrement d'une notion esthétique, le pathétique. Cette notion d'âme slave me tarabuste depuis longtemps. Il y a quelques années, j'avais choisi de parler de Moussorgsky à propos du même thème. Comme ce soir nous allons entendre du Tchaïkowski, j'ai profité de l'occasion pour revisiter la question. Le rapport à l'âme slave de ces deux musiciens diffère sensiblement. Voici leurs portraits.

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 Modeste Moussorgski est né en 1839, il est mort en 1881, il venait tout juste d'atteindre ses quarante-deux ans. Voyez comme il est débraillé, dans sa méchante robe de chambre, le cheveu en bataille, la barbe hirsute, obèse, bouffi, les yeux injectés : un alcoolique en mauvaise posture, qui mourra une semaine après avoir posé pour le célèbre portraitiste Ilya Riépine, pour lequel ont posé toutes les personnalités du monde artistique russe de la seconde moitié du XIXe siècle. Voici Riépine, jeune. Si vous allez à Moscou, n'oubliez pas, après le musée Pouchkine, de visiter la galerie Tretiakov où sont exposées nombre de ses oeuvres.

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    Tchaïkowski a une toute autre allure. Il est né en 1840, un an après Moussorgsky. Le cheveu est net, la barbichette bien taillée, le costume élégant. Lorsque vous réalisez que ce tableau a été peint en 1893, l'année de sa mort, et que vous calculez mentalement son âge, 53 ans, vous vous dîtes que ce n'est pas possible, que Koutnezov était certainement un mauvais peintre. Il n'en est rien, et vous verrez les photos de Tchaïkoski à la fin de sa vie : il fait encore plus vieux.

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    Dans ma première partie, je souhaiterais parler de la mise en forme de cette notion qu'est l'âme slave, en partant du point de vue français, ou, vous le verrez, franco-belge, et en évitant de me référer à cette période qui mériterait une conférence à elle seule, celle des relations franco-russes au XVIIIe siècle.

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Commençons par l'incontournable Jules Michelet : né en 1798, il se proclame fils de la révolution et élabore le corpus d'idées reçues qui formera le socle de l'enseignement de l'histoire française dans les écoles de la troisième république. On l'adule, ou on le déteste. Certains diront qu'il ne fait pas de l'Histoire, mais de la littérature de propagande. Le texte qu'il consacre à la Pologne et à la Russie résume sa méthode, qui est de ne pas en avoir. La Pologne, victime au siècle précédent d'une partition en trois actes, est le pays martyr, la Russie le bourreau. Je cite deux extraits parmi cent : "les russes distingués que je connais, généreux, spirituels, ne sont pas russes, ils sont français. Ils n'ont rien de commun avec la décadence et la mort morale de cette population". Un autre extrait : "en trois siècles, les plus brillants du monde, où l'invention a tout au moins doublé le patrimoine scientifique du genre humain, seule, la Russie n'a rien donné. Elle est restée muette dans ce grand concert des nations". Vous imaginez la réception de ces idées en Russie.

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 Voici une carte caricaturale de l'Europe datée de 1870, le zouave français s'apprête à se défendre contre la Prusse mais ignore encore qu'il va recevoir une raclée ; regardez la Russie, cet ogre aux dents acérées qui lorgne férocement sur ses voisins.

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    D'une toute autre inspiration est l'oeuvre d'Adolfe de Custine, un personnage singulier : il est riche à millions, aristocrate, vit avec un autre homme, ce qui lui vaut d'être copieusement rossé à l'occasion. Un jour il décide de partir en Russie. Il en revient après avoir beaucoup observé, et pas seulement chez ses semblables aristocrates et millionaires. Sur la musique russe, il écrit qu'elle est remarquable par la tristesse des accords, par la recherche de la composition et par la verve de l'ensemble de l'exécution. En bref, les russes adorent jouer de la musique, mais il jouent une musique triste. Plus loin il insiste sur le rôle fédérateur de la musique : où la parole ne servirait qu'à séparer les hommes, ils chantent pour s'entendre.

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    On a dit que Custine fut à la Russie ce que Toqueville fut aux futurs États-Unis d'Amérique : les lettres de Russie du premier paraissent en 1839, les deux tomes de la Démocratie en Amérique sont publiés en 1835 et 1840. Toqueville conclue par ces pages prophétiques : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. » Suivent une série d'oppositions caractérisant par-delà l'analogie la différence du monde russe et du nouveau monde. Je reviendrai sur ces commentaires en fin d'exposé.

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    Voici le premier musicien russe, au sens de compositeur de musique russe, que l'on ait entendu à Paris : Mikhaïl Glinka (1804-1857), qui connait son premier émoi musical en 1814, lorsqu'il écoute le quatuor avec clarinette de Crussel, un compositeur et clarinettiste finlandais. Bouleversé, il délaisse ses études, et losque l'on s'inquiète, il déclare : que voulez-vous, la musique c'est mon âme. Il se dit au comble du ravissement lorsqu'il  écoute les airs russes joués par un orchestre prêté par son oncle lors des dîners et des bals organisés par son père à leur domicile. Il rencontre Pouchkine dès 1819. Il est formé à la musique étrangère, voyage, parle six langues, a comme professeur John Field, élève de Clementi, et raconte à sa femme comme il était décomposé après avoir écouté la 7ème symphonie de Beethoven. Au cours de ses voyages lui vient l'idée obsédante de créer un opéra russe, enraciné dans les chants traditionnels populaires - il existe bien des opéras en russe, mais ils ont été crées par les musiciens italiens qui se sont succédés à la cour de Catherine II. Son premier opéra crée en 1836 s'intitule : une vie pour le tsar.

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 Le héros en est Yvan Soussanine, un paysan russe capturé par les troupes polonaises et sommé de révéler où se cache le tsar Michel Ier, le fondateur de la dynastie des Romanov. Soussanine entraîne les polonais dans le grand Nord, tout le monde meurt de froid et lui-même est trucidé lorsque les polonais réalisent qu'il les a bernés.

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    Glinka n'hésitera pas à affirmer : "c'est le peuple qui crée la musique, et nous sommes des arrangeurs à son service". C'était un grand hypocondriaque, et comme tous les hypocondriaques, il mourra d'une vraie maladie, âgé seulement de cinquante-trois ans.



    En chemin, il aura recontré en 1833 Alexandre Sergueievitch Dargomyjski, né en 1813, lui aussi pénêtré des chants traditionnels du folklore russe, et auteur de deux opéras inspirés de Pouchkine : Rusalka composé entre 1845 et 1855 et Le convive de marbre achevé par Rimski-Korsakov.



    Vous devinez déjà l'importance de Pouchkine : c'est à lui que l'on doit l'affirmation du tempérament musical du peuple russe, et lui est attribuée - à moins que ce ne soit à Lermontov - la phrase célèbre : depuis le dernier des cochers et jusqu’au premier des poètes, nos chants sont mélancoliques…Cette revendication d'une musique russe autonome, ancrée dans la référence à Pouchkine fondateur de la littérature russe, est relayée par des intellectuels qui jouent le rôle de critiques et mettent en contact des personnalités du monde de la littérature, de la musique, de la peinture.



Essentiel sera le rôle de Vladimir Stassov (1824-1906), portraituré par Ilya Répine ; il faut mentionner encore le prince Vladimir Odoevsky (1803-1869) aristocrate et mélomane.




Ilya Répine met en scène ici Glinka, à droite, Odoevsky, au fond, et à gauche, le fondateur du groupe des cinq, qui représente la deuxième vague de la musique russe : Balakirev.


    Mili Balakirev réunit quatre compositeurs, fils spirituels de Glinka, pour former ce que l'on nommera la Могучая кучка, la poignée puissante, parce qu'ils sont unis comme les cinq doigts de la main : les voici autour de leur mécène Belge, la comtesse de Mercy-Argenteau, qui organise en 1885 à Liège un concert consacré à leur musique. Un triomphe. Mili Balakirev est le fondateur du groupe, l'ingénieur César Cui en est le théoricien, je vous épargne le manifeste indigent du groupe, le chimiste Alexandre Borodine, fils naturel d’un prince caucasien, est l'auteur du Prince Igor, et vous connaissez bien sûr l'officier de marine Nicolaï Rimsky Korsakoff, et enfin Modeste Moussorgsky, qui est mort depuis quatre ans lorsque le concert est organisé.



    Cinq ans plus tard, la comtesse de Mercy-Argenteau est peinte par Ilya Repine, alanguie sur un divan à Saint Petersbourg. La pauvre est atteinte d'un cancer, elle mourra quelques mois plus tard, à cinquante-trois ans.

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    Sur place, le groupe des cinq compte des mécènes, en particulier la famille Purgold, dont les filles Nadejda et Alexandra sont respectivement pianiste et chanteuse. Voici leurs portraits quelques années après cette soirée de Noël : je vous laisse deviner laquelle fut épousée par Rimsky Korsakov. Voici une caricature du groupe : Balikirev en ours, Cui en renard, Borodine relativement épargné, Moussorgski en coq, Rimsky Korsakov en crabe en pinçant pour Nadejda et Alexandra. Soufflant dans la trompette de la renommée et martelant son tambour, le critique Stassov tente de faire connaître ses protégés.

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Moussorgsky est sans doute le plus extrême dans l'affirmation de son nationalisme musical : sa correspondance témoigne d'une xénophobie parfois surprenante, en particulier à l'égard des tchèques. Il est l'auteur du prototype des opéras russe, Boris Godounov. Après sa mort, autour du plus jeune membre du groupe des cinq, Rimsky Korsakoff, une musique russe d'une nouvelle génération s'affirme, moins fermée à la musique européenne : citons les membres du cercle de Mitrofan Belyayev, mécène mélomane héritier d'un richissime marchand de bois, Anatoly Lyadov né en 1855 et Alexandre Glazunov né en 1865.


    Il doit vous tarder d'entendre parler de Piotr Illitch Tchaïkowski : voici deux photographies, d'un adolescent et d'un vieillard, dont l'expression est fondamentalement la même : profondément triste, déprimée est un euphémisme. Tchaïkowski est né dans une famille pas franchement amusante, sa mère meurt du choléra lorsqu'il a quatorze ans. Il apprend le chant, le piano, la flüte, l'orgue. Son frère Modeste jouera un rôle important dans sa vie, il sera librettiste et auteur dramatique. Piotr Tchaïkowski obtient un diplôme de droit en 1859, il commence ses études supérieures de musique auprès de Nicolai Zaramba en 1861, et d'Anton Rubinstein en 1863. Ses maîtres ne sont pas complaisants et accueillent fraîchement ses premières oeuvres, en particulier sa première symphonie en 1868.  

    Un mot des frères Rubinstein : Anton à droite, le cadet Nicolaï à gauche. Le premier est compositeur, directeur du conservatoire de Saint Petersbourg, le second sera nommé directeur du conservatoire de Moscou et engagera Tchaïkowski comme professeur de composition en 1866. Les frères Rubinstein cristallisent aux yeux du groupe des cinq et de leur cercle l'intrusion culturelle étrangère. L'aversion de Dargomyjski, de Balakirev, de Moussorgsky est affichée. Anton écrit avec finesse : « Les russes me qualifient d'allemand, les allemands de russe, les juifs de chrétien et les chrétiens de juif. Les pianistes me considèrent comme un compositeur, les compositeurs comme un pianiste, les classiques comme un moderne, les modernes comme un réactionnaire. Ma conclusion est que je ne suis qu'un pitoyable individu ». Voici quelques portraits d'Anton Rubinstein, qui fut joué de son vivant à Paris mais qui n'est redécouvert que depuis peu.

    Autant Moussorgsky est fermé sur lui-même, autant Tchaïkowsky ne renie aucune influence : des liens d'amitié l'unissent à Balakirev, à Nicolaï Rubinstein, et à de nombreux musiciens étrangers rencontrés lors de ses non moins nombreux voyages. Il connaît le succès dès 1880, bénéficie entre 1876 et 1890 d'une rente très confortable versée par Nadejda von Meck, relayée par une pension versée par le tsar Alexandre III qui l'admire beaucoup et il peut voyager sans souci : celui qui se dit russe jusqu'au bout des ongles, n'a de cesse de quitter la maison d'Anton Rubinstein qui l'accueille ; en 1878 il est en Suisse : il y découvre la Symphonie espagnole d’Edouard Lalo ;  en 1880 il rencontre Brahms, et le tchèque Dvorak ;  il voyage à Paris, en Italie, en 1891 il connaît un triomphe au Carnegie Hall à New-York ; début 1893 il est  à Berlin, y rencontre Grieg, part pour Leipzig, puis à Paris. En réalité, il n'est bien nulle part, à l'étranger il n'aspire qu'à rentrer dans sa russie natale : au cours d'un séjour en suisse il écrit : « Au cœur d'une nature grandiose, tout en étant sous le charme comme n'importe quel touriste, je brûle cependant de retrouver la Russie. Lorsque je revois les vastes étendues, les prairies et les forêts du pays natal, j'en ai le cœur brisé ». Bref, comme vous le voyez sur ces photographies prises l'année de sa mort, alors qu'il n'a que cinquante-trois ans mais semble un vieillard larmoyant, Tchaïkowski promène son mal-à-l'aise où qu'il aille, et si l'on croit son biographe Claus Mann, le fils du prix Nobel Thomas Mann, ce sentiment d'inconfort était contagieux. Ce en dépit d'un succès remarquable, de son vivant.

    Voici en conclusion de cette première partie un récapitulatif de ce qui semble résumer l'âme russe en ce qu'elle a de musical, au dix-neuvième siècle : trois générations de musiciens, dont le père spirituel est Glinka ; les frères Rubinstein, objets de toutes les avanies ; les cinq membres de la Могучая кучка ; Tchaïkowski, qui certes est lié d'amitié avec Balakirev et Rimsky-Korsakov, mais trace seul son chemin ; les membres du cercle Belyayev, Liadov et Glazunov ; puis la nouvelle génération des Skriabine, Rachmaninov, Prokofiev, Stravinsky... Tous ou presque doivent quelque chose au géant de la littérature qu'est Pouchkine. Voici un tableau d'Ilya Répine et Yvan Aïvazovsky, les Adieux de Pouchkine à la mer, daté de 1877, soit quarante années après sa mort.

    On y voit un ciel gris, tourmenté, des flots qui assaillent des rochers : le poète salue la nature inspiratrice dans sa démesure, une dernière fois. Ce n'est pas seulement l'illustration d'un poème1. Pouchkine a très inconsidérément épousé une très belle femme, courtisée entre autres par l'empereur Nicolas Ier lui-même et par un français, d'Anthès. Les rumeurs blessent l'orgueil et l'honneur de Pouchkine, un duel est décidé. Ce duel mis en scène par Ilya Répine est une illustration d'Eugène Ionéguine, drame écrit par Pouchkine et mis en musique par Tchaïkowski en 1877. Comme Lanski tué par Onéguine, Pouchkine reçoit la balle tirée par d'Anthès dans l'abdomen et meurt après deux jours d'agonie dans son appartement - près du musée de l'Ermitage. Vous comprenez la charge émotionnelle particulière de ce tableau. Que je ne puis me retenir de rapprocher de cette autre oeuvre très connue : le voyageur au dessus des nuages, peint en 1818 par Caspar David Friedrich. Un promeneur solitaire est parvenu au bord d'un précipice, il domine les nuages, s'il fait un pas de plus il tombe. Ce n'est pas un beau spectacle - un beau spectacle attire, est aimable ; mais c'est un spectacle sublime, mot clé du romantisme : le sublime vous laisse pantois, il vous sidère. Un pas de plus et vous êtes mort. La nuance entre les deux oeuvres ? Dans la seconde, c'est : un jour de plus et il sera mort. Ce qui définit une variété du sublime, que l'on appelle le pathétique. Un autre exemple, qui nous transporte du registre pictural au musical : encore une oeuvre de Caspar David Friedrich, imaginez après un orage nocturne effrayant, la survenue d'un arc-en-ciel lunaire, variété météorologique rarissime, avec ce petit personnage écrasé par la nature grandiose : c'est sublime. Remplaçons l'arc lunaire par les étoiles, évoquons le chant d'un homme qui à l'aube sera fusillé : e lucevan le stelle ; la plainte de Cavadarossi, qui s'achève sur un : je meurs désespéré et je n'ai jamais autant aimé la vie, est pathétique.

    Me voici de plein pied dans la seconde partie de mon exposé : la mise en forme d'une idée, le pathétique.


    Prenons l'exemple de Tchaïkowski. L'année 1892, il perd sa soeur Alexandra, s'entiche de son neveu Vladimir Davydov, détruit des projets de nouvelle symphonie. Et puis, début 1893, l'inspiration revient : il écrit à son neveu : « Au cours de mes voyages, j’ai eu l’idée d’une autre symphonie, une symphonie à programme cette fois-ci, mais dont le programme restera secret pour tout le monde. Qu’on le devine » (Lettre du 11 février 1893). Curieux projet. Dans une autre lettre il précise : « Ce programme est profondément empreint de sentiments subjectifs, et maintes fois (…), en la composant mentalement, j’ai beaucoup pleuré ». De ce sentimentalisme extrême, nous retrouvons le témoignage dans ses biographies. Cette symphonie à programme est achevée dans sa résidence de Klin au mois d'aout 1893. Elle est créée, avec un succès moyen, le 16 Octobre. Il faut lui trouver un titre : Modeste propose d'abord la Symphonie Tragique, intitulé rejeté par son frère ; au dernier moment, lorsque l'on s'apprête à envoyer le manuscrit à l'éditeur de partitions, Modeste jette, en un clin d'oeil, l'adjectif pathétique, accepté sur le champ. Le 23 Octobre, neuf jours après la création, Tchaïkowski meurt emporté comme sa mère par le choléra. Il aurait délibérément bu l'eau contaminée de la Néva.

    Voici un extrait du premier mouvement dirigé par Karajan. Retenez le bien pour la suite. Glinka qui fut ébloui par la clarinette de Crussell a écrit deux orchestrations du Trio Pathétique en Ré mineur : l'une pour violon, violoncelle et piano ; la seconde pour clarinette, basson et piano ; il existe aussi une version pour clarinette, clarinette basse et piano. Voici un court extrait. Quelques mesures maintenant d'une étude patetico de Scriabine. Je voudrais vous faire entendre un plus large extrait de la sonate pathétique de Beethoven mais le temps me manque. Et les deux premiers accords du concerto pour deux pianos de Listz, concerto pathétique : ça vous rappelle quelque chose ?

    Est-il sérieusement possible de dégager un point commun entre ces diverses oeuvres ? Pourquoi ne pas appeler pathétiques certaines compositions de Schubert, Schumann, Brahms, Mahler et tant d'autres ? Pour un dictionnaire standard, le pathétique est une catégorie esthétique qui appartient originellement à l'art dramatique. Elle définit la situation d'un personnage écrasé par le destin qui exprime sa souffrance par une plainte. Je vous propose de remonter dans le temps, d'environ vingt-cinq siècles : nous voici avec Platon et Aristote. Aristote vient d'écrire son traité de rhétorique, il en explique les grands principes à son Maître Platon : dans l'art de persuader, il distingue trois instances : tout d'abord, le logos, c'est à dire le message, l'information, ce qui est échangé entre deux interlocuteurs. Ensuite l'ethos, qui désigne l'autorité de celui qui parle : convient-il qu'un neurologue parle de musique, qu'un ministre s'exprime à propos de tout et de n'importe quoi, qu'un habitué du café du commerce refasse l'histoire du monde. Le pathos, c'est ce que je voudrais mettre en mouvement chez vous, émouvoir, toucher, à partir de ce qu'en tant qu'orateur je considère chez l'auditeur : je suppose que vous qui êtes ici vous possédez une culture musicale, mais pas forcément la connaissance des nerfs crâniens. Sauf quelques uns que je connais et dont je sais qu'ils connaissent l'anatomie du système nerveux.  Compte tenu de ce que je sais, je vais utiliser des procédés pour parvenir à vous émouvoir, c'est le terme d'usage, vous passionner en est un autre qui a changé d'acception. Ces trois concepts, le logos - le message -, l'ethos - l'autorité du locuteur, sa compétence vécue par l'auditoire - et le pathos - ce que le locuteur tente de toucher chez l'auditeur à partir de ce qu'il suppose de lui, forment ce que l'on appelle le triangle rhétorique.

    Transposons cela dans la musique : le message, ce sont ces notes, que vous pouvez lire si vous êtes instruits sur une partition, ou si vous êtes dyslexiques profonds pour la musique, que vous pouvez écouter, actualisé par les musiciens. Cette mélodie, cette harmonie, le timbre. Et les tensions et les résolutions prévues par le compositeur. Cet ensemble virtuel de sons est actualisé par l'interprète. Vous savez que vous entendrez tout à l'heure madame Brigitte Engerer, la  prestigieuse pianiste : vous lui accorderez une attention à la mesure de son talent, tandis que si je vous jouais la lettre à Élise vous me jetteriez des tomates. Cà c'est pour l'ethos. En ce qui concerne le pathos : les accords, les harmonies, suscitent l'apparition de frissons, de tensions intérieures qui se résolvent, de reconnaissances de motifs et de variations autour d'un motif. Vous allez entrer en résonnance, vibrer à l'unisson de la musique - vivre une expérience individuelle dont vous savez que d'autres la partage et une fois le morceau achevé vous demanderez à vos voisins : alors, comment as-tu trouvé cela ? Sous entendu : as-tu vibré comme moi ?

    Pendant très longtemps on a soutenu que la musique était un langage divin ; Kant la considérait comme la langue des émotions ; et à la question : existe-t-il une rhétorique musicale - des figures, des combinaisons de notes comparables aux figures de rhétorique du langage, beaucoup ont répondu par l'affirmative. Je prendrai l'exemple de deux théoriciens de la musique du début du XVIIe siècle - approximativement trente ans avant que Descartes ne conçoive le Traité des passions : Joachim Burmeister (1566-1629) et Joachim Thuringus (1624) qui évoquent tous deux une figure de rhétorique exclusivement musicale : la pathopoeia. Poien, c'est faire en grec ; pathein, c'est souffrir, endurer. Une figure qui fait endurer. Chez Burmeister, c'est une figure qui parvient à évoquer les passions par l’intervention de demi-tons étrangers, entendu étrangers à la modalité. Pour Thuringus, c'est une expression de la douleur, de la joie, de la crainte, du rire, de la terreur, de l’ébranlement. Voici un exemple concret de pathopoeia, tirée d'une oeuvre de Jean-Sebastien Bach composée un siècle plus tard : les six dernières mesures du choral Ô Mensch, bewein dein Sünde gross BWV 622. À la fin de la cinquième mesure vous entendrez cette curieuse note, inattendue, trompant notre anticipation.

    Retournons à la littérature. En 1674, Nicolas Boileau, le législateur du Parnasse, traduit le traité du sublime de Longin. Il s'avère que ce n'est pas Longin l'auteur, on le nommera le pseudo-longin, qui écrivit au premier siècle peri hypsous. Que nous dit-il que nous ne sachions déjà ? Le sublime ne persuade pas, il ravit, il transporte, il produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise. Le sublime est composé : de lui-même, forme d’élévation de l’esprit ; du pathétique : enthousiasme, véhémence naturelle qui touche et qui émeut ; enfin, de figures stylistiques. L'influence de ce texte est considérable : en France, sur le chevalier de Joncourt, auteur de l'article pathétique de l'Encyclopédie ; et sur le promoteur de celle-ci, Denis Diderot ; en Angleterre, sur Edmund Burke ; en Allemagne, sur Emmanuel Kant, et après lui, sur Schiller.

    Edmund Burke publie la Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful en 1757. La terreur est le principe fondamental du sublime : qui repose sur l'émotion violente, la stupéfaction, la sidération, la fascination. La passion provoquée par le grand et le sublime dans la nature est l’Étonnement - la première passion selon Descartes. L’Étonnement est cet état de l’âme, dans lequel tous ses mouvements sont suspendus avec un certain degré d’horreur. L’esprit est entièrement rempli par son objet. Burke fonde cette opposition sur celle, physiologique, du plaisir et de la douleur : la beauté dérive du plaisir ( par un relâchement des fibres ), le sublime dérive de la douleur ( par une tension des fibres ). De ce fait, beauté et sublime sont inconciliables. Cette notion sera illustrée par Caspar Henri Friedrich, par Turner, par les peintres du nouveau monde. Voyez cette vue assez naïve des chutes du Niagara par Thomas Chambers en 1835, de l'Hudson River School, et ce petit personnage au premier plan écrasé par l'awful grandeur, la grandeur effrayante, de la nature sauvage.

    Pour le Chevalier de Jaucourt, rédacteur de l'Encyclopédie2, le pathétique est cet enthousiasme, cette véhémence naturelle, cette peinture forte qui émeut, qui touche, qui agite le coeur de l’homme. Tout ce qui transporte l’auditeur hors de soi-même, tout ce qui captive son entendement, et subjugue sa volonté, voilà le pathétique. C'est à peu de chose près ce que nous ont appris Boileau et Burke. Un peintre français connaîtra un destin philosophique particulier : il s'agit de Greuze. Une mine éplorée, un regard plafonnand, une conjonctive humide, vous pouvez être certain qu'il s'agit d'un Greuze. La dernière, nous la retrouvons dans cette oeuvre édifiante : le retour de l'enfant prodigue. Le père mourant maudit son fils, la progéniture éplorée se lamente, et pour finir, la mère lance au fils revenu estropié : regardes ce que tu as fait à ton père. Un philosophe est allé jusqu'à dire qu'il avait trouvé là son peintre : le chantre de la peinture morale, n'est autre que Diderot. Il faut que je vous en raconte une à son propos : saviez-vous que pour doter sa fille, il avait vendu sa bibilothèque à Catherine II de Russie, en viager ? Bonne fille, l'impératrice lui aurait même réglé cinquante annuités d'un coup. Heureusement, le XVIIIe siècle comporte quelques autres personnes de qualité, certes moins adulées par les auteurs de programmes scolaires, mais où l'on peut déceler de la finesse : ainsi l'ami de Voltaire, Marmontel, distingue-t-il le pathétique direct à l'oeuvre chez Greuze et devant lequel s'extasie Diderot, du pathétique réflechi ou indirect qui ne provoque pas l'émotion par simple imitation, contagion sensible. La musique est de cet ordre.

    Immanuel Kant traite du sublime pour la première fois en 1764 dans Les observations sur le sentiment du beau et du sublime puis dans la Critique de la faculté de juger. Le beau est mesurable : il est fondé sur la bonne proportion des parties : la symétrie d'un tableau, l'harmonie d'une oeuvre musicale. Tandis que le sublime n’est pas mesurable : la démesure, la violence, s'expriment dans le mouvement baroque que connaît Kant, et se manifesteront dans le romantisme qui lui succédera.

    Pour Schiller, il existe deux variétés de sublime, dont le pathétique. En 1793 il écrit une dissertation inachevée, dans laquelle il oppose notre nature sensible, concernée par la souffrance, et notre nature spirituelle, concernée par notre liberté morale : le sublime pathétique est engendré par la représentation d’une souffrance étrangère, accompagnée d’émotion et de la conscience de notre liberté morale intérieure. Je vous propose afin d'illustrer cette notion de revenir à la mort de Pouchkine : tout en ignorant rien de la souffrance physique à laquelle il s'exposera lors du duel, Pouchkine domine son instinct de conservation et affirme sa liberté morale en décidant de ne pas se dérober à ses engagements.

    Et il m'est venu alors une idée, dans la foulée de ce que remarquait Toqueville : cette opposition entre une Amérique confrontée à la nature et une Russie confrontée à des hommes. Le sublime allemand, concept romantique s'il en fut, lui-même très impliqué dans le développement du nationalisme germanique, se serait différencié en deux variétés : l'American sublime, c'est ainsi que l'on désigne les mouvements picturaux nord-américains du XIXe siècle, dont l'Hudson River School à laquelle appartient Asher Durand, l'auteur de Kindred Spirits : les esprits frères, fraternité consécutive à la communion émotionnelle éprouvée dans la confrontation au même sublime d'une nature sauvage : là aussi, on est au bord de l'abîme ; ou cette autre version des chutes du Niagara, de Louisa David Minot, facturée en 1818, avec ces petits personnages à la Freidrich confrontés aux forces de la nature. Et de l'autre côté, le pathétique russe, les adieux de Pouchkine à la mer, le naufrage de la neuvième vague d'Yvan Aivasovsky (1817-1900)  peinte en 1850, ou encore, toujours de Répine,  Yvan le terrible et son fils, qu'il vient de tuer.

    Comme pour démontrer l'inanité de cette hypothèse, je vais vous projeter un extrait d'un film remarquable, un film de science fiction de Richard Fleishner intitulé Soylent green, sorti en 1973. Le vieux monsieur qui s'est allongé confortablement pour boire son bouillon de onze heures, servi par des gens charmants, a décidé de mourir d'une manière assistée dans une société qui a détruit purement et simplement la nature. La musique, vous l'avez reconnue, est la symphonie pathétique de Tchaïkowski ; arrive Charlton Heston, qui voudrait assister aux derniers moments de son vieil ami : nous aussi d'ailleurs. Et voici qu'apparaissent des vues du monde paradisiaque, tel qu'il était avant sa destruction : la musique qui arrache maintenant des larmes à Charlton Heston - il n'en croit pas ses yeux - est la symphonie pastorale de Beethoven. Il n'y a pas de souffrance physique - la potion est faite pour cela ; mais une intense souffrance morale, chez ce vieillard qui revoit ce qu'il a connu et qui n'existe plus, et chez Charlton Heston qui découvre ce qu'on lui a raconté sans qu'il y ait vraiment cru. Ce pathétique là, indirect, réfléchi, est celui de Marmontel.

    Si nous utilisons de nos jours le terme pathétique : la signification n'est plus floue, mais s'est dénaturée ; la connotation en sera péjorative, insultante. Il est pathétique, cet homme qui parvenu au sommet s'effondre en quelques heures parce qu'il n'a pas su contrôler ses pulsions ; elle est pathétique, cette chanteuse ivre qui en dépit de son talent monte sur scène en titubant et ne retrouve pas les paroles de ses chansons, offrant un spectacle lamentable. L'expression c'est pathétique commente un naufrage, quelque chose qui avait bien commencé et se termine très mal : il y a une part éthique - le héros déchu est responsable de sa déchéance, et non le fatum, le simple destin. C'est ce qui justifie la punition - la roche tarpéienne après le capitole, le bûcher des vanités après l'ivresse de la réussite sociale. Le pathétique rime plus ou moins bien avec le pitoyable, le lamentable, le ridicule, le dérisoire, le scandaleux.

    La conception Schillérienne du pathétique, qui met l'accent sur la notion de liberté, et sur le spectacle de la souffrance, a fait long feu. Du coup il est des situations que nous  avons du mal à définir. Surtout ne pensez pas que je vous montre cet extrait d'un mariage princier dans un esprit de dérision. C'est tout le contraire. Nous sommes dans une toute petite chapelle, passage obligé d'un mariage religieux à Monaco. Il y a les deux chanteuses, la mère et la fille, un pianiste, un guitariste qui ne joue pas, quelques handicapés attestant la présence de la souffrance dans ce très petit espace, enfin les ecclésiastiques. Et voici que la princesse - je vous assure que de profil, on dirait un Pérugin - qui vient d'entendre une messe de Mozart sans broncher devant huit mille personnes, laisse s'échapper une larme. On entend des applaudissements. Est-il question de liberté ici ? Au contraire : le mariage, c'est le renoncement à la liberté. La musique agit ici comme une sorte de détonateur, qui modifie le seuil de contrôle de l'émotion, déjà abaissé par la présence des malades. Ici, c'est un cantique tout simple, dont les premières mesures ont inspiré à l'évidence la chanson populaire c'est un beau roman. Au delà du premier phénomène, qui est la manifestation de l'émotion jusqu'alors contenue, surgit un second évènement, la salve d'applaudissement : car huit mille personnes assistent sur un écran géant à l'intimité de cette minuscule chapelle. Et ce qui est applaudi, n'est pas le fait de pleurer en soi, mais la reconnaissance d'une expérience commune, d'une rencontre avec un sentiment physique, les larmes, le frisson, la chair de poule, ces preuves au sens phénoménologique du sentiment physique, corporel d'exister, d'être là, d'être encore là. Fût-ce dans la souffrance, ou dans la conviction de la précarité de cette existence. Je vous remercie de votre attention.



Notes

1 L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes : aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le bloc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat. Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde »

2 Il compose une comédie au titre hermétique à celui qui ne connaît pas les sous-entendus, la Tzigane Moldave ou le malheur vient des belles-mères. Est-ce le souvenir de son infortune conjugale qui le conduit à s'écrier : " par les liens légitimes du mariage, je voudrais unir le chant populaire russe et la bonne vieille fugue d'Occident !".

3 Tchaïkowsky écrira en 1888 : "il y a beaucoup d'oeuvres symphoniques russes écrites et l'on peut dire qu'il existe une véritable école symphonique russe. Eh bien, toute cette école tient dans la Kamarinskaïa (1848) comme le futur chène est contenu dans le gland!."

4 I.La nouvelle école veut que la musique dramatique ait une valeur propre de musique absolue, indépendamment du texte. Un des traits caractéristiques de la nouvelle école est de fuir la banalité et la vulgarité.
La musique vocale, au théâtre, doit correspondre exactement au texte chanté.
Les formes de la musique d’opéra ne dépendent nullement des moules traditionnels établis par la routine. Elles doivent naître librement de la situation dramatique et des exigences particulières du texte.
IV. Il est nécessaire de traduire musicalement avec le maximum de relief le caractère et le type des divers personnages, de ne point commettre d’anachronismes dans les œuvres historiques, de restituer fidèlement la couleur locale.

5 Adieu donc, ô Mer
Mais je n’oublierai
Jamais ta majesté ni tes spendeurs
Et longtemps, longtemps, en moi j’entendrai
Ton lourd bruissement aux heures du soir

6 On dit que le pathos regne dans un discours quand il renferme plusieurs de ces tours véhémens qui échauffent & qui entraînent l’auditeur comme malgré lui. On emploie aussi quelquefois ce mot au lieu de force ou énergie. Article Pathos, Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

7 L'adjectif pathétique vient du grec pathos, qui signifie « passion, souffrance ». Les mouvements ou les passions, nous précisait-on dans l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert, que l'orateur excite ou se propose d'exciter dans l'âme de ses auditeurs. C'est même un peu plus compliqué que cela : la racine patho- vient de paschkein, recevoir une impression ou une sensation, subir, endurer, être châtié. Pathos renvoie à l'expérience subie, au malheur, à l'émotion de l'âme. Le Pathétique, c'est ce qui émeut fortement : chez Marmontel, le pathétique direct est l'expression de cette émotion, le pathétique réflechi cherche à provoquer chez l'auditoire cette émotion sans se servir des signes de cette émotion. En musique, à partir de 1703, le pathétique désignera un genre qui tend à peindre (remarquez la métaphore picturale) les grandes passions, en particulier la douleur et la tristesse. Le registre pathétique désignera en littérature comme ailleurs, tout ce qui est suseptible de provoquer chez le récepteur du message, un poème, un tableau, un  composition musicale, une émotion violente, une souffrance morale, capable d'arracher des larmes, au delà de déclencher ce signal physique de l'émotion que sont les frissons.

8 Le pathétique ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'il semble que l'orateur ne le recherche pas, mais que c'est l'occasion qui le fait naître”. [Boileau, Réflexions critiques sur Longin]
9 A. C. comte de Shaftesbury, Inquiry on Virtue and merit, 1699
10 Hutcheson F., An Enquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue, 1725
11 J. J. Wickelmann, Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst, 1755.
12 G. E. Lessing, Laocoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, 1766. Virgile, Énéide, II, 203-317.13

Il y a pour ainsi dire, cinq sources principales du sublime: mais ces cinq sources présupposent, comme pour fondement commun, une faculté de bien parler ; sans quoi tout le reste n'est rien.
Cela pose, la première & la plus considérable est une certaine élévation d’esprit qui nous fait penser heureusement les choses : comme nous l’avons déjà montré dans nos commentaires sur Xénophon.
La seconde consiste dans le pathétique: j'entends par pathétique, cet enthousiasme, & cette véhémence naturelle qui touche & qui émeut. Au reste à l'égard de ces deux premières, elles doivent presque tout à la nature, & il faut qu'elles naissent en nous: au lieu que les autres dépendent de l'art en partie.
La troisième n'est autre chose, que les figures tournées d’une certaine manière. Or les figures sont de deux fortes les figures de pensée, & les figures de diction.
Nous mettons pour la quatrième, la noblesse de l’expression, qui a deux parties, le choix des mots, & la diction élégante