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Lost in temptations (Conférences)

Lost in Temptations

À la recherche des Tentations
perdues de Saint Antoine


Amsterdam, le 22.X.2011

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    Permettez moi de remercier le laboratoire Teva d'organiser cette réunion d'Agirsep, à laquelle je suis à la fois très honoré et heureux de participer. Une fois de plus, je dois d'être ici à la confiance de Charles Gury, que je remercie tout particulièrement, d'autant plus que sa commande est l'occasion pour moi de revisiter un chantier déjà engagé il y a plus de quatre ans, et qu'a subi Pierre Labauge, consacré aux rapports d'un écrivain archiconnu, Gustave Flaubert, et d'un philosophe que l'histoire a franchement oublié, Hippolyte Taine.



    Lost in temptations : il y a plusieurs raisons à ce titre. La première est une constatation : confrontés à une oeuvre telle qu'une Tentation de Saint Antoine, nous sommes dans l'impossibilité d'interpréter ce que le peintre a voulu représenter. En fait nous supposons une intention chez le peintre, comme nous supposons que l'on ne gravait pas des hyéroglyphes par hasard. Seulement il nous manque la clef.





    Des Tentations de Saint Antoine, il en existe des centaines ; c'est un sujet qui a été traité dans les pays de Nord plus qu'ailleurs, essentiellement à la fin du quinzième et au seizième siècles, témoignant de ce que nous appellerions peut-être un peu vite d'une imagination débridée ; puis le thème s'est banalisé et a perdu de sa puissance imaginative au dix-septième siècle, enfin il est devenu désuet, et s'il a été repris par quelques très grands noms de la peinture, je pense à Lovis Corinth, à Cézanne, à Max Ernt, à Dali, ce serait, en introduisant à nouveau un doute, à titre de vestige, de citation.



    J'achève mon préambule sur un constat : la peinture, jusqu'à la renaissance et parfois bien après, est une mise en image d'un texte. Peut être certains d'entre vous se rappellent -ils l'ombre au tableau : elle appararaît au cours du XVe siècle, à l'occasion de l'illustration d'un texte particulier où l'ombre tient un rôle explicite. Il en va de même ici : la vie de Saint Antoine est décrite par Saint Anastase, et reprise par Jacques de Voragine dans la légende dorée ; puis lors de la création au XIe siècle de l'ordre des Antonins. La base de la représentation de Saint Antoine est fondée sur un corpus étroit de textes, influencé considérablement par d'autres thèmes qui tournent tous au XVe et au XVIe siècles autour de la lutte du bien et du mal, de l'église et des hérésies : l'incarnation du mal revêt les multiples formes des démons que je vous montre ici s'attaquant à Saint Antoine. Une autre thématique majeure est celle de la folie, et de la maison des fous, qui est dans les pays du Nord en cette période trouble un frêle esquif, la nef des fous ; voyez ce personnage qui porte une harpe impossible, et dont le crâne sert de support à un nid d'oiseaux - une expression des pays du Nord équivalente de notre araignée dans le plafond. Toutes ces images illustrent un texte très répandu alors, das Narrenschiff.













    La première oeuvre que je vous commente est l'une des dernières Tentations de l'époque florissante, celle de Joos van Craesbeeck (c. 1605/06– c. 1660) élève d’Adrian Brouwer. Pourquoi l'avoir choisie ? Saint Antoine n'est plus le sujet principal du tableau : certes le saint homme est repérable sur la droite, avec un A brodé sur son vêtement qui dit déjà la perte du sens - vous comprendrez plus tard - accompagné de sa truie à laquelle on manque de respect, ce que l'on ne se serait jamais permis de faire pendant les deux siècles précédents ; et d'un grouillement de personnages chimériques, montés à l'envers, dont vous reconnaissez les sources boschiennes.











    Le gros poisson est un invité habitué de Brueghel. Mais l'essentiel de l'attention du spectateur est captée par cette tête énorme, celle de Craesbeeck lui-même, qui supporte tout l'équilibre de l'oeuvre. Parce qu'elle est la première version qui ouvre littéralement la tête de l'artiste occupant l'essentiel de l'espace du tableau. Le crâne entre autres personnages contient un peintre et son modèle : un atelier intra-crânien, qui place la créativité du côté du lobe frontal sans la moindre intention localisationniste, ni l'ombre d'une considération anticipée pour les théories de Bruce Miller. Sur la tête est niché un couple de coucous. Une façon de dire : ce personnage est cinglé. Que penser alors de ce qu'il met en scène ? Une nuée d'oiseaux volète à l'arrière plan. On sait que Platon comparait les souvenirs à des oiseaux prisonniers d'une volière. Autrefois on n'ouvrait pas la tête des artistes, mais on faisait comprendre que certains personnages travaillaient du chapeau : voici deux monstres réduits à une tête munie de quatre membres, dont le couvre-chef est un chapiteau.



    Nous constatons une floraison de représentations, dont nous supposons qu'elles ont un sens. Je vous propose de nous laisser guider par un écrivain des plus célèbres du XIXe siècle, Gustave Flaubert, fasciné par le thème de la tentation de Saint Antoine au point d'en écrire trois versions. Déjà adolescent, et quarante ans avant Rimbaud (une saison en enfer date de 1873), il est fasciné par l'enfer. En 1835, âgé de 14 ans, il écrit Voyage en enfer, deux ans plus tard en 1837, Rêve d'enfer, et l'année suivante, La Danse des morts, puis en 1839 un texte mystérieux intitulé Smarh, ébauche de la tentation de Saint Antoine. Vous savez certainement qu'en outre, il était épileptique, nonobstant le diagnostic partisan de Jean-Paul Sartre, convaincu qu'il s'agissait d'une névrose : des crises si l'on suit les autorités des professeurs Gastaud et Jallon occipitales, avec des hallucinations visuelles, et généralisation secondaire. On lui suppose une malformation vasculaire occipitale, ou une atrophie lobaire. Les premières crises surviennent alors qu'il a 23 ans. Il effectue un voyage en Italie l'année suivante. 





    Cette mauvaise reproduction est censée vous donner une idée du choc intellectuel et esthétique que fut pour Gustave Flaubert la rencontre de cette Tentation de Saint Antoine attribuée alors à Pierre Brueghel l'ancien au Palazzo Balbi de Gènes. En fait cette oeuvre, un petit format, a été désattribuée : elle n'est pas de Brueghel mais de l'un de ses suiveurs. Il faut s'imaginer les conditions d'éclairage d'un tel tableau, en 1845, et l'imprécision de la description de Flaubert en témoigne quelle que fut sa fascination. Son compte-rendu succinct mais instructif s'achève sur le constat suivant, que nous pourrions partager : Ce tableau paraît d'abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d'autres ; il a effacé pour moi toute la galerie où il est, je ne me souviens déjà plus du reste1.





    Reprenons depuis le début : Au fond, des deux côtés, sur chacune des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagne. Ce ne sont pas deux mais trois têtes que nous repérons.





    Ces têtes démesurées, nous les retrouvons chez Bosch, chez ses suiveurs et chez ceux de Brueghel : Jan Mandyn, Cock, Massis... Le genre assure la prospérité de ces peintres qui effectuent plusieurs versions de leurs tentations. Ici une tête monstrueuse d'une tentation de Brueghel l'ancien. Regardez à présent ce moulin dans cette illustration de la gloutonerie, l'un des sept péchés capitaux : il dévore les sacs de blé que lui apporte le meunier.



    Voici l'une de ces têtes d'une des treize versions que Bosch a effectuées sur le thème de Saint Antoine, ici en prière devant une pomme, un Tau et non pas un A sur l'épaule - le peintre Craesbeeck a égaré la signification du Tau - rappel de la première de toutes les tentations. J'en profite pour vous rappeler la thèse officielle de la production de ce peintre : Bosch aurait sa vie durant, au sein de la confrérie du Cygne, çà ne s'invente pas, défendu l'orthodoxie de l'Église contre les menaces hérétiques et surtout contre l'emprise de l'Alchimie, laquelle détournait l'Église du droit chemin de la foi. Cette construction au second plan est un bordel, avec une prostituée attendant le client ; la mère maquerelle aux airs de mère supérieure surveille la scène est coiffée d'un athanor, ce four à coction des alchimistes. Condensation donc, et si l'on suit Lacan lisant la Science des rêves de Freud à la lumière du sctructuraliste Jacobson, Métaphore. Métaphore très triviale de la fausse église alchimique. Puis la puissance métaphorique se délite, la tête se confondra avec le paysage dans ces anamorphoses hollandaises du XVIIe que l'on appelle paysages anthropomorphes : correspondance du corps et de la nature, vous connaissez cette chanson reprise en particulier dans les premiers chapitres d'un ouvrage incontournable2.







    Poursuivons notre examen avec Flaubert : Au bas, à gauche, saint Antoine entre trois femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses ; elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l'envelopper de leurs bras. Flaubert a bien compris que la parade du saint est de s'absorber dans la contemplation quasi extatique du crucifix ou dans la lecture de la Bible. Ne lit-on pas dans Jacques de Voragine : « Celui qui vit dans la solitude est délivré de trois guerres, à savoir : contre l’ouïe, la vue et la parole, et n’a à lutter que contre son coeur.»



    En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise, nue jusqu'à la ceinture, maigre, la tête ornée d'ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendue comme celui d'une grue, faisant une courbe vers la nuque, clavicules saillantes, lui présente un plat chargé de mets coloriés.







    Cette femme au cou allongé comme celui d'une grue est la seule figure identifiée explicitement par Flaubert, outre Saint Antoine : une banque de données allemande possède une vieille photographie d'une vaisselle de Majorque du XVIe siècle reconstituée où l'on devine une femme nue tenant à bout de bras deux plats et nantie d'un long cou qui lui permet d'aller de l'un à l'autre. C'est la Gula, la gloutonnerie, l'un des sept péchés capitaux.













    Dans les livres d'emblèmes inventés par un juriste italien en 1531 et utilisés comme outil pédagogique par les Jésuites qui en commandèrent cinq cents versions pendant les trois siècles que dura leur suprématie dans l'enseignement, j'ai trouvé cette série de Gula : les emblèmes sont toujours fabriqués de la même manière. Un titre, une vignette qui ne dit pas la même chose tout à fait, disons une illustraiton approximative, et un commentaire tiré d'un livre sacré, Ancien ou Nouveau Testaments, ou profane, Histoire naturelle de Pline ou Virgile... Ces images complexes, énigmatiques, condensent ici deux illustrations : la gourmandise, l'un des sept vices ; et le choix impossible entre deux victuailles, qui rappelle la logique mortelle de l'âne assoiffé et affamé de Buridan, ne parvenant pas à se décider entre l'eau et l'avoine. Maintenant voyez cette image : il n'y a plus qu'un oiseau, le faiseur d'emblème a perdu la moitié du sens : la notion capitale du choix impossible. Cette dégénérescence est une évolution inéluctable du genre des emblèmes : d'un côté, on invente de nouvelles combinaisons ; de l'autre, on perd le sens des anciennes.



    Le cou se raccourcit, et dans cette Tentation de Cornelis Massys, la gourmandise ne compte plus guère qu'une ou deux vertèbres cervicales surnuméraires. En revanche, l'intérêt s'est déplacé vers le contenu de l'assiette. Déplacement, donc Métonymie, et ceux qui ont lu la science des rêves commencent à comprendre où je veux en venir.

   







    Lequel contenu apparaît très mystérieux : on distingue une grenouille étalée au fond, on sait que la grenouille a une signification sexuelle vénérienne, chez Bosch, chez Colyn de Coter. Une forme humanoïde semble arc-boutée, la tête dans une sorte de jarre. Le tout est surmonté d'une forme ovoïde argentée.







    Ailleurs le contenu de l'assiette est plus explicite : tête de veau, chapelet de saucisses, pied de cochon ; tête de mouton, d'agneau ; ou caché : quelque reptile peut-être.





    D'une énigme à l'autre : la beauté qui incarnait la gourmandise est devenue une chimère au bec de spatule.



    Voici encore une grenouille tenant à bout de bras une forme ovoïde dans la version de la tentation de saint antoine de Bosch que possède le musée des arts antiques de Lisbonne.



    Homme à cheval, dans un tonneau ; têtes sortant du ventre des animaux ; grenouilles à bras et sautant sur les terrains ; homme à nez rouge sur un cheval difforme, entouré de diables ; dragon ailé qui plane, tout semble sur le même plan. Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d'une façon grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail.





    Flaubert reste purement descriptif devant ce défilé carnavalesque, ce charivari dont nous pouvons supposer qu'il figure, par analogie avec l'oeuvre de Bosch, le défilé des hérésiarques, lesquels n'hésitent pas à se battre entre eux. Dans ses trois versions de la Tentation de Saint Antoine, cependant, il consacre des nombreuses pages à la description de ces hérétiques, formant des couples grotesques et monstrueux ; de même qu'il développe longuement le thème de la rencontre de la reine de Saba, probablement l'une des trois femmes, et celle portant couronne.





















    Voici deux versions de la rencontre de la reine de Saba. En revanche il ne dit pas un mot de la vieille femme qui accompagne la jolie tentatrice, tantôt telle une entremetteuse, tantôt telle l'une des Parques filant une quenouille à la forme éloquente.



    En quittant le palais Balbi, l'idée première de Flaubert était d'en tirer une mise en scène théatrale. Flaubert s'inspire du pseudo-Brueghel comme d'un noyau visuel autour duquel sa création littéraire s'organise. Je me suis posé la question d'autres sources iconographiques et je pense pouvoir en identifier deux. D'une part, sa description des visions animales de Saint Antoine, annoncées par une rencontre entre le sphynx et la chimère, suivie d'un bestiaire où figurent des animaux monstrueux et fabuleux, mais aussi des specimen de peuples étranges, correspond aux illustrations  que Wolgemut représenta dans les marges du Liber Chronicarum édité par Hartmann Schoedel, reprenant l'Histoire Naturelle de Pline. Chez Parménide, compilé par Pline, cycliquement, le monde se décompose et se recompose : au cours de cette seconde phase, des formes sont produites, incomplètes, aberrantes, que Pline situait aux confins du monde qu'il connaissait ; une encyclopédie tératologique dont je vous livre quelques specimens, dont mon préféré, jusqu'à ce que le processus parvienne à établir des formes stables - provisoirement, jusqu'à la nouvelle désorganisation. D'autre part, sont réédités en 1825 les Songes drôlatiques de Pantagruel réalisés en 1565 par François Desprez, illustrations des oeuvres de Rabelais, lequel renouvelle le genre des sommes et innove dans le domaine de l'encyclopédie.














    Parmi les lecteurs de la Tentation de Saint Antoine, figure Hippolyte Taine ( 1828-1893 ), qui évoquera « L’imagination érudite de Flaubert ». Major de l’École Normale en 1848, recalé à l’agrégation de philosophie en 1851 pour « dépense déplacée de talent », c’est un libre penseur, anti-spiritualiste, auteur de quelques maximes provocatrices telles que « On peut considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons, et comme les abeilles font leurs ruches ». ( Essai sur les Fables de La Fontaine, préface de l’édition de 1861 ) ou encore “le Vice et la Vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre” ( Histoire de la littérature anglaise ). Parmi ses projets, très tôt figure celui d’en finir avec les facultés de l’âme. Pour ce faire il entreprend dès 1866 la rédaction d’un ouvrage de psychologie critique, intitulé De l'Intelligence3. Son intention est d’en finir avec les catégories de l’entendement, et d’identifier par l’analyse les phénomènes psychiques élémentaires, comme Lavoisier anéantissant la théorie des quatre éléments en décomposant l’air.





    Il fréquente le salon de la princesse Mathilde ( 1820-1904)4 cousine de Louis Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III. Et participe aux dîners Magny en compagnie de Sainte-Beuve, Renan, Berthelot, les Goncourt … Il y fait la rencontre de Gustave Flaubert avec lequel il correspond à partir de 1863. Dans la perspective de la rédaction de son traité De l’Intelligence, il adresse quatre lettres fin 1866 : à un mathématicien, à un joueur d’échecs, à Gustave Doré (1832-1883), à Gustave Flaubert auquel il pose quatre questions : « j’ai besoin de cas spéciaux et hypertrophiés pour ces matières d’imagination et d’images. Je prends divers renseignements auprès de ces hypertrophiés, et vous en êtes un ». Il vient d'inventer le concept de cerveau expert.





    Hippolyte Taine, est l'homme qui a énoncé, alors qu'il avait trente ans, la proposition suivante, dont la lecture m'a bouleversé, comme lorsque l'on découvre à quatre-vingts ans que l'on a un frère jumeau : le réel est une hallucination qui a réussi. Aussi la correspondance de Taine et de Flaubert tourne-t-elle autour de la similitude éventuelle entre l'hallucination artistique et l'hallucination pathologique - thématique majeure de la société médico-psychologique qui enchaîne les mises au concours de sujets connexes dans les années 1850 à 1860. Mais Flaubert, fort de sa double expérience, d'écrivain et d'épileptique, met en garde Taine de ne pas confondre la vision intérieure de l’artiste et celle de l’homme vraiment halluciné. Il précise : “ je connais parfaitement les deux ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur, on sent que votre personnalité vous échappe, on croit qu’on va mourir. Dans la vision poétique au contraire il y a joie. C’est quelque chose qui entre en vous”.



Verloren im Halluzinationen ?



    Sous entendu : Lust im der Versuchung, le Désir dans la Tentation, si l'on me passe ce jeu de mot bilingue entre Lost et Lust. Une question : ces visions sont elles des hallucinations ?



    Il est temps que je vous dise un mot de la vie de Saint Antoine. Voici une série de quatre scènes qui réalisent ce que l'on appelle une diachronie séquentielle : premier tableau, Saint Antoine rend visite à son confrère Saint Paul l'ermite (pas le saint Paul de Damas) mourant, accompagné par deux lions qui creusent sa tombe. Second tableau, la rencontre du diable et des démons. Troisième motif, la rencontre des vices, gourmandise et luxure allant de paire. Quatrième rencontre, avec la reine de Saba.









    Seconde version, plus ancienne, réalisant une diachronie non séquentielle : plusieurs scènes se déroulant à des moments différents coexistent sur la même toile. Saint Antoine rencontre Saint Paul, puis le met en terre avec les lions, converse avec le diable qui a pris la forme d'un centaure, doit échapper à de charmantes jeunes filles prenant leur bain, rencontre la reine de Saba.


























Saint Paul l'ermite était nourri par un corbeau qui lui amenait chaque jour un pain. Le jour de la visite de Saint Antoine, il en apporta deux. Dois-je supposer que l'un d'eux était un pain de seigle frelaté par l'ergot ? Vous savez que l'on admet que les éclopés, les amputés que l'on trouve par exemple chez Brueghel ou chez Bosch, avec ces béquilles dont la forme doit vous mettre en alerte, étaient non pas atteints par la lèpre mais victimes des gangrènes sèches de l'intoxication par l'ergot qui provoquaient des amputations spontanées. Il semble qu'à cette tentation, d'expliquer le foisonnement imaginatif de la renaissance des pays du Nord par une simple intoxication ergotée, certains aient succombé, mais je résiste. Cette histoire ne tient pas debout, la confrontation iconographique suffit à établir les liens, les influences d'un peintre à l'autre sans avoir à soutenir qu'ils étaient tous hallucinés, victimes de l'ergot de seigle. Quant aux ermites, ils furent tous plus ou moins sujets à des visions, Antoine, Hilarion, Jérôme... et depuis hier un certain Ildefonso, sans ironie ; vivant de rien, carencés, isolés, quoi d'étonnant à ce que leur monde se peuple de fantômes.









Villiers de L'isle Adam, lecteur de Flaubert, a bien compris le poids de la solitude : Cette nuit-là, le péché se glisse au coeur du vieillard ; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d’amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude. Flaubert a fait de l'hallucination une maladie de la mémoire.



    Il me reste à peine le temps de vous résumer le fond de ma pensée, lorsque je considère ce mouvement qui va du texte à l'illustration, puis de l'image au texte. Indéniablement il se passe quelque chose autour de 1650 : Craesbeeck place saint Antoine sur le côté, peint un A à la place d'un Tau... et surtout se met en scène et nous ouvre son crâne.





Je ne peux me retenir de rapprocher cette oeuvre du tableau de Franz Van Miéris (Leyden, 1635-1681) intitulé La visite du docteur, une huile sur cuivre de petites dimensions que je découvris un jour de pluie en visitant l'Hunterian Museum de Glasgow. Un médecin hollandais prend le pouls d'une patiente dont la main libre désigne sa poitrine, tandis que l'index du docteur pointé sur sa propre tempe en dit long sur le sentiment du praticien : c'est dans la tête semble-t-il nous confier en nous lançant un regard lourd de sous-entendus. C'est à ma connaissance la première illustration d'un diagnostic de pathologie psychique, entendons de l'hystérie que de l'autre côté de la Manche Willis et Sydenham assignaient à résidence à l'intérieur du crâne.














    Après, tout est différent : certes l'on fait avec David Téniers des Tentations de Saint Antoine à la chaîne, mais le sujet est édulcoré, perd de sa virulence et de sa truculence.



























    Deux siècles passent et quelques peintres s'emparent du sujet : Fantin Latour, Isabey, Cézanne, Félicien Rops qui nous paraît sacrilège alors que Bosch peignait pire. Mais que voit on ? Un pauvre ermite et quelques ravissantes créatures, de quoi alimenter les fantasmes faiblissants des vieux académiciens des beaux-arts. Seuls Lovis Corinth, Otto Dix, Max Ernst et surtout Dali reprennent le flambeau. Et Ensor, qui cite à sa manière Jérôme Bosch. Que s'est-il passé ? avant Craesbeeck et Van Miéris, l'inconscient est à l'oeuvre derrière ce foisonnement pictural : condensation et déplacement, qui forment la rhétorique du désir moteur du rêve chez Freud, mais aussi des figures de la rhétorique picturale que l'on retrouve dans les emblèmes : transformations évolutives au gré des copiages, des reproductions, des emprunts d'un artiste à l'autre, qui dessinent toutes les modalités du désir lorsque qu'il est assujetti aux mises en forme de l'inconscient. Le sujet - l'artiste - est au second plan, même si l'on peut soutenir que Bosch livrait une guerre iconographique aux alchimistes et que Brueghel était foncièrement pessimiste. Avec Craesbeek, avec Van Miéris, le sujet - l'artiste - s'installe au premier plan, et dialogue directement avec le spectateur - il n'y a qu'à observer comment leur regard nous interpelle : et le désir de l'artiste se confond avec celui du spectateur - l'heure n'est plus à la tératologie mais à l'érotisme auquel ce pauvre Antoine ne sait quoi répondre.