Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui
De notre envoyé spécial à Athènes, Emilio Campari, le 15 Août 2008
L'acropole tremble au lointain depuis la terrasse de l'hôtel du Licabeth où je sirote la fraîcheur de l'Ouzo (se dice in francese, no?). Celà fait treize ans déjà, que la canicule aoutienne a provoqué une vague de décès imprévus suivie de divers remous médiatiques et politiques. Treize ans... J'en devine qui se frottent les yeux et déplorent l'abus de Mojito depuis lequel ce pauvre Emilio souffre de désorientation temporelle irréversible. La canicule c'était en 2003, soit il y a cinq ans, se rappelleront les plus éveillés d'entre nos lecteurs en augmentant rageusement la puissance de leur ventilateur.
Que bestia ! Votre serviteur a complètement oublié que chez vous autres hexagonaux, il ne saurait exister qu'une seule canicule, comme il n'a existé qu'une seule révolution, qu'un seul état souteneur de l'industrie culturelle, et qu'une seule manière d'accommoder les tripes. Mille pardons chers voisins exceptionnels, je voulais commémorer la canicule de Chicago qui sévit en 1995. Un de mes oncles qui avait émigré là-bas et avait maintenu sa participation à un Marathon en faveur des victimes des inondations du printemps précédent fut réduit à l'état de lyophilisat. Les croque-morts soutinrent son cercueil rien qu'avec le petit-doigt en s'adressant des clins d'yeux complices.
Mais tout ceci n'intéresse guère les témoins de la vague de chaleur de l'été 2003. C'était une période d'apprentissage de la langue française pour le transalpin que je suis et je me souviens avoir éprouvé quelques difficultés à comprendre que " catastrophe nationale " signifiait une augmentation saisonnière d'une quinzaine de milliers de trépas dans un pays qui en compte sept cent mille par an ; que "drame humanitaire" désignait l'accélération imprévue de l'accès à l'héritage pour une quinzaine de milliers de ménages possédant un ou une centenaire en dépôt dans un mouroir à deux ou trois mille euros mensuels ; c'était aussi une dure remise en question de la logique aristotélicienne que l'on m'avait inculqué sur le Capitole, où un sous-ministre de la santé était censé veiller sur le thermomètre de l'Assemblée Nationale et où les ministres avaient pour mission estivale d'aller arroser les végétables perdus au fond des couloirs labyrinthiques des maisons de retraite ; mais je fis l'acquisition d'expressions qui m'ont été par la suite des plus utiles, telles que larmes de crocodile, ravi ( à l'affection des siens ), famille éplorée ( les torrents lacrymaux provoqués par l'annonce d'un petit pécule imprévu), veuve inconsolable ( à l'idée de devoir partager la pension de reversion avec les quatre épouses précédentes du défunt mari).
Je croisais pendant les dernières semaines de l'été un quantité de visages que l'on aurait dit ravagés comme des pans de montagne ravinés par l'érosion tant de grosses larmes avaient ruisselé sur leurs joues. Lorsque je leur demandais : par Castor et Pelloux, que vous est-il arrivé, un de vos proches aurait-il péri, dessiqué vif pendant que vous lisiez vautrés sur une plage du Lavandou le dernier BHS* ? Il me répondaient mais non mais non d'un air agacé ... C'est alors qu'un rapide calcul et le souvenir que nous étions au pays de Baudelaire et de Maupassant me permirent d'interpréter ce spleen général : statistiquement, chacun d'entre nous connait au moins une personne qui a bénéficié soit d'une rentrée monétaire inespérée consécutive à la disparition d'un être cher, soit d'une cessation de paiement consécutive à l'interruption de la chère rente nécessaire à l'entretien du dit être ; et de la même manière que le gagnant de la loterie nationale nous devient insupportable, dès lors qu'il nous est connu, la fréquentation d'un compatriote ayant pu changer de voiture et s'offrir des vacances aux Seychelles uniquement parce que la couche d'ozone s'est déchirée quelque part dans la stratosphère a quelque chose d'intolérable.
Un semestre plus tard, ne vois-je point le ravi médecin se rengorger au fur et à mesure qu'il bondissait d'un plateau de télévision à un autre ? Répétant à qui voulait l'entendre que les courbes de mortalité n'avaient point fléchi et que cela prouvait bien la réalité de la tragédie nationale dont la conclusion directement tirée ( si j'en crois la logique du ravi ) imposait la création toute affaire cessante d'un bataillon de médecins urgentistes enfin dotés du titre de spécialistes ? Car celà est bien connu des êtres parvencephaliques, il suffit de changer de catégorie sociale pour acquérir subito de nouvelles qualités. N'étais-je point en train de revivre la comédie des gériastres qui faillit me contraindre à un exil lusitanien ?
Deux ans ont passé, les courbes ont retrouvé leur régularité implacable et personne ne s'en réclame. Il fait très chaud comme tous les étés en Andalousie, en Grèce, et en Calabre. La France est toujours le pays du monde où l'on vit le plus vieux, et où l'on survit le mieux à cet agent autrefois létal, le ridicule.
Saïd Bensakel, Pierre Lemarquis, et le Webmestre
pris sur le fait et sur l'Acropole par Emilio Campari
*Bernard Henri Sulitzer : référence propre à Emilio Campari, note du Webmestre