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Conférences - Neurosciences et Liberté
Neurosciences et liberté Benoît Kullmann La Colle sur Loup, le 13.I.2012 1Discourir des neurosciences dans leur rapport à la liberté, est le sujet qui m'échoit ce soir, et je voudrais remercier vivement Nicole Abecassis et Dominique Lafforgue qui m'ont très aimablement invité. Il nous faudra bien entendu définir les neurosciences, ce que je me sens capable de faire à peu près, mais aussi la liberté, et là, n'étant pas philosophe, devant une assemblée de philosophes, j'éprouve quelques difficultés à prévoir sa dissection. S'il est une question qui semble philosophique et irréductiblement philosophique, c'est celle de la liberté, laquelle, lorsque des neurologues se penchent sur son berceau, est flanquée bien souvent de sa soeur siamoise, la volonté. Nous pouvons envisager le lien entre neurosciences et liberté selon trois perspectives : la plus radicale, ne reconnaîtrait aux neurosciences et à la liberté aucun territoire commun. La science du cerveau d'un côté, la liberté philosophique de l'autre. Selon la seconde la connaissance du cerveau limiterait le domaine de la liberté en précisant ce qui nous détermine. Pire, les neurosciences pourraient contribuer à démontrer que la liberté n'existe pas sinon dans les poèmes, les écrits d'un père de l'Église particulièrement retors, quelques égarés, les utopistes, ou qu'elle est insaisissable, appartenant à la même catégorie que l'anguille et la savonnette. Enfin, et au contraire, comme cela m'a été affirmé par un cognitiviste convaincu entre deux séances de travail sur le concept de démence, la connaissance des propriétés de notre cerveau serait la condition de notre liberté. 2Vous avez tous entendu parler des neurosiences : elles sont en tête de gondole dans toutes les librairies. La neurobiologie classique comportait l'anatomie (XVIe), la physiologie (XIXe), l'histologie (fin XIXe), l'embryologie (XIXe-XXe), la biochimie (XXe), la génétique du cerveau. Les neurosciences actuelles, ce sont les neuropsychologie, neurosociologie, neuroéconomie, neuromarketing, neuropolitique, neuroéthique, neurothéologie, neuroesthétique, neurolinguistique, j'allais oublier la neurophilosophie, qui sont le fruit du croisement d'un domaine sénescent, les sciences humaines, avec un domaine beaucoup plus vigoureux, celui de la neurobiologie. Les sciences humaines, reines au temps de ma jeunesse, il y a un demi-siècle, étaient la psychologie, la linguistique, la sociologie, l'anthropologie, l'ethnologie. À l'exception de la linguistique, il n'était alors pas question de les ancrer dans quelque sillon cortical cérébral : parler de sociobiologie à l'époque c'était faire entrer le diable à la Sorbonne, les fachos à l'École Pratique des Hautes Études. 3Pourquoi soudain les neurociences nouvelle manière connaissent-elles un tel succès ? Le cerveau, pendant très longtemps, situé à moins d'un centimètre sous notre boîte crânienne, mais hors de portée, est demeuré indéchiffrable, inintelligible. Au point qu'une très célèbre école de psychologie, le behaviourisme, avait décidé de faire l'impasse sur ce qu'elle appelait la black box, et proposait de stimuler l'engin, d'enregistrer sa réponse, et de s'en contenter. Le behaviourisme est lui-même l'héritier des convaincus du cerveau réflexe, Sechenov (1829-1905) et Pavlov (1849-1936) en Russie, Wundt (1832-1920) à Leipzig, entre autres. Le cerveau comme inconnaissable par définition, seuls étant observables le stimulus et la réponse, l'action de l'expérimentateur et la réaction du sujet de l'expérience. 4Bien entendu nous avions à notre disposition une banque de données, depuis les années 1850, recueillies par comparaison entre d'une part les symptômes que nous montraient des malades cérébro-lésés, d'autre part l'examen de leur cerveau, après autopsie. Cette méthode anatomo-clinique, née en France avec Charcot et en Allemagne avec Friedreich, a fondé la neurologie. Et a permis des affirmations du genre : cette région-ci est impliquée dans le langage, cette autre dans la motricité, celle-ci dans la vision, celle-là dans la lecture, celle-la dans la sensibilité, celle-là dans la programmation de l'action... On a découpé alors le cerveau dans les trois plans de l'espace : selon l'axe qui va de la profondeur à la surface, une profonde, automatique : une superficielle, volontaire ; selon l'axe antério-postérieur, une postérieure, de la connaissance ; une antérieure, de l'action ; selon l'axe droite-gauche, un hémisphére gauche parlant, un hémisphère droit dominé et plutôt artiste. Néanmoins, vous imaginez bien que la comparaison entre un cerveau mort et les symptômes d'un patient autrefois vivant avait quelque chose de frustrant. La révolution qui a signifié son congè au behaviourisme vient de l'imagerie médicale, qui dans un premier temps a permis d'obtenir des images de l'anatomie du cerveau, de sa morphologie : le scanner puis l'IRM, et de multiplier les corrélations anatomo-cliniques du vivant du malade ; ensuite, de l'arrivée de méthodes permettant d'apprécier non tant la morphologie que le fonctionnement, la physiologie, du cerveau : la scintigraphie cérébrale, l'IRM fonctionnelle, le PET-scan, la magnétoencéphalographie. 5Deux écoles se sont opposées, l'une toute-puissante, l'autre réduite à quelques protestations : l'une qui fait du cerveau une étape voire un aboutissement de l'évolution de la matière, le monde se reflétant in fine dans le cerveau : le cerveau miroir du monde. Cette expression clôt l'homme neuronal écrit par Jean-Pierre Changeux en 1983. Ce cerveau y est tout entier inféodé à la réalité, laquelle est constituée d'informations qui parcourent l'univers aussi sûrement que les ondes éléctro-magnétiques et des rayons cosmiques du temps de Crooke et de Maxwell. L'autre conception affirme que cette vision d'un univers structurant le cerveau comme un poinçon la cire vierge voire le produisant est une lubie, un refus de penser l'univers comme vide de sens, comme absence de projet, à moins qu'on ne le pense. Bref, cette seconde manière de penser le rapport du cerveau et du monde soutient que l'univers est ce que notre encéphale en fait ; que les cervelles d'un moustique, d'un rat, d'un chat, d'un bonobo, et de chacun d'entre nous sont différentes, et donc que le monde de chacun est différent. Un biologiste allemand d'il y a un siècle, Jacob von Uexkull, pionnier de l'éthologie, a appelé cette singularité spécifique, je veux dire d'espèce, du cerveau face au monde, l'Umwelt. Il a écrit un ouvrage de cent cinquante pages sur l'Umwelt de la tique - celle qui transmet la maladie de Lyme - et dont le monde repose sur quelques déterminations. Grimper sur une herbe ou une branche. Se laisser choir sur une proie en détectant olfactivement l'acide butyrique de la sueur ; trouver tactilement un territoire cutané pas trop poilu où enfouir sa tête ; sucer le sang de sa victime jusqu'à n'en plus pouvoir, se laisser choir à nouveau et mourir nons sans avoir pondu quelques oeufs. Notre Umwelt est juste un peu plus compliqué que celui de la tique, mais nous le construisons à partir de nos déterminations. Selon cette seconde conception, le cerveau anticipe beaucoup plus qu'il ne réagit. 6Le cerveau élaboré au fil de notre histoire est artificiel, c'est un cerveau de laboratoire d'anatomie et de physiologie, d'imagerie surtout qui tantôt nous renseigne sur un phénomène très précis quant au lieu mais flou quant à sa durée, ou inversement, très précis dans le temps mais flou dans sa localisation (ce qui évoquera à certains le principe d'incertitude énoncé par Heisenberg, du temps de l'École de Copenhague, dans les années trente) ; qui soumet le cerveau à la question, comme un malheureux sous l'inquisition auquel on ferait avouer n'importe quoi. Vous voulez un exemple ? Soit un de mes collègues, qui possède à la fois un appareil de magnéto-encéphalographie et une dizaine d'étudiantes en psychologie. Il lui faut renouveler les projets de recherche, obtenir des budgets de fonctionnement, bref justifier son existence de chercheur. Quelle tique le pique, toujours est-il qu'il invente le protocole suivant : il installe ses élèves l'une après l'autre sous le magnéto-encéphalographe, indolore et confortable rassurez-vous, fait défiler devant leurs yeux des séries de tableaux, modernes, anciens, figuratifs, abstraits... et leur demande à chaque diapositive d'appuyer ou non sur un bouton, afin de signifier à l'examinateur si l'oeuvre est jugée belle ou non. Et d'en conclure après maints calculs statistiques que le centre du beau se trouve dans la région frontale dorso-latérale droite. Entreprise vaine pour diverses raisons : l'échantillonnage absurde, dix étudiantes en psychologie ; le choix binaire entre beau et laid ; le postulat qu'il y aurait un centre du cerveau qui trouverait les images belles ou laides ; le fait que la région frontale dorso-latérale droite est impliquée avant tout dans la décision, quelque soit le type de la décision. Paul Rebeyrolle (1926-2005) Pactole Ministère de L'economie, de L' industrie et de L'emploi 7Pour en finir momentanément avec les neurosciences, je développerai un exemple : le neuromarketing. On nous apprend, quelle surprise, que nous choisissons ce que nous consommons, notre nourriture, nos vêtements, notre lieu de vie, notre moyen de déplacement, le lieu de nos vacances, nos loisirs, avec notre cerveau. J'avais déjà lu, chez Baudrillard, et j'en avais été convaincu, dans le système des objets paru en 1968, que nous choisissions tout cela en fonction de notre situation dans la hiérachie sociale. Alors que telle ou telle région du cerveau s'allume, s'active pour nous faire acheter telle ou telle marque d'appartenance à ma caste, ou pour me donner l'illusion de choisir telle ou telle émission de télévision en fonction de ma situation culturelle : j'appelle ça la périssologie. Les neurosciences telles que je viens de les énumérer relèvent de la périssologie. La périssologie est l'art de proférer des tautologies. Le savoir des neurosciences nouvelles est essentiellement tautologique : simplement, nous naturalisons des concepts divers et variés en leur assignant une place dans le cerveau. Baudrillard l'avait écrit, le Pet-scan nous l'a montré. La belle affaire. 8Le propre et l'étranger est une thèse de philosophie soutenue par Marie-Christine Nizzi il y a quelques mois à la Sorbonne, dans laquelle est interrogée la question de l'identité à partir de deux situations neurologiques qui forment les bornes de deux couples d'opposition paradigmatique croisés : d'un côté, une situation où le corps est hors circuit et le cerveau absolument intact : c'est le locked-in syndrome, le syndrome vérouillé de l'intérieur. Peut être avez vous lu ou vu le scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Baudy, mis en image avec Mathieu Amalric dans le rôle principal. L'auteur est frappé à la suite de l'occlusion d'une artère de la base du crâne d'une paralysie totale, à l'exception de ses paupières, et communique avec son entourage par un code, qui lui permet de dicter si je puis dire un livre entier avant de mourir. La thèse de Marie-Christine Nizzi oppose à cette première situation une seconde, celle de la maladie d'Alzheimer qui s'oppose au locked-in syndrome, en ce que le cerveau est atteint, tandis que le corps est préservé. Il n'est pas exceptionnel qu'un patient atteint par cette démence fasse des fugues d'une vingtaine de kilomètres sans le moindre problème à quatre-vingts ans. Au passage, on remarquera que ces deux exemples suffiraient à fonder le dualisme corps-esprit. Le propre et l'étranger traite de deux situations qui peuvent être interrogées selon la question de la liberté : liberté de la pensée de Jean-Dominique Bauby, qui est privé de la liberté de se mouvoir ; liberté du corps sans contrôle de l'Alzheimer, qui est privé de la liberté de se servir de son cerveau. Mais vous voyez poindre en germe les paradoxes qui fleurissent notre culture : la fille qui rentre au Carmel ou le moine tibétain prétendent choisir la liberté absolue, en réduisant les contraintes culturelles et matérielles au minimum - on dit que Démocrite se creva les yeux pour mieux penser. Dans d'autres cultures l'on tourne sur soi-même pour s'étourdir et n'être plus qu'un vertige. Giovanni Bellini. La Présentation au Temple. Vers 1460. Huile sur bois. 80x105 cm. Galeria Querini Stampalia Venise 9 Sans prétendre à l'universalité, je vous propose une définition de la liberté autour de laquelle nous pourrions nous entendre : la liberté, c'est agir en connaissance de cause. Cette phrase a un avantage considérable : on y évoque l'action, la connaissance, et la causalité. Pour l'immense majorité d'entre nous, et des philosophes, la connaissance précède l'action. Mais qui a prétendu le contraire : au début était l'action ? Faust, chez Goethe. Repris par deux penseurs majeurs : Freud, et Alain Berthoz. Et, je ne sais si cela était voulu, par un certain Denis Huysman qui a fait fortune en éditant du temps que je fréquentais le lycée les deux tomes du cours de philosophie, le tome I intitulé l'action, le tome II la connaissance. Ce qui tombe sous le sens, pourtant, pour peu que l'on ait celui de l'observation : un enfant qui naît, ce n'est pas trois kilos de viande inerte : ça bouge, ça se tortille, ça cherche, ça explore, et à moins qu'on ne l'emprisonne dans ses langes, ou qu'un défaut du développement n'engourdisse ses neurones, ça agit sans réfléchir, au minimum jusqu'à l'âge de raison. On agit d'abord, on réfléchit ensuite : séquence bien connue des amateurs de Western. Cette histoire d'action et de connaissance, je l'illustre par une expérience très simple. Prenez quelqu'un qui rentrerait ici, on lui banderait les yeux, et l'on poserait sur sa main tendue ce que je tiens là : comment identifier l'objet, sinon en manoeuvrant les doigts ? Actuellement vous êtes tous ici pourvus de vos yeux, qui ne perçoivent que parce qu'ils bougent en tout sens, sans que vous le sachiez, dès qu'il s'agit de reconnaître une forme, y compris l'écriture. Il y a du mouvement avant toute connaissance dans le fait de renifler, de goûter, et d'entendre, bien que dans ce domaine cela soit très difficile à démontrer chez l'homme mais pensez à l'orientation des oreilles d'un chat ou d'un chien. Carpaccio Vittore La vision de saint Augustin 10En tant que protonomminaliste pragmatique, c'est à dire quelqu'un qui pense que l'expérience des mots précède l'existence des choses, je prétends que le mot liberté désigne et aurait dû désigner seulement le fait qu'un propriétaire d'esclaves libère un esclave, en fasse un homme libre, l'affranchisse, ou qu'un vainqueur enchaîne le vaincu. Voilà l'expérience et donc le sens premier du mot liberté, gagnée ou perdue. Ensuite, c'est une question de dérive, d'analogie, et inéluctablement d'abus de langage. Mais aussi, un beau sujet de discussion philosophique, les uns prétendant que nous disposons du libre exercice d'une propriété de notre cerveau, qui serait la volonté ; les autres raillant cette prétention. Le point de départ de cette discussion est très spécieux : pourquoi le mal existe-t-il ? Si Dieu à vraiment tout créé, il a également créé le mal ! Le seul moyen de sortir de cette impasse, est de supposer que Dieu a créé chez l'homme une faculté, que l'on appelle le libre-arbitre, et comme le dit Saint Augustin, « Dieu a conféré à sa créature, avec le libre-arbitre, la capacité de mal agir, et par-là même, la responsabilité du péché ». Érasme qui a écrit l'éloge de la folie affirme que nous possédons un libre-arbitre. Luther au contraire écrit le serf-arbitre, où il affirme que l'homme est soumis à la volonté divine, qui lui accorde ou non la grâce. Les calvinistes sont pires, ils croient que nous sommes doublement déterminés : si vous n'êtes pas élu, passer votre vie de la manière la plus vertueuse qui soit n'a pas de sens, vous serez damné quand même. Descartes pense qu'un peu de volonté divine a été distribué à chacun, et par conséquent se range du côté du libre-arbitre ; pour Spinoza, le libre-arbitre est une illusion, notre seule liberté est la connaissance de ce qui nous détermine, et d'agir en fonction ce qui est bon ou mauvais pour moi, qui peut être différent de ce qui est bon ou mauvais pour vous. 11Liberté et volonté ont été liées l'une à l'autre par notre tradition. Puisqu'il n'y a pratiquement plus de place dans le cerveau pour la volonté - dans quelques semaines, je présenterai un topo à mes collègues neurologues et psychiatres qui s'intitulera, la Volonté, une faculté sans domicile fixe ? à propos de la décomposition de la Volonté - vous imaginez bien que dans notre cerveau surdéterminé - par les gènes, par les lois de combinaison des neurones et des populations de neurones, ou, pour ceux qui ne croient pas au pouvoir structurant des gènes, par l'environnement qui nous façonnerait, la liberté n'a que très peu de chance de trouver logis. La connaissance établie par les neurosciences, si elle avait valeur de connaissance naturelle, participerait à une conception spinoziste de la liberté. En ce qu'il marque une rupture radicale avec la dépendance qu'instaure la religion entre la liberté humaine et la volonté divine, on peut reconnaître dans l'échafaudage hétéroclite des neurosciences une tentative d'opposer au piège de ces croyances une autre croyance, celle que nous agirions enfin en connaissance de cause. Que nous prendrions nos décisions de manière consciente et relativement libre, en ayant accès à la connaissance de ce qui est bon pour nous, et de ce qui est mauvais pour nous. 12Au sujet de la prise de décision, une expérience menée par Benjamin Libet en 1983 a été très intrigante : elle consiste à enregistrer ce qui se passe dans le cerveau avant que le sujet prenne sa décision de manière consciente : on peut démontrer qu'il existe des modifications - on les appelle bereitschaftspotential, potentiel de préparation motrice - précédant la conscience de la décision. Trente ans plus tard la neuroimagerie fonctionnelle a validé cette démonstration. L'intention naîtrait dans la région frontale, puis activerait la région pariétale, qui recruterait une partie du cortex moteur, puis aurait lieu la prise de conscience, puis l'action s'enclencherait 200 ms après. En fait, la conscience ne serait qu'un commentaire d'une action dont la détermination est déjà décidée avant la prise de conscience. Mais la conscience n'aurait aucune part dans l'action elle-même, sinon pendant un cinquième de seconde, pour interrompre une action : on peut y reconnaître une forme moderne de la nolonté de Saint Augustin, la volonté de dire non. Un autre chercheur, Itzhak Fried, avait démontré qu'en stimulant une zone appelée l'aire motrice supplémenaire, impliquée dans la préparation du mouvement, le patient ressent une impérieuse nécessité de bouger. Laissez moi vous raconter encore une autre expérience beaucoup plus récente, réalisée à Lyon par Carmino Mollotese : soit un patient au cours d'une intervention neurochirugicale à cerveau ouvert, conscient : on stimule la région pariétale postérieure, il est convaincu qu'il a bougé le bras, alors qu'il n'a rien bougé ; on stimule une région antérieure du cerveau, il bouge un bras ; on lui demande ce qu'il fait sans qu'il puisse le vérifier du regard, il soutient qu'il ne l'a pas bougé. Ce qui plaide en faveur d'une dissociation entre une zone corticale antérieure qui fait bouger le bras, et un zone postérieure qui génère une perception de mouvement du bras. S'ils ne sont pas excités simultanément (je n'ai pas écrit stimulés), il n'y a pas mouvement et conscience du mouvement. Jean Simon Berthélemy Alexandre tranchant le noeud Gordien 1767 École des Beaux-Arts, Paris 13Un spécialiste de la conscience, Ronald Searle, qui a donné une série de conférence sur le thème libre-arbitre et neurobiologie, part d'un constat : l'expérience que chacun fait de l'écart entre le processus de délibération et la prise de décision ; et d'un principe : tous les états mentaux sont le produit de processus neurobiologiques, de comportement des assemblées de neurones. Ce qui de son point de vue signe la fin du dualisme. L'expérience d'un distinguo entre délibération et jugement est importée du domaine juridique, comme la structure même du fonctionnement de l'esprit, j'en ai parlé ailleurs1. Cette notion de causalité entre le premier et le second temps est désuète, elle suppose naïvement que les décisions sont l'aboutissement d'une analyse et d'une évaluation rationnelle ; or chacun connaît l'histoire du noeud gordien, et personne ne songerait sérieusement à retenir la causalité au sens aristotélicien du terme dans le domaine par exemples des maladies neurogénénératives, où entre le génotype souterrain et le phénotype clinique apparent, s'intercalent un phénotype protéique et un phénotype histologique, le passage de l'un à l'autre de ces quatre niveaux relevant d'une causalité stochastique. Autrement dit, il est très difficile de prévoir le premier niveau à partir de l'observation du quatrième. C'est bien là la pierre d'achoppement de la maxime : être libre, c'est agir en connaissance de cause, et du spinozisme. La définition qui semblait faire consensus : la liberté, c'est agir en connaissance de cause, se délite, l'action précède la connaissance, la causalité est devenue stochastique. L'aléatoire s'est engouffré dans tous les interstices des nouvelles sciences. 14Je concluerai en reprenant cette présentation succincte d'une autre manière. La première question que je voudrais soulever est celle des potentialités du cerveau, telles qu'on les concevaient il y a soixante ans lors de la première comparaison entre un cerveau et un ordinateur : on pensait alors que le cerveau avait quelques milliards de neurones, et les plus savants cybernéticiens tels John Von Neumann étaient arrivé à la conclusion que ces quelques milliards de cellules quelque fusse leur agencement ne pouvaient raisonablement rendre compte de la complexité de fonctionnement du cerveau. Maintenant nous disposons tous d'une centaine de milliards de neurones et chaque neurone a une dizaine de milliers de connections. Et chaque connection est constituée de milliers de récepteurs dont on sait depuis peu qu'ils sont mobiles : leur densité varie, leurs combinatoire est une danse ininterrompue sauf lors de certaines maladies. Ces récepteurs par dessus le marché sont très variés, pour la dopamine, une molécule neurotransmettrice, il y en a entre cinq et sept, pour la sérotonine une trentaine classés en sept groupes et générés par 14 gènes, et des neurotransmetteurs ou des gènes, on en découvre chaque mois. 15Où veux-je en venir ? Eh bien, même sans être mathématicien, vous sentez intuitivement que la combinaison de cent millards de cellules, qui chacune ont dix mille connections en moyenne, et dont chaque connexion a une configuration en perpetuelle variation, donne un nombre de combinaisons incommensurable. Et que la probablilité pour que l'appareil neuronal de chacun d'entre vous ici présent soit analogue est nulle. Nous avions déjà la conviction de la singularité absolue de chacun par les empreintes digitales, par le groupe tissulaire qui permet de déterminer les compatibilités en cas de greffe. Maintenant retenez bien ceci : nous possédons environ trente mille gènes, qui sont essentiellement responsables de la production de protéines, lesquelles interviennent pour la plupart comme des enzymes, c'est à dire des machines-outils biologiques opérant des transformations d'une molécule en une autre : pour construire, déconstruire, stocker de l'énergie, la libérer, contrôler le marché du sucre comme l'insuline ou des matières grasses comme la carnitine palmityl transférase, faire marcher un muscle, donner de la couleur à la peau, participer à la connection d'un neurone à un autre. Or, l'activité de chaque enzyme est déterminée par premièrement, la régulation de sa production, deuxièmement, la coexistence d'autres enzymes, troisièmement, la présence ou non du produit qu'elle a transformé, quatrièmement, des conditions générales de fonctionnement telles que l'acidité, la température, le lieu de l'action... Et chacun d'entre nous est singulier pour chacune de ces opérations. 16Il y a un concept qui réconcilie, à mon avis, les neurosciences et la liberté. C'est la singularité absolue de chaque être vivant. Et donc, son imprévisibilité. C'est une affirmation trans-spécifique. Chacun des étourneaux qui se préparent à gagner les pays chauds est singulier. Que des comportements fédèrent ces différences intra-spécifiques est une chose : un étourneau qui ne migre pas avec les autres est un étourneau mort. Un humain qui dans une société première s'écarte de la règle commune est tué ou banni. Mais, fondamentalement, nous sommes tous différents, très différents. Cette singularité absolue de chacun d'entre nous est corrolaire d'une détermination collective terriblement oppressante, et si elle est une invitation au spinozisme sur le plan éthique, elle est une condamnation au Léviathan de Hobbes sur le plan politique. Francisco de Goya, 1812-1819 Casa de locos Óleo sobre tabla 46 cm × 73 cm Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid, España Nous héritons, à moins d'en construire une nous-même, de théories qui assurent réciproquement la stabilité du monde et celle de notre cerveau qui pense le monde. Ces théories fonctionnent donc comme des mythes. Il y a pire comme condition, car elle permet d'oublier que sous nos pieds il y a un volcan qui gronde, sur nos têtes un astéroïde lancé à pleine vitesse, et dans nos têtes un désordre considérable. Un désordre menaçant. Je ne suis pas psychiatre, mais quelques rencontres et quelques lectures m'ont conduit à réfléchir un peu à la question de la liberté et de la folie : j'ai entendu, il y a maintenant plus de quarante années, tout et son contraire. Entre Deleuze, pour lequel le fou est un homme libre enfermé par les normalisants ; et Henry Ey, pour lequel le fou est un malade de la liberté, Lacan nous dit : "L'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté". Là s'arrête ma compétence. Je vous remercie de votre attention. 1 cf in Préhistoire du concept de démence " ... la thèse que développe Charles G. Gross : dans Brain, vision, memory publié en 1999. Prenons la structure d'un temple de Justice : le temps de Salomon ou un autre. On y distingue trois chambres successives : le vestibulum, où sont reçus les plaignants, l'accusé, les pièces d'un procès ; le consistorium, où les jugent évaluent, argumentent, et rendent les sentences ; enfin l'apotheca où celles-ci sont entreposées, consignées. Si nous examinons maintenant une variété de schéma de la doctrine cellulaire, nous établissons une analogie entre les chambres du temple de justice et les cellules : la première reçoit les sensations, la seconde est le siège de la cogitation, estimation et jugement ; la dernière de la mémoire." Date de création : 11/01/2012 : 12:54 Réactions à cet article
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