Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui
De notre envoyé spécial à Montréal, Emilio Campari : le hamburger amoureux Il peut sembler léger d'un point de vue professionnel qu'un reporter de terrain comme moi n'utilise que des appareils photogaphiques à usage unique. Il y a une foule de bonnes raisons à celà - "mes employeurs préfèrent que je perde chaque semaine un appareil à dix euros qu'un Nikon à deux mille dollars" en est une parmi d'autres - mais la principale est d'une autre tenue morale : on ne peut pas truquer avec ce genre de photographies. On a peut-être su le faire, autrefois, mais maintenant, à l'ère du numérique, si vous n'avez pas douze millions de pixels à tripoter électroniquement vous ne pouvez plus traficoter l'image. Donc, lorsque les vingt cinq litres de bière que j'ingurgite quotidiennement avec Constance me laissent néanmoins une réserve d'énergie suffisante pour appuyer sur le déclencheur, mes photos prélèvent des morceaux de réel pas forcément ravissants mais d'une authenticité indubitable. C'est ainsi que j'ai pu assister à cette scène :
Bien que l'action soit évidente, il semble que l'on ne puisse dans le pays de Descartes se passer de commentaires. C't écoeurant comme du côté des Laurentides on n'a pas besoin de toutes ces fichues explications : les faits parlent d'eux-mêmes ! Voici donc un hamburger qui tombe amoureux d'une portion de poutine bien gluante ; il lui démontre son affection avec une grande léchouille ; les petits pots de ketchup et de gravy sauce sont au garde à vous devant tant de passion. C'est beau et c'est simple, l'amour véritable, pas compliqué comme un sujet du baccalauréat ("l'art transforme-t-il etc .."; un vrai sujet pour le Webmestre ) . Tabernac ! Lorsque j'ai montré ce cliché à peine développé au barman du Bistro à jojo, il a trouvé celà tellement beau qu'il a mis le feu à son outil de travail.
Le feu au bar ! et quoi encore ! Pourquoi pas le feu à son plateau lorsqu'il va servir les clients ... Lorsque le soir suivant j'ai voulu montrer comment mon hamburger s'y prenait avec ma poutine à l'un de vos compatriotes, certes beaucoup moins saoul que moi, je n'ai perçu dans tout son être, sa voix, son regard, sa manière de retrousser ses narines, qu'incrédulité. Je l'entendais penser avec son affreuse absence d'accent : le pauvre Emilio raconte vraiment n'importe quoi pour remplir le vide de son existence ... Encore ce besoin d'explication ! Encore des réflexions intérieures dans le style "malheureux Emilio, il est tellement cuit du matin au soir et du soir au matin qu'il éprouve la fameuse hallucinose des buveurs de Wernicke ". Pour les non-initiés, Wernicke n'est pas une marque de bière. Comme personne ou presque n'en a jamais vraiment observé, de ces hallucinoses-là, du coup la commisération se transforme en intérêt morticole beaucoup moins intéressant de mon point de vue qui est exclusivement celui des bénéfices secondaires.
J'étais donc aux prises avec ce maudit français, quand le barman vint me demander des nouvelles de mon hamburger et de sa poutine, et lorsque je lui répondis que çà marchait plutôt bien, il en fut tellement heureux qu'il me demanda : Tabernac, tu l'as-t-y-tu bien là ton kodak ? Alors oublie pas d'le pusher ton p'tit bouton, Calvinisse ! Et je pris ce cliché que j'arbore non sans un certain contentement :
Que puis-je ajouter ? Mon interlocuteur était tout déconfit, au bord de comprendre qu'il vivait depuis un demi-siècle dans la pire des illusions, celle qui consiste à nier obstinément que le monde tout entier en soit une. Mais un sursaut de rationalisme modifia in extremis la configuration d'un aiguillage de ses réseaux corticaux, et c'est dans la contemplation du fond son verre qu'il identifia la cause première de ce tohu-bohu mental. Nous avions en effet exploré à l'endroit et à l'envers la carte des shooters en s'arrêtant au B52, une arme de destruction cérébelleuse massive. Impossible de mettre un pied devant l'autre pendant deux heures, une fois recueillie la dernière goutte au terme d'une extension linguale caméléonesque dirait BK. Ni prononcer une parole, sans ressentir une sorte d'effondrement du massif facial antérieur. Cà tombait bien pour moi, Nic Payne entrait en scène et derrière l'orgue Hammond se contorsionnait ce fou furieux de Michel Chasles. Pendant cent-vingt minutes au moins je n'allais plus sentir mes jambes inutiles à mes vagabondages mentaux. Ces révasseries imbibées me ramènent inéluctablement au temps où celui qui s'agitait sur la scène, c'était moi.