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Variations sur le thème de l'âme slave : la musique russe (Conférences)

Variations sur le thème de l'âme slave : la musique russe

Supplément au festival Musica Classica,
Santa Reparata di Balagna,
le 10 août 2011


En préambule, il faut que je vous avertisse : je m'intéresse aussi à la manière dont les peintres regardent les musiciens. Vous verrez dans les minutes qui suivent beaucoup de portraits de musiciens, ou de tentatives de mise en scène de l'effet produit par la musique. Il me semble que la grande difficulté que la peinture éprouve à représenter la musique figure la difficulté plus grande encore que le langage entretient avec la musique. Et pourtant nous ne cessons de produire un bavardage autour de la musique. Dans quelle mesure est-il pertinent ?

    Prenons un exemple : voici deux tableaux, réalisés à deux ans d'intervalle, en 1881 et 1883. L'un s'intitule la Musique russe ; l'autre en écoutant du Schumann. Qui pense que le tableau de gauche représente la Musique russe ? Qui penche pour le tableau de droite ? Qui ne peut se prononcer ? Vous connaissez les peintres belges James Ensor et Fernand Khnopff, deux artistes majeurs de la fin du XIXe siècle, le premier expressionniste, le second symboliste. Ils se rencontrent à l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, et participent à la fondation du groupe des XX. Tout va pour le mieux jusqu'en 1886. Que s'est-il passé pour qu'ils se brouillent ? James Ensor a composé en 1881 un tableau exposé aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, intitulé la Musique russe. Une femme joue du piano, à l'arrière plan ; un peu en avant, un homme l'écoute, les yeux ouverts, il semble regarder par la fenêtre, peut-être ses mouvements oculaires génèrent-ils une rêverie - à moins qu'il ne tende l'oreille vers la musicienne. Quoiqu'il en soit, cette musique est l'occasion  d'une modification de l'éveil de l'auditeur. Deux ans plus tard, en 1883, Fernand Khnopff produit En écoutant du Schumann : cette fois-ci le piano est à peine visible, on devine la main droite du pianiste. L'auditrice, de profil, est franchement au premier plan, mais son regard est caché par sa main droite, elle tourne le dos au piano. On peut dire qu'elle se protège du monde visuel, qu'elle se concentre sur la musique, désincarnée. Vous avez d'un côté une version russe, vue par un expressionniste, de l'autre une version allemande, vue par un symboliste. En 1886, James Ensor accuse Fernand Khnopff d’avoir plagié sa Musique russe. Autant dire que n'importe quelle oeuvre comportant un piano et un auditeur serait l'objet d'une telle accusation. Quoi qu'il en soit, on peut imaginer que Ensor ait traité de la musique allemande, Khnopff de la musique russe.