La mémoire et la douleur
le 22.IV.2012
Association de la Réflexion sur la Douleur
Un grand merci à Haiel Alchaar, qui me fait l'honneur de m'inviter pour la troisième fois, cette fois-ci pour vous parler de la relation de la douleur et de la mémoire.
Lien qui n'avait pas échappé à l'intuition de René Magritte, qui représente la Mémoire blessée.
Aujourd'hui je souhaiterais centrer mon propos sur ce que la douleur nous apprend au sujet de la mémoire.
Dans le temps, je veux dire chez les grecs, il était facile de parler de la mémoire : c'était une déesse, Mnémosyne, qui lorsque vous butiez sur un souvenir, venait vous soutenir l'arrière de la tête, afin de relancer votre mémoire et vous éviter de prendre une honte en public.
Les choses ont bien changé, et vous savez certainement que la mémoire est un sujet on ne peut plus complexe, que les théories de la mémoire ne se comptent plus, et que l'on se met d'accord en général sur un point : il n'y a pas une mais des mémoires : implicite, explicite, sémantique, autobiographique... Voici un modèle cognitiviste, actuellement dominant - les cognitivistes croient que nous baignons dans un grand flux d'information, comme autrefois l'on croyait que nous étions placés au milieu des tourbillons cartésiens, de l'éther, des ondes magnétiques de Maxwell. Les cognitivistes pensent que nous sommes frappés par des informations, que nous encodons au niveau de nos organes des sens, que nous stockons, et que nous récupérons à l'occasion. À la mémoire sensorielle - modification des récepteurs sensoriels par les informations - succède la mémoire à court terme, sur laquelle sont bâties la mémoire de travail d'une part, la mémoire à long terme d'autre part. La mémoire de travail, je l'appelle volontiers la mémoire du futur : grâce à laquelle nous anticipons et nous préstructurons notre avenir par l'évocation de ce que nous avons à faire, que ce soit à court terme ou à long terme. Par exemple je suppose que vous savez où vous avez garé votre voiture. Dans la mémoire à long terme, on distingue la mémoire explicite, rapportable, déclarative, et la mémoire implicite, non déclarative. La mémoire déclarative comporte la mémoire sémantique - ce que je sais d'un objet ou d'une personne, ce que je peux mettre en propositions, à l'aide du langage ; et la mémoire autobiographique, ce que suis capable de me rappeler au sujet de ce qui m'est arrivé. Par exemple, je sais des choses à propos du lien de la douleur et de la mémoire : exemple de mémoire sémantique. Et je me souviens parfaitement des deux précédentes réunions auxquelles j'ai assisté ici même : exemple de mémoire autobiographique. Autant vous avouer tout de suite que tout ceci me paraît très surfait et qu'il y a, à mon avis, chevauchement entre les deux. Pour ce qui est de la mémoire implicite, elle comporte la mémoire procédurale : par exemple vous êtes venus pedibus cum jambis ou en automobile sans encombre et sans y accorder un instant de pensée ; ce sont les habiletés, les skills anglo-saxons - tout à l'heure vous vous servirez de vos couverts de la même façon. Il y a les apprentissages non associatifs - consécutifs à la présentation répétée d'une situation et correspondant aux habitudes des psychologues. Enfin il y a les conditionnements émotionnels, je vous en donnerai un exemple dans un instant.
Entre autres problèmes consécutifs à cette conception en boîtes et en flèches, l'escamotage de distinctions impensables par les cognitivistes : par exemple, la constatation par chacun d'entre vous que nous subissons parmi le flux de notre pensée des réminiscences dont nous ne savons, à moins de fréquenter assidûment un psychanalyste, d'où elles viennent : souvenirs d'enfance, de musique, de lieux, de conversations, de réunions, de voyages... contrastant avec un autre exercice de la mémoire qui demande parfois un effort considérable : c'est la récupération parfois très laborieuse d'un mot, d'un souvenir, d'un visage...
Quant à la douleur, elle relève d'abord du domaine de l'expérience : on a ou pas fait l'expérience de la douleur d'une fracture, d'une rage de dent, d'une céphalée, d'une douleur chronique. À moins d'appartenir au très petit club des insensibles congénitaux à la douleur, nous avons tous ici fait l'expérience de la douleur. Mais que reste-t-il de nos douleurs ?
C'est d'ailleurs à ce propos que je voudrais commencer par vous raconter une histoire vraie, celle d'une championne de sport de combat.
Une jeune femme extrêmement volontaire, qui présente une maladie neurologique chronique dont elle s'accommode parfaitement, et qui décide d'avoir un enfant il y a quelques années. On lui pratique alors une péridurale et l'accouchement se passe sans problème. Elle décide d'avoir un second enfant. Et elle me raconte ceci : textuellement, elle me déclare qu'on lui a volé son premier accouchement, et qu'elle a tenu à ce que le second se déroule naturellement, sans recours à la péridurale. Elle ne le regrette aucunement : bien qu'elle ait présenté une hémorragie de la délivrance. En fait, la douleur comme épreuve est une très ancienne histoire - tous les passages rituels du monde de l'enfance au monde des adultes sont fondés à la fois sur l'expérience de la douleur et sur l'inscription de sa trace sur le corps. Ne serait-ce que ce qui nous horrifie, l'excision.
Ceci nous permet de poser la question : de quoi nous souvenons-nous ? Il nous est impossible de convoquer la douleur elle-même, et celle si intense de l'enfantement ne réapparaîtrait qu'en tant qu'évènement dépourvu de contenu sensible. L'éprouvé de la douleur, son qualia, semble ne pas trouver d'ancrage dans la mémoire. Nous avons très rapidement repéré la différence fondamentale qui existe entre expérience et souvenir. Peut être faudrait-il préciser tout de suite que l'on distingue deux types d'expérience : en allemand, il y a deux mots qui marquent cette différence : Erfahrung, qui signifie l'expérience au sens de connaissance, et Erlebnis, qui signifie l'expérience vécue. On se rappelle qu'on a eu mal dans telle circonstance, on ne peut se souvenir de la douleur elle-même. Notre amatrice d'émotion forte peut juste dire : je sais ce qu'est endurer une douleur d'accouchement. Mais en disant cela, elle ne l'éprouve pas. L'intéressant ici est : l'Erlebnis, l'expérience vécue, qui n'est pas transmissible à autrui ; or elle n'est pas mémorisable consciemment.
Je vous montre une conception du cerveau qui oppose un cerveau postérieur, de la connaissance, et un cerveau antérieur, de l'action dont fait parte l'émotion : l'émotion c'est littéralement le mouvement vers. Il y a un cerveau qui analyse, un autre qui attribue de la valeur. Voici un schéma assez utile cité par Alain Berthoz, d'après Panksepp. On se rappelle la valeur d'une expérience, pas son qualia.
J'ai paraphrasé si je puis dire l'affiche du film intitulé "dans la tête de John Malkovitch". On a fait un mauvais sort à Descartes depuis quelques années, dont l'orchestrateur est un certain Damasio, un portugais exilé aux États Unis qui se prend pour le nouveau Spinoza, au point de faire le voyage de la Nouvelle Amsterdam - New-York - à la vieille Amsterdam pour mettre ses pas dans ceux du philosophes adversaire de Descartes. Je n'ai absolument rien contre Spinoza qui est un penseur génial, mais je rappelle simplement que son premier ouvrage est intitulé une critique du système de Monsieur Descartes, donc nous savons de quoi il est parti. Vous connaissez tous la phrase de René Descartes, cogito, ergo sum, je pense donc je suis. Je vais tenter de vous convaincre qu'il dit également, d'une autre manière, je souffre donc je suis.
Le génie de Descartes, est d'avoir proposé un modèle du cerveau. Très rapidement critiqué, et obsolète, mais qu'importe. Que nous dit Descartes de la douleur ? Vous connaissez tous ce schéma qui représente un enfant qui se brûle par mégarde : expérience inévitable. La (sensation) est véhiculée depuis le talon jusqu'au cerveau,
très précisément à l'épiphyse, notée H, la fameuse glande pinéale. En fait Descartes ne parle pas de sensation mais de sentiment.
Cet extrait de la sixième méditation métaphysique est on ne peut plus clair sur l'affirmation d'un lien entre le corps et l'esprit chez Descartes : " La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps." Vous comprenez que le dualisme reproché à Descartes est très nuancé, qu'il fait de la douleur, un mode de pensée, et qu'il aurait donc pu écrire je souffre donc je suis.
Connaissez-vous l'histoire de la punaise de Claparède ?
Vous avez certainement entendu parler du syndrôme de Korsakoff, défini par l'incapacité à se rappeler ce que l'on vient de vivre. Édouard Claparède (1873-1940) qui était un aliéniste Suisse exerçant au début du siècle dernier, avait une patiente qui était convaincue qu'elle ne le connaissait pas, ne se rappelant jamais l'avoir rencontré, d'un jour à l'autre et même d'un moment à l'autre d'une même journée.
S'appelait elle Angela ? Je n'en suis pas très sûr. Un jour, Claparède a une idée saugrenue : il place une punaise dans sa paume, et serre la main de la patiente, qui ressent une vive douleur. À partir de ce jour, la patiente refusa de serrer la main de Claparède, sans cependant pouvoir expliquer la raison de ce refus.
Claparède, très féru des théories associationnistes défendues autant par l'école russe que par les anglo-américains, interprétait ce phénomène comme la conséquence d'un apprentissage conditionné.
Si l'on se réfère aux schémas cognitivistes de la douleur, on expliquera - en ce qui me concerne, c'est une illusion d'explication - que la patiente fabrique des souvenirs certes mais non explicites, par le moyen d'un conditionnement émotionnel : non rapportable, mais établi selon les principes de l'associationnisme dont Claparède était un fervent défenseur.
un comportement à valeur sociale positive (serrer la main en guise de politesse) est associé à un stimulus conditionnant (la douleur), ce qui provoque une modification comportementale conditionnée : un évitement du contact.
Les phénomènes d'apprentissage implicite se passent de mots, font intervenir l'amydgale et non l'hippocampe, sont inconscients, et appartiennent au régistre émotionnel et non cognitif.
Le fantôme de la douleur : je lisais récemment un article anglais qui traitant de la mémoire de la douleur usait d'une expression heureuse mais intraduisible : from seconds to eons, des secondes aux éternités...
Michel Lanteri-Minet nous rappelait lors d'une réunion récente le mot de Nelson, dont le membre supérieur droit fut emporté par un boulet français lors de la bataille de Trafalgar, et qui déclara plus tard, souffrant d'une douleur fantôme : maintenant je comprends la différence qui existe entre le corps et l'âme (Body and Soul) : le voici plus cartésien que Descartes lui-même !
Vous connaissez tous mieux que moi-même le concept de pain matrix. Le thalamus reçoit les afférences sensorielles et parmi elles la douleur, et projette sur les aires somesthésiques primaire et secondaire, sur l'insula, sur l'amygdale. Il faut intégrer encore le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal dorso-latéral qui sont impliqués nous l'avons vu à la fois dans la valeur attribuée à la sensation et dans l'attitude adoptée face à celle-ci.
Je vous recommande la lecture de cet article remarquable considérant la douleur et les accouphènes comme des conséquences de la persistance de réseaux impliqués dans la mémoire aversive.
Voici les réseaux cérébraux impliqués dans la perception fantôme, à partir d'un article très intéressant comparant la douleur fantôme et les accouphènes : la désafférentation sensorielle provoque des changements résultant de l'activation neuroplastique accrue du cortex sensoriel primaire : le cortex somatosensoriel (gris) dans le cas de la douleur fantôme et le cortex auditif (marron) dans le cas de l'acouphène. Sensibilisation du stimulus se produit lorsque cette activité est reliée à une plus grande sensibilisation coactivé ou réseau perceptuelle. Ce réseau perceptif implique subgénual (sgACC) et dorsale cortex cingulaire antérieur (DACC) et cortex cingulaire postérieur (CCP), précunéus, cortex pariétal, et le cortex frontal (bleu). La saillance de la percept fantôme se traduit par l'activation de DACC et insula antérieure (jaune). En conséquence d'un processus d'apprentissage constant, le percept fantôme devient associé à la détresse, qui se traduit par un réseau de détresse non spécifique composé du cortex cingulaire antérieur (sgACC et DACC), insula antérieure, et l'amygdale (rouge). La persistance de la percept fantôme est due à des mécanismes impliquant la zone de mémoire parahippocampique, amygdale, hippocampe et (vert). Pour résumer, la mémorisation somatopique et sensorielle fait appel aux régions pariétales S1, S2 et à l'insula ; la mémorisation émotionnelle fait appel au système limbique (amygdale) et cingulaire antérieur, comme la mémoire épisodique laquelle implique en outre le cortex préfrontal dans la gestion du contexte.
Peut-être l'apprentissage de la fable de La Fontaine, le lièvre et la tortue, releva-t-il pour vous du supplice. C'est pour vous consoler que j'ai intitulé ce dernier moment de mon exposé, le lièvre de mer et la torture.
Sans doute avez vous entendu parler d'Eric Kandel, prix Nobel de médecine, dont les travaux ont porté sur un modèle très particulier, un mollusque, l'Aplysie, autrement appelée lièvre de mer.
La problématique est formulée par Kandel dans ces termes : comment prouver que des stimuli provoquent des modifications fonctionnelles synaptiques permanentes ?
L'Aplysie possède environ soixante-mille neurones. Kandel isole le ganglion abdominal de l'aplysie, soit deux mille neurones, sélectionne la cellule R2 visible à l'oeil nu, et applique trois modèles de stimulations selon le schéma pavlovien.
Les maîtres concepts sont l'apprentissage (le comportement est modifié par des stimuli), lui-même subdivisé en habituation (un stimulus peu intense répété finit par être négligé), sensibilisation (un stimulus intense provoque un comportement défensif), conditionnement (un stimulus peu intense associé à un stimulus intense provoque une réaction comparable à celle que le stimulus intense provoquerait seul). Sur le schéma vous observez que la rétraction de la branchie n'est pas du tout aussi intense lors de l'habituation.
Et Kandel enregistre au niveau synaptique, la dépression homosynaptique (l'habituation), la facilitation hétérosynaptique (la sensibilisation) non associative, et enfin le renforcement des réponses synaptiques par le conditionnement : il suggère alors qu'un mécanisme analogue pourrait soutenir le stockage de l'information. Circuit médiateur homosynaptique pour l'habituation, circuit modulateur hétérosynaptique pour la sensibilisation. Le neurotransmetteur médiateur était le glutamate, le modulateur la sérotonine.
Louis Flexner découvre que l'inhibition de la synthèse des protéines altérait la mémorisation à long terme ; Bailey et Chen démontrent que la sensibilisation est corrélée avec une augmentation du nombre des synapses, au contraire de l'habituation. Sutherland définit deux types de récepteurs membranaires : les récepteurs ionotropiques, induisant des réponses locales très courtes, et les récepteurs métabotropiques, induisant des activations plus longues et plus diffuses de seconds messagers : en particulier l'AMP cyclique lui-même activateur de la protéine-kinase A qui phosphoryle des protéines et module leurs propriétés par ce moyen.
L'augmentation du nombre des synapses posait la question de l'intervention du noyau du neurone. L'augmentation de la concentration d'AMP cyclique active effectivement une protéine régulatrice nucléaire, la CREB. Il existe deux formes de CREB, d'actions opposées, le blocage de l'une ou l'activation de l'autre affectant la production de nouvelles synapses, et donc le processus de mémorisation à long terme.
La nature de ce marquage synaptique est surprenant : la sérotonine active une protéine présente dans toutes les terminaisons synaptiques : la CPEB, une protéine particulière susceptible de demeurer longtemps au niveau de cette synapse, de résister aux processus de dégradation. Une protéine qui s'avère avoir les propriétés d'un prion, dont la forme récessive est codée par le gène, et qui peut se transformer, ici sous l'action de la sérotonine, en forme dominante, laquelle convertit à son tour les protéines de la forme récessive en forme dominante.
SI Kausik ; Lindquist Susan ; Kandel Eric R. ; A neuronal isoform of the Aplysia CPEB has prion-like properties Cell 2003, vol. 115, no7, pp. 879-891
Avant de conclure, et rappelant que le sujet de mon exposé annoncé était : qu'est-ce que la douleur nous apprend au sujet de la mémoire, je vous livre cette réflexion de Kandel : dans les formes les plus primitives de la vie, dont nous avons hérité du génome, la mémoire était subordonnée exclusivement à la nociception. La mémoire est un rejeton de la douleur.
Voici le nuage proxémique du verbe souffrir. On trouve parmi cet ensemble de synonymes, très facile à construire grâce au site de l'Université de Caen, endurer, supporter, éprouver...
Il y a quarante-deux synonymes du souffrir, contre trois antonymes seulement ! Jean Fernel (1497–1558), un physiologiste qui fut le médecin de Henri II, distinguait déjà la mémoire agente de la mémoire patente et souffrante. Je vous montre le nuage proxémique de souffrir. Souffrir, c'est disposer de quarante-deux synonymes contre trois antonymes. Souffrir, c'est subir. Partant de ce que je sais des rats, je pose la question : le problème de la douleur, réside-t-il dans l'entretien des qualia, ou dans le subir ?
Un genre musical exprime particulièrement la souffrance. C'est le blues. Connaissez vous Jonny Winter, bluesman albinos ? Il a chanté Pain Memory.
Voilà, quelques réflexions sur la douleur et la mémoire, qui n'épuisent pas le sujet, loin de là. En particulier je n'ai pas parlé des effets délétères de la douleur sur la mémoire. En soulignant l'intuition remarquable de Magritte, je vous remercie de votre attention.