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Yann Algan et Pierre Cahuc : la société de défiance (Recensions)

Recensions


Voyage en sinistrosie, suite

    À la veille de voter, instruit du catastrophisme comme courant de pensée dominant et de l'actualité de la lutte des classes dans l'hexagone, que reste-t-il en attendant le verdict des urnes qu'un peu de lecture ravigotante ?

Alain Peyrefitte : le sentiment de confiance 1947

Yann Algan et Pierre Cahuc : la société de défiance 2007

    Alain Peyrefitte prophète en son pays avait sonné l'alerte il y a plusieurs décennies, prédisant l'invasion du marché par les productions chinoises, réveils matins ou autres. Après l'essai publié en 1947, il soutînt à l'université, âgé de plus de 65 ans, une thèse intitulée : la société de confiance, éditée en 1995. Ce pavé est-il aussi connu que son best-seller sur l'empire du milieu, dans lequel on pouvait lire en 1973 que la société chinoise était « une société de défiance dopée par l’enthousiasme révolutionnaire » ? Je me rappelle avoir banni dans l'enceinte familiale l'usage du mot confiance et sévèrement admonesté ceux de mes enfants qui persistaient à l'employer. La lecture de l'ancien ministre de l'Éducation nationale et Garde des Sceaux m'avait en son temps conforté dans mon intolérance.

    Voici que je lis enfin, avec six ans de retard mais dans un contexte propice, un texte aussi aéré que l'autre est roboratif, le pendant léger de la thèse pesante :  la société de défiance, ou comment le modèle social français s'autodétruit. J'y trouve la confirmation, mais estampillée par les autorités de la rue d'Ulm, de ce que j'entendais jusqu'alors ici et là comme des rumeurs : la défiance d'une majorité de nos concitoyens envers les institutions, en particulier la Justice ; leur conviction que l'on ne peut être riche sans être corrompu ; l'incivisme directement proportionnel à la perte de confiance ; le ressentiment l'emportant sur la satisfaction, et une propension inégalée à se sentir malheureux ; l'incroyable position, diamétralement opposée, des pays scandinaves, à la fois confiants et contents de leur sort, qui nous ramène au temps où Montesquieu invoquait l'influence du climat sur les mentalités. D'autant plus que les canadiens situés entre les mêmes latitudes leurs ressemblent en cela comme des frères. En ce qui concerne les français, ils sont très proches, dans le peloton de queue de la joie de vivre, des turcs, des grecs, des hongrois et des portugais. La source la plus régulièrement citée de ces informations est le très sérieux WorldValues Survey, auxquels les auteurs accordent crédit, donc je leur emboîte le pas.

    Ceux qui avec indulgence ont lu mon papier jusqu'à cette ligne, doivent s'interroger : mais que fait un neurologue sinon la neurologie dans ce débat ? Précisément, j'y arrive : deux questions infligent à mes hippocampes des heures supplémentaires : l'une, fut posée il y a si longtemps qu'elle devrait songer à prendre sa retraite : comment acceptons-nous ou rejetons-nous une idée, une proposition, qu'est-ce-qui fait que quoique dise machin, ma pression artérielle grimpera, ou quoique fera chose, j'aurais envie de l'étrangler ? La seconde, concerne ce couple paradigmatique, confiance/défiance, et ce mot très important, le crédit : qui renvoie à la croyance, d'une part, et à cette opération économique très particulière qui consiste à faire crédit à quelqu'un : on pourrait penser en première analyse, qu'il y a dans cet acte fondateur de notre système économique et social, le prêt, un mélange de confiance et de défiance, je te prête certes mais à certaines conditions, certaines garanties. Or, en seconde lecture, ce qui domine le crédit, c'est l'ignorance et l'espérance, sa petite soeur conceptuelle : ignorance du fait que l'essentiel des dettes n'a jamais été remboursé dans l'histoire - que l'on ait supprimé les créanciers, annulé l'emprunt par une révolution ou un changement de régime, effacé la dette pour des raisons politiques, ou tout simplement réduit le poids des traites par une inflation salvatrice. Espérance naïve que l'on s'assure une rente de propriétaire dont la plus caricaturale est la rente viagère.


    La nouvelle science que l'on nomme neuroéconomie tente de répondre à la seconde question, s'intéresse à la prise de risque, . Pour ma part, j'attendais avec une certaine impatience la naissance aux côtés de la neurothéologie, de la neuroéthique, du neuromarketing et de leur cousinage plus ou moins monstrueux, tous issus du croisement des sciences humaines sénescentes et du cognitivisme, d'une nouvelle science qui fit passer le danger de la notion au concept. En fait on ne m'avait pas averti de son arrivée, et je découvre en me retournant vers la neuroéconomie la cyndinique, la science du danger, accrochée aux basques de la première comme une soeur siamoise, revêtue du même masque. Ce n'est pas ce qui fera mon affaire, et je persisterai à guetter, puisque l'on a annexé le Kyndunos grec, le reflux qui ramènera à nos rivages les phobies, qui seules modulent notre propension à la mémétique.

    Permettez-moi de finir sur une réflexion personnelle, qui vous ramènera au temps de l'histoire et géo de votre enfance : nous sommes les héritiers d'une histoire où l'on s'est copieusement entretué, dépouillé et dénoncé entre compatriotes ; que nous en portions les balafres n'étonnera point. Deux millénaires de querelles intestines auraient-ils été épargnés à nos cousins du Septentrion ?  Le souvenir commence avec la cicatrice, écrivit l'auteur du Grand Meaulnes. D'autre part, qui fréquente à la fois les élus de communes de quelques milliers d'âmes, et les gouverneurs de provinces qui en comptent des millions, observera que la distance non pas géographique mais hiérarchique exerce une influence inversement proportionnelle sur la confiance. Maintenant réfléchissez votre entourage, ceux que vous appelez vos amis, vos proches, votre famille. Une marque de défiance y serait une blessure, et nous ne cessons jusque dans les réseaux sociaux d'accorder nos confiances, tout en faisant taire nos défiances, au risque de paraître différents de ce que nous savons être au fond. Mais la confiance d'autrui est constitutive de notre dignité, au sens de valeur que l'on nous attribue. Tant nous sommes peu convaincus de naître pourvus de cette qualité stupide, a-t-on idée d'infliger une charge à un nourrisson au risque de le priver de mouvement.

    Je vous quitte avec cette citation d'Hannah Arendt : "La confiance n'est pas une illusion vide de sens. À long terme c'est la seule chose qui puisse nous assurer que notre monde privé n'est pas un enfer." J'aimerais tant y croire, mais l'on m'a appris à aimer plus encore la réponse anticipée du poète

Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil,
Vos vastes nuages en deuil

Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon cœur se plaît.

Sur ce, je poursuis ma route en Sinistrosie.
   

notes de lecture. Benoit Kullmann, Neuroland-Art.