Neuroland-Art

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Les fatigués de la vie (Le rayon des invendus)

De notre nouveau correspondant itinérant, abonné de la ligne Berne - Canton : Kurt Peï ; celui qui prit comme devise : plus mon style sera ampoulé,  mieux mes propos seront éclairés.


Le rayon des invendus


NdW : du temps qu'il était coursier chez un libraire, il y a plus d'un demi siècle, le Webmestre, sillonnant à vélo les cinquième et sixième arrondissements, calculait le trajet optimal permettant de réunir économiquement les maisons d'édition. Dans sa sacoche pesaient tristement les invendus, qu'il avait la charge de retourner. La collision de la lugubre période des retours, avec un texte plus récent, dont le commanditaire a oublié qu'il en avait validé la livraison, a ravivé le chagrin des promesses déconvenues, et la pitié inspirée par les récusés. Désormais les étagères de Neuroland-Art seront offertes aux textes oubliés, aux manuscrits désolés, jusqu'aux essais manqués dont Pavu Paprika aura été le témoin navré. 


aujourd'hui : les fatigués de la vie


Introduction

 Ce qui suit est extrait d’un texte plus abouti, intitulé le Reposoir, faisant suite au Souffroir écrit en 2011, et dont la dimension excède le format d’un mémoire de phénoménologie. Lequel, idéalement, devrait comporter trois parties : la description précise d’un cas, son analyse existentielle à partir de la propre expérience vécue du rédacteur, enfin l’analyse psychopathologique-clinique, effectuant un changement de point de vue débouchant sur une perspective généraliste. Notre sujet, la fatigue, ou plus précisément, le fatigué, ne traite pas de patients en particulier (sinon que nous nous sommes livrés à un exercice de style consistant à réinsérer dans le Reposoir les citations des malades qu’Alfred Binet utilise au chapitre traitant de la fatigue dans de l’Angoisse à l’Extase paru en 1927). Cependant le troisième chapitre de notre travail, ‟la phénoménologie du fatigué‟, débute par la rencontre non pas d’un individu affligé par la fatigue, mais de l’oeuvre d’un peintre dont nous ignorions tout lors de notre première visite, il y a fort longtemps, de la Neue Pinakothek de Munich - peu après l’ouverture du bâtiment actuel. Tableau singulier par ses dimensions, plus de trois mètres sur un mètre cinquante ; par son titre : les fatigués de la vie ; et par le temps passé, sans doute comme beaucoup d’autres visiteurs, en sa compagnie.

Les diverses interventions que nous avons pu faire sur le thème de la fatigue pathologique, l’asthénie, sont depuis cette rencontre toujours illustrées, souvent dès l’introduction, parfois lors d’une inflexion cruciale de notre exposé, par ce tableau. Il nous est devenu familier, et comme toute chose que l’on côtoie de manière routinière, sa signification est devenue à la fois évidente et floue. Évidente parce qu’aucune des rares mises en scène picturales de la fatigue ne peut rivaliser avec elle et qu’il n’est jamais question de la remplacer par une autre plus adéquate. Floue parce que tout en la considérant comme un recours systématique nous ne la regardions plus, nous ne réactualisions pas ce que nous avions éprouvé la première fois que nous l’avons vue.  Jusqu’au jour où nous avons décidé de mettre en forme nos réflexions sur la fatigue. Cet opuscule n'en retiendra que la phénoménologie du fatigué.

    De la fatigue au fatigué :

        Changer de point de vue est le préalable nécessaire à l'approche phénoménologique : ici, transposer le conseil de notre mentor Dominique Pringuey du champ de la fibromyalgie à celui de la fatigue : comme il a fallu il y a quelques années passer de la douleur au douloureux il faudra passer de la fatigue au fatigué. Aucun d'entre nous qui participons à ce diplôme universitaire n'aborde naïvement le monde, les uns viennent des professions médicales, quelques-uns sont des travailleurs sociaux,  des enseignants, d'autres encore appartiennent au milieu associatif... Nous disposons tous d'une construction mentale qu'il nous faut non pas abandonner, mais laisser de côté le temps d'une rencontre d'un autre ordre, dont le but est d'accéder à l'essence de la façon de vivre de la personne fatiguée, pour paraphraser le titre d'une synthèse lumineuse de Michel Poncet1à propos de l'être-dément. Arthur Tatossian cité par le précédent insiste sur la nécessité de passer d'une définition en extension - ici le catalogue des altérations caractérisant l'état de fatigue - à une définition en compréhension : une définition qui donne l’essence de la façon de vivre, du style global de vécu et de comportement des fatigués.2 (Nous avons substitué fatigués à déments). Le vivre transcende, en les intégrant, et la distinction, et en même temps la liaison, du vécu et du comportement.

Un temps de réflexion encore à propos du symptôme asthénie. En règle générale, les psychiatres se disent entre eux et depuis longtemps que les somaticiens considèrent le symptôme comme la première étape d'un processus explicatif, destiné à évoluer, à s'agréger à d'autres symptômes ou signes, à s'intégrer dans un syndrome puis dans la confirmation d'une maladie ; bien qu'il prenne son sens dans ce devenir, le symptôme possède dès le départ une définition précise, pouvant résumer la pathologie, et demeure d'un seul tenant au cours de l'évolution du diagnostic. En revanche le symptôme psychiatrique ne se donnerait pas tel quel, il ne prendrait son sens qu'au sein d'une structure, d'un contexte, et n'aurait pas une valeur constante : sa signification, son interprétation, ne sera pas la même d'un patient à l'autre 3. L'opposition entre un symptôme somatique univoque et un symptôme psychiatrique a priori ambigu est-elle si franche, ne forcerait-on pas une différence moins outrée que nous venons de la décrire ? Le symptôme ne serait-il pas dans le champ somatique soumis aux mêmes contraintes que dans le champ psychique ? Nous soupçonnons que l'on fasse mine de croire, du haut de ce dernier, que le symptôme physique ne serait pas l'expression d'une réorganisation, que sa signification lui serait chevillée au corps, pour ainsi dire, par un lien de causalité indiscutable : s'il paraît ainsi, c'est par une économie fâcheuse, par un raccourci de la pensée, octroyant au symptôme plus de consistance qu'il n'en possède, et oubliant qu'il n'est que la manifestation rapportée sinon mesurable de processus obéissant à une causalité autrement plus complexe, stochastique. Les processus sous-jacents sont probablement de nature différente dans les deux disciplines : cependant on peut parvenir à décrire la modification du système dans sa complexité. Par exemple, la présence d'un virus altère la production de certaines protéines du système immunitaire, provoquant une baisse des interleukines lesquelles modulent dans les régions insulaires le sentiment de fatigue. La simplification du raisonnement, c'est dire que le virus fatigue. Ce qui fait un peu court.

En revanche repérer que souvent le symptôme existe seulement dans l'expérience vécue du médecin somaticien sonne juste, et surtout la valeur du symptôme dans la communication n'est pas semblable : le symptôme médical possède une grande valeur informative par lui-même, tandis que le symptôme psychiatrique, tenant lieu, puisque si l'on en est là c'est que la communication a échoué, d'un autre signifiant qui reste à découvrir, est souvent abscons, énigmatique.

Quoiqu'il en soit, la fatigue pathologique (asthénie en langue française, fatigue en langue anglaise), dans le champ de la médecine somatique, est curieusement un symptôme dont la définition est approximative, floue, et d'un poids secondaire lors de l'authentification d'une entité pathologique ou le choix d'une stratégie thérapeutique. Plusieurs niveaux d'explication de la fatigue coexistent sans s'articuler pleinement : le niveau biochimique, le niveau neurophysiologique, le niveau neuropsychologique. La décomposition contemporaine de la fatigue selon les trois catégories, physique, cognitive et émotionnelle, telle que nous l'avons décrite dans le Reposoir, est elle transposable dans le domaine de la phénoménologie ?

Notre projet, dans l’espace de ce mémoire, est le suivant : nous décrirons un neurologue rencontrant successivement un tableau, puis un ensemble de tableaux qui font série, enfin à l’occasion d’une autre séquence, le peintre qui a réalisé ces tableaux. 

Premier mouvement, un neurologue rencontre un tableau : il est difficile de mettre entre parenthèse ce qui modifie depuis tant d’années notre regard et notre démarche analytique. La rencontre est ce moment  d'apparition à la conscience d'une nouveauté (nous préférons ce terme au classique donné, teinté de théologisme sinon de transcendental), laquelle occupe, envahit, résume la totalité du champ conscient, avant que celui-ci ne devienne un théâtre d'opérations apposant un sujet éprouvant et percevant à un objet dès lors animé. Néanmoins, dans ce duel le tableau subjuguant le spectateur l’emportera rapidement, et la neurologie se fera discrète. L’observation clinique, ici, devient l’errance du regard sur la toile, les détours, les accidents, les pauses, les à-coups de l’examen afin que le lecteur puisse comprendre le parcours visuel du spectateur, clinicien ou non, son exploration telle quelle, exprimée sous l’angle du mouvement ressenti : la scène que nous croyons figée est en vérité mue par l’effet du regard du spectateur. Le nom du peintre est retenu à peu près : Hodler, Holder...


Dans un second temps une autre rencontre a lieu avec un grand nombre d’oeuvres de ce peintre suisse - précisément au musée des Beaux-Arts de Genève. C’est une déception. Mais peu après, nous apprenons que notre4 tableau est le pendant d’une oeuvre exposée au musée des Beaux arts de Berne. Et dans ce même musée, puis dans un second de cette ville, d’autres oeuvres s’inscrivent dans une logique qui nous permet de construire, d’organiser cette série comme une diachronie séquentielle tout en conservant quasi intact l’essentiel de la première rencontre. La dimension temporelle du tableau s’étoffe, sous l’impulsion de notre propre expérience. 


Enfin et alors que nous nous tenions à distance du peintre suite à la déconvenue de Genève, nous prenons contact avec sa biographie. Nous découvrons alors qu’il exprime une philosophie esthétique originale, bien qu’ancrée dans la tradition, et surtout, qu’il a construit l’ultime partie de son travail autour d’une expérience d’une portée universelle, en ce sens que nombreux sont ceux qui l’ont partagée ; mais personne à notre connaissance n’avait transcrit sur la toile, sinon fugitivement, tels le Tintoret peignant sa fille morte5, ou Claude Monet son épouse, la disparition - c’est ainsi que comme beaucoup Hodler nomme la mort - ici progressive d’un être, en l’occurrence celle qui lui était le plus proche.



Ferdinand Hodler (1853-1918) La nuit (1889), détail ; Musée des Beaux-Arts de Berne

    Ces trois moments correspondent approximativement à trois niveaux d’existence du peintre du point de vue du spectateur du tableau. D’abord symbolique : le nom du peintre ; le peintre comme variété d’artiste, artisan expert en maniement de pinceaux et choix de coloris. Cette oeuvre particulière en est le représentant. Nous ignorons encore quel lien l’unit à celui qu’elle représente, et nous proposons de nommer ce dernier le fantomatique dans la mesure où un lien existe mais où le représenté inconsistant n’a pas de visage. Puis incarnée, autour d’un premier visage : le peintre prend forme, le temps d’une pose. Nous en identifierons immédiatement l’expression terrorisée qui nous renvoie à la cause de cette terreur, ici proche du monstre installé dans le cauchemar de Füssli, le fantomatique étant déplacé du peintre au spectre effrayant. Enfin, beaucoup plus dense et prenant corps dans une dimension existentielle, Ferdinand Hodler, dont l’oeuvre est nourrie des évènements de sa vie, devient le héros d’une narration picturale où il tenterait au moyen de son art de raconter la transformation inéluctable du corps-objet de la mère de son enfant, tout en maintenant à flot son amour pour cette femme en cours de désincarnation.

    On peut y voir encore l’évolution philosophique d’un peintre : son maître concept esthétique, le parallélisme, qui lui est propre, est d’abord illustré par la coexistence des personnages - l’idée de Hodler est perceptible dès le premier contact visuel : la juxtaposition verticale ( la mise en parallèle ) de ces individus évoque l’organisation qui les rassemble. Puis nous découvrons plusieurs oeuvres complémentaires exposées dans la même salle du musée de Berne, qui relèvent également du parallélisme, mais simultanément suggèrent une organisation diachronique séquentielle, livrée ici dans le désordre. Enfin le parallélisme est transposé radicalement du domaine spatial au temporel, de la juxtaposition des formes à leur succession, la transformation lente du visage du peintre, grand producteur d’autoportraits, s’opposant à la dégradation rapide du corps de son épouse malade.

    Lors de la désincarcération délicate de ce mémoire à partir du texte initial, le Reposoir, nous fréquentions de près un thérapeuthe d’un genre inhabituel, le Professeur Friedrich Nietzsche, que nous avons convoqué plusieurs fois en cours d’intervention.



Ferdinand Hodler (1853–1918) Die Lebensmüden 1892
149,7 × 294 cm
Neue Pinakothek, Munich


Phénoménologie du fatigué (1) : relation d’une rencontre

    Une fatigue heureuse atteste l'accomplissement de l'effort et annonce le délice d'un repos mérité : de ce moment présent où cette fatigue détendue embrasse le passé et le futur, jaillit un sentiment de plénitude - chacun qui non pas travaille sous la contrainte mais exerce son art à son rythme s'enivre de cette joie libre de tout regret et de toute appréhension. À l’opposé une asthénie sans motif, ou l'éreintement du tâcheron, redoublés d'une lassitude à l'égard du monde, modifient la perception de celui-ci et de soi, au point de rendre palpable dans les muscles et traçables selon les rides de la peau la tension que provoque  la mise en équivalence du passé et du futur ; un même harassement qu'aucune nuit n'efface uniformise la veille au soir et le lendemain matin. La perception du monde du trimardeur est monochrome, telle la grisaille naturaliste d'un peintre de la condition humaine, et a perdu toute perspective autre qu’une exténuante répétition.

Les fatigués de la vie

      Les Fatigués de la vie (1892) du Suisse Ferdinand Hodler (1853-1918) sont exposés à la Nouvelle Pinacothèque de Munich. Une vaste toile, près de trois mètres de largeur, un mètre cinquante de hauteur, que l'on peut analyser à loisir dans la quiétude du musée. Cinq hommes sont assis sur un banc, devant un mur borné de chaque côté par un tronc d'arbre maigrelet, limogeant l’horizon. La part du ciel est réduite à deux coins permettant de constater que derrière le mur est dressé un autre mur. Aucun indice ne permet d'identifier la nature du lieu de leur réunion : on peut supposer qu'il s'agit d'un hospice, d'un asile, d'un monastère vétuste, d'une maison de retraite. Évoquer un sanatorium, ou un établissement de cure, serait faire preuve d’optimisme, supposerait un possibilité d’inversion du cours du temps. Ce sont des vieillards, d'âges divers cependant ce dont témoigne la variété du coloris des cheveux et des barbes. Silencieux, figés, ils sont indifférents les uns aux autres, nul bâillement ni pandiculation ne signalant la fatigue de l’un à l’autre.

    Le personnage central, le seul dont le visage soit glabre, est affaibli au point qu'il n'a pas même la force de joindre les doigts, d'ébaucher un geste de prière. C’est trop dire : contentons-nous de constater que ses mains sont vides, rien n’indiquant qu’il soit désormais en mesure d’éprouver une quelconque action sur le monde. Ses compagnons hirsutes ne valent guère mieux, qui bientôt enfouiront leurs visages dans leurs mains inutiles. Ses genoux sont déportés sur sa droite, augurant une scoliose ou quelque déformation dolente et irréductible de la colonne vertébrale. Ses épaules tombantes sont nues, un drap noué autour du torse retient la saillie de l'abdomen tandis que ses voisins portent des camisoles longues comme des soutanes ; ses pieds ne sont pas chaussés. Il est le seul dont on ne puisse saisir même indirectement le regard, plongé vers le sol, vide de toute visée sur le monde. Autant dans cette posture sans tenue, que dans ce regard sans objet, dans ce corps en somme dépourvu d'intention, nous reconnaissons celui que l'espérance a oublié dans l’antichambre d’un arrière-monde.

    Tantôt nous apparaît la similitude de la condition de ces avachis sur terre battue, tantôt la singularité de chacun prend le pas, comme si l'idée du peintre avait été de provoquer une oscillation entre l'ébauche d'une exhaustion de l'étiolement et la dramaturgie collective et immobile de l'accablement. Les visages portent effectivement des regards différents. Ils nous permettent de construire une matrice selon deux axes, celui des ressemblances - ces fatigués sont tous vêtus de blanc, assis sur le même banc, dans le même asile ; et des différences : leurs visages, leurs phanères, leurs regards sont divers, nous y verrons le triste, l'inquiet, le maussade, le désabusé, le déprimé... Et pour revenir un instant à notre métier, de repérer, à droite outre le parallélisme de Hodler, la nosologie de la fatigue, s'il est possible d'en dresser une ; à gauche, une fois la généralité abandonnée pour la particularité, la phénoménologie du fatigué. Menacés par la contamination, les deux personnages aux extrémités du banc hésitent entre imploration muette et résignation.

Du visage au corps

    Dans la hâte du premier jet d’une description nous pourrions conclure que ces personnages sont inexpressifs. Ce serait une double erreur : d’une part, il semble difficile de présenter un visage sans expression ; qu’on (le peintre, ou nous) le veuille ou non, un visage est certes une collection de traits mais aussi le support d’une émotion, de la même manière qu’il semble jeune ou vieux, homme ou femme, lapon ou trobriandais. Ce que nous attendons d’un visage peint, est une possibilité d’identification : par la ressemblance, par les critères catégoriques, par l’expression caractéristique d’une émotion. Il nous est ici facile d’avancer qu’il s’agit de personnages caucasiens, masculins, âgés.

    Nous sommes peut-être hésitants devant le vocabulaire émotionnel qui nous est proposé ; mais ne pas identifier du premier coup d’oeil l’état civil ou une mimique caractéristique, par exemple devant un portrait de Jawlensky6, ne signifie pas que nous ne sommes pas en quête d’une expression et d’une identité ; nous serions enclins à repérer chez nos fatigués de la tristesse, ou de la colère. À cette époque il existait encore une relation fiable entre le titre du tableau et ce dernier, or on a bien lu sur l’étiquette qui nous permet d’identifier l’auteur, la période, le lieu de fabrication de cet objet particulier : les fatigués de la vie. En dépit donc de cette invitation du peintre et de la direction du musée nous ne sommes pas préparés à la rencontre de l’expression faciale de la fatigue sur une toile et dans ce lieu. Dans la vie, oui, et très banalement : « tu as l’air fatigué », combien de fois l’avons-nous chacun dit et entendu. Mais la fatigue ne figure pas au catalogue des émotions muséales. Une question surgit : qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que la fatigue est une émotion ? Avant de répondre, poussons notre réflexion en nous arrachant à la fascination qu’exercent les visages.

    L’autre erreur en effet serait de limiter notre évaluation au seul visage. C’est pourtant ce qu’enseignaient Charles Lebrun ou même Charles Bell lorsqu’ils rédigeaient la manière de dessiner les passions, sans oublier les physiognomonistes, Lavater et son petit traité que l’on emportait en voyage pour l’ouvrir discrètement dans une diligence et savoir si l’on pérégrinait dans la compagnie d’un coquin ou d’une personne de confiance... Georget demande à Géricault le portrait de dix monomanes, convaincu que ce génie saura rendre lisibles les traits caractéristiques d’une joueuse pathologique, d’un kleptomane ou d’un voleur d’enfants. Les fatigués de la vie sont la démonstration de  la vanité des projets de Lavater ou de Georget, et de l’importance de la posture dans l’identification de la fatigue : les visages des fatigués assis côte à côte peuvent être dit neutres, indifférents, ou indéchiffrables, comme il pourraient évoquer une émotion intermédiaire entre la tristesse, et le dégoût. Mais le fatigué se révèle par sa posture. Quand donc a-t-on commencé à se préoccuper de présenter un fatigué sur un tableau ? Ils ne sont pas légion, ceux qui ont abordé ce thème peu avenant : la jeune fille italienne de Cézanne, les lassitudes de Toulouse-Lautrec et de Tamara de Lempicka, Christina’s world d’Andrew Wyeth, "Big Sue" Tilley de Lucian Freud, le Fat Man de Ron Mueck...

    Appelé en renfort, le nuage sémantique de la fatigue autant que l’observation du tableau rectifient nos critères d’évaluation de l’expression de la fatigue : celle-ci se lit non pas sur le visage mais sur le corps. La fatigue est souvent métaphore, porteuse d'un sens emprunté. Nous disposons d'outils très puissants pour analyser les phénomènes de proxémie linguistique, grâce à l'Université de Caen. Ci-dessous figure le nuage sémantique de la fatigue : l'on ne s'étonnera pas du voisinage de l'asthénie et de la lassitude ; d'autres termes renvoient à la pesanteur, au fait d'abattre, éventuellement à l'aide de cordes ; la prostration désigne l'aboutissement de se prosterner ; l'épuisement possède une connotation énergétique. À l'autre bout de la nébuleuse se trouve le travail. Et pas très loin de lui l'ennui. Mais pas la douleur, curieusement pour nous qui rencontrons souvent les deux notions, fatigue et douleur, entrelacées 7.

Le corps fatigué

Dans son journal, Kierkegaard en 1845 écrit : "tel un invalide impatient d'ôter ses bandages, mon esprit en pleine santé languit de se défaire de la fatigue du corps. Tel le général victorieux réclamant alors que sa monture a été tuée sous lui, un nouveau cheval, mon esprit plein de vaillance pourrait crier : un nouveau cheval, un nouveau corps !"

    Quel corps la fatigue envahit-elle et fait ployer ? Le corps à la traîne dont se plaint Kierkegaard est le corps objet, celui qu'il possède, qu'il a, qui pèse une tonne comme le cheval mort sous le général victorieux, enfin celui qu'il tient résolument à distance de son esprit vaillant - le général juché sur un cadavre8. En revanche le philosophe du Traité du Désespoir est incarné dans cet esprit, qu'il est, par lequel il est au monde plus que par son "étouffant manteau d'inconsistance". Le dualisme de Kierkegaard lui permet de conserver l'illusion d'un lieu sûr, l'esprit dans lequel il est chez lui, dont il n'a pas à craindre l'abandon même au plus fort de l'angoisse, tandis que le corps que nous sommes, par lequel nous faisons l'expérience du monde, manque lui faire défaut à chaque instant. Puisqu'il est de notre condition de précéder le destin, d'en accepter, d'en assumer d'être non pas la victime mais l'acteur, chacun est précipité, propulsé à la rencontre de soi-même. Or, l'attitude du fatigué n’est pas une rétropulsion, tendance à la chute en arrière ; ni une antépulsion, projection vers l'avant de la tête et du corps ; mais un flessum, affaissement des membres inférieurs, amorce d’une flexion de la cuisse sur le bassin et des jambes sur les cuisses, annonçant que l’on se laissera choir sur place - Dickens décrit un vieillard se rasseyant sur sa chaise comme « un vaisseau coulant à pic» 9- tandis que des mains ouvertes et vides achevant les bras inertes s'échappent toute velléité de résistance au sens d’action sur le monde. La trahison du corps sonne la retraite d'une bataille perdue d'avance.

La fatigue, sentiment corporel

    Nous souhaiterions pour commencer nous défaire de l’idée commune selon laquelle la fatigue serait une sensation. La fatigue pathologique est un symptôme sans domicile fixe : bien sûr peuvent mon bras peser, mes paupières tomber, ma tête mal tenue s'incliner, ma jambe défaillir au cours d'une marche. Mais l'asthénie est diffuse, non définie par une topographie. Elle n'est donc pas fatigue du corps anatomique, corps-objet des chirurgiens et des pathologistes, der Körper des phénoménologues allemands ; mais fatigue du corps vivant, du corps sujet, der Leib d'outre-Rhin, le corps propre dans et par lequel chacun d'entre nous est incarné. Un corps inséparable, dont la chair est fatiguée non pas ici ou là mais globalement, comme le démontrerait une oeuvre de Lucian Freud : "Big Sue" Tilley bien en chair repose échouée sur un canapé, la fatigue unit ce que nous donne réellement à voir le peintre et l'envers de la toile. Par l'incarnation de la fatigue, "Big Sue" Tilley est fatiguée. De même Christina rampant vers sa lointaine maison.10

    Les sentiments cartésiens, la faim, la soif, et avec près de quatre siècles d'avance sur sa définition contemporaine, la douleur, augmentés de la fatigue depuis Kierkegaard, seraient désormais des sentiments corporels, lesquels sont distingués des sentiments généraux, non corporels (l'amour, la haine, la joie, la tristesse et bien d'autres, soit le catalogue des passions cartésiennes, et quelques sentiments kierkegaardiens : l'ennui, la souffrance, l'angoisse, les deux premiers étant partagés par Schopenhauer). Toutefois Descartes s'il ne la situe pas dans le Traité des Passions envisage très précisément la question de la fatigue dans sa correspondance avec la princesse Elisabeth de Bohême (la fille du roi Frédéric de Bohême) datée du 6 Octobre 164511 :  à propos des exercices du corps, agréables tout en étant parfois forts pénibles, il note que "souvent c'est la fatigue et la peine qui en augmentent le plaisir". Un peu plus loin une expression heureuse surgit, qui nous enseigne le rapport cartésien entre le sentir, l'émouvoir et la passion : "elle (l'âme,) se plait à sentir émouvoir en soi des passions."

    Nous comprenons que ces sentiments qualifient le corps par le truchement duquel procède l'expérience du monde. Un corps selon qu'il est affamé, assoiffé, douloureux, asthénique, déroulera singulièrement son expérience du monde. La fatigue modifie notre rapport pratique au monde et notre interprétation, notre compréhension de celui-ci,12 sans   en modifier l'explication. Un corps fatigué construira un monde, un temps, un espace, une relation à autrui à l'aune de cette fatigue. Un monde lent et rétréci, un monde épuisant. Se dessine une économie de la fatigue, et se dégagent deux interprétations : celle du sportif - je suis épuisé, noyé d'endorphine et nageant dans le bonheur, puisque demain, reconstitué, régénéré, je me serai refait une santé et je pourrai recommencer ; contre celle de l'asthénique : je suis épuisé, parce que je n'ai plus de ressource, et que toute ma vie je vivrai chichement des restes d'une énergie non renouvelable sans rien pouvoir entreprendre.

    Mais avant cela, préexiste le rapport à notre corps, notre être-au-corps pour reprendre l'expression de Georges Charbonneau13, sentiment a priori, qui précède l'expérience : le sentiment corporel est un senti du corps, un donné, un imposé. Cet être-au-corps aboutit à une appropriation dans le meilleur des cas : celui où le corps par son bon fonctionnement, sa congruité, le plaisir auquel il permet d'accéder sinon le silence de ses organes, autorise une expérience du monde sereine voire exaltante et l'amor fati, l'acceptation des fluctuations de nos performances et de leurs conséquences.

    Une rencontre d’un autre type - un article lu dans une revue incontournable, en 2002 - a modifié radicalement notre conception de la douleur, plus exactement nous a conduit à accepter la définition consensuelle actuelle de la douleur comme expérience émotionnelle14.

Passion, sentiment corporel, émotion
   
    Soit une définition de l’émotion qu’il nous faut expliciter : un sentiment (un ressenti), couplé avec un mouvement, (un comportement). Ce qui correspond tout-à-fait au vivre d’Arthur Tatossian intégrant vécu et comportement. Il n’est peut-être pas trop tard, peut-être même le moment est-il justement venu, alors que nous venons de pointer la prépondérance du corps sur le visage dans l’expression de la fatigue, pour préciser l’usage du terme émotion là où certains eussent choisi passion, et d’autres contemporains le sentiment voire, pire, la sensation. Le choix de ce terme n’est pas l’effet d’un caprice mais d’une longue réflexion que nous exposons ailleurs15. Pour résumer : l’émotion est un concept dont la signification est l’une des plus confuses de la philosophie comme de la psychologie. Du point de vue synchronique elle est partie indissociable d’un système, pléiade de fonctions mises en place il y a quelques millénaires, séparant l’entendement de l’action. Ce système une fois installé a été soumis à la question aristotélicienne le sommant de justifier comment l’on pense ainsi, et pourquoi l’on fait cela. On en trouve chez Platon une description robuste dans le Phèdre : c’est l’epithumia. Puis il a évolué de telle sorte que l’émotion a chez certains perdu sa référence première au mouvement, à l’action, à l’initiation de l’action, physique ou, métaphoriquement, psychique. Les neurosciences en l’instaurant objet de leur savoir ont contribué à sa réification tout en réaffirmant l’intrication de l’émotion avec la cognition et l’action.

    Du point de vue diachronique l’émotion s’est dégagée de la passion selon deux processus : l’un est une laïcisation de la passion, selon la thèse de Thomas S. Dixon, repérable à la fin du XVIIIe siècle chez Thomas Brown16. Elle permettra à Darwin d’universaliser l’expression des émotions, chez l’homme et chez l’animal. L’autre est sémiologique : l’émotion, variation brève, phasique, s’exprimant dans les deux registres physique et psychique est distinguée de la passion, modification durable, tonique. Chez Descartes - de manière absolument originale - sont distinguées les passions, mouvements de l’âme, et les sentiments, modes de sensation particuliers, internes, signalant un besoin : la soif, la faim, et avec quatre siècles d’avance la douleur. En germe, l’idée que le sentiment provoque un mouvement. Il faudra attendre Sherrington pour inventer l’intéroception, ensemble des sensations internes émanant des organes et intégrées par le cerveau. Bud Craig définira l’émotion comme la combinaison d’un sentiment corporel et d’un comportement dont la finalité est le maintien de l’homéostasie17. Aux sentiments cartésiens, à l’intéroception de Sherrington, et aux sentiments corporels de Craig (température, démangeaison, douleur, toucher sensuel, sensations musculaires et viscérales, activité vasomotrice, faim, soif, manque d’air...),  nous avons proposé dans le Reposoir d’ajouter la fatigue : ce qui signifie que nous considérons celle-ci non plus seulement comme un sentiment corporel isolé, mais comme la partenaire indissociable d’un comportement définissant une émotion homéostasique.

    Bien qu’il ne soit pas fait mention à Munich de ce lien, les fatigués de la vie sont ou peuvent prétendre être le pendant des Âmes perdues, réalisées la même année 1892, exposées au Musée des Beaux-Arts de Berne. Les dimensions sont analogues, la construction parallélique est identique. Les regards ne sont plus accessibles, les pieds nus dépassent des aubes noires. Un remord sidérant alourdit les têtes et courbe les échines. Le mur a disparu, la prostration des cinq protagonistes est majorée, l'effet de symétrie accentué. Hodler parcourt la décrépitude en deux courtes séries convergentes dont la dernière étape, centrée sur un personnage recroquevillé, aux poignets croisés, au teint cireux,  indique la fin prochaine. Nous identifions du désespoir dans la posture de ses deux voisins immédiats aux visages enfouis dans leurs mains inutiles sinon à soutenir leurs têtes pesantes, incapables d’une prière. La terre caillouteuse des fatigués de la vie a fait place à une herbe rare mais parsemée de tâches colorées, des fleurs sans aucun doute, accentuant le contraste entre les victimes de Chronos, implacable administrateur des fins dernières et la gaieté bruissante de l'Aïon, éternel retour des saisons et des astres.



Ferdinand Hodler (1853–1918)  Die enttäuschten Seelen, 1892,
Öl auf Leinwand, 120 x 299 cm Kunstmuseum,  Bern

La spatialité fatiguée

    L’horizon des fatigués de la vie et des âmes perdues est terriblement bas. Le ciel est réduit ici à deux petits rectangles bleus, là à une mince bande irrégulière. La pesanteur du corps - la disparition du paradigme lourd/léger au profit d’une lourdeur continue, de plus ou moins de lourdeur, sans jamais plus évoquer la légèreté - contamine l'espace lui-même : le ciel est lourd, les regards rivés au sol l’ont rétréci. Erwin Straus préfigure remarquablement la pensée d’Alain Berthoz lorsqu'il distingue l'espace du paysage et l'espace géographique : soit le point de vue egocentré et le point de vue hétérocentré. Comment s'élever et concevoir une vue d'aigle lorsque l'on est soi-même accablé comme Gulliver entravé à Lilliput 1819 ? La colline chétive à l’arrière-plan, autrefois accessible parce que d’un coup d’oeil nous mesurions la distance qui nous en séparait et l’effort qu’il eût fallu produire pour la gravir, ne sera l’objet d’aucune ascension. L'espace, distingué d’ordinaire entre lieux à portée et d'autres hors d'atteinte, n'est plus constitué que d'objets et de lieux contaminés par la fatigue, intangibles, et que l’on ne peut déplacer.

     Nous avons tenté de repérer des indices permettant d'identifier chez les fatigués de la vie une dislocation de l'imbrication des espaces vécus (espace du corps, espace péri-corporel, espace hors de portée de main mais à portée de vue, espace hors de portée) : nul n'opère cette distinction s'il n'est familier de Sommer20 ou de Berthoz. Ou simplement fatigué : dont l'évaluation de la quantité d'énergie nécessaire à la réalisation d'une tâche occupe une grande part de l'activité mentale, et ajoute le prix du calcul mental à la fatigue.

    En contemplant les vieillards dans leur station inconfortable sourd une autre idée terrible : ces fatigués attendaient-ils de pouvoir enfin se reposer ? Leur en a-t-on fait la promesse, ou se sont-ils bercés d’illusions ? En ce cas quelle doit être leur déception ! Comment se délasser sur un banc aussi peu accueillant, le bois rude au contact de la peau et la peau sur les os ! Nous entrevoyons que se reposer n’est pas simplement interrompre l’action en cours, mais suppose qu’on lui substitue une autre activité : trouver un lieu adéquat, bâiller, se livrer à quelques étirements et mouvements d’approche du coin où l’on décide de s’allonger, tâtant le sol, si possible herbeux, plaçant un vêtement en guise de coussin, vérifiant qu’aucun caillou ne risquera de nous rentrer dans les côtes ou la hanche ; avant de s’y reprendre à plusieurs fois pour enfin adopter une posture où le relâchement musculaire n’est pas contredit par une tension douloureuse. Se reposer est tout un art, et certainement pas le simple arrêt de l’action. Nos fatigués de la vie n’en peuvent plus de ne pouvoir accéder au repos.



Ferdinand Hodler (1853–1918)  Die enttäuschte Seele, 1892

    Cette mise en scène d’un accablement contagieux, dans un décor désolé qui n’a rien de pittoresque, est farcie d’intentions que nous découvrons peu à peu. L’ultime que nous dévoilons en cette fin de chapitre, est qu’il règne ici une atmosphère d’un champ de bataille, mais d’une bataille perdue sans livrer combat. Le fatigué aspirerait à se retrancher, il voudrait tant se protéger du monde et de son rythme insoutenable, et simultanément cacher sa honte de ne pas être dans le tempo21 comune. Hodler expose à tous, au propre et au figuré, la quasi nudité du fatigué dans un contexte où nulle part il ne peut s’échapper ni se terrer, figé dans un désert au point de fuite inaccessible.




Les différentes fatigues de Peter Handke
   
    Parfois un texte et un tableau entrent en conjonction : ainsi avons-nous établi une affinité entre Peter Handke22 et Ferdinand Hodler. Le texte débute par une déclaration d'intention prometteuse en même temps qu'une résonance avec le tableau : Je veux raconter les différentes visions du monde des différentes fatigues. Une phrase très phénoménologique : si l'expérience du monde est entreprise avec un corps fatigué, ou douloureux, ou meurtri, ou amputé, le monde que l'on construira avec ce corps en portera la marque, s'en ressentira. Puis : Grâce à ma fatigue, le monde était grand et débarrassé de ses noms. Que n'eût-il écrit umfassend au lieu de gross ! De l'immense monotonie des plaintes des asthéniques, émerge en effet l'expérience vécue d'un monde non pas "grand" mais étriqué comme une peau mal ajustée ; expérience désinsérée, dessertie d'un monde vaste tel une steppe dont l'idée seule de la parcourir serait épuisante. Non pas débarrassé de ses noms mais embarrassé d'objets parfaitement orthographiés, si pesants qu'ils sont indéplaçables et forment autant d'obstacles à toute progression. Les fatigués sont si mal à l'aise devant un espace encombré de lourds objets qu'ils n'ont de cesse de trouver un endroit où s'allonger. S'écrouler presque s'il n'était un banc, comme pour les curistes de Hodler.

    Nous sont familières en revanche les ambiances particulières, les atmosphères opposées par l'auteur soucieux d'évoquer chez chacun la fatigue hautement personnelle : d'un côté celle, heureuse - le nuage de fatigue, une fatigue esthétique écrit-il, unifiante et pacifiante - partagée silencieusement avec les moissonneurs de son enfance lorsque le vacarme de la batteuse s'arrête en fin d'après-midi et que tous accèdent au repos, chacun à sa place ; de l'autre, la corvée que fut sa participation à la construction de la maison familiale, cet accroupissement, ni couché, ni debout, d'un enfant posté à la fabrication du ciment, incapable de manger ni de parler, qui se lèvera plus fatigué que lorsqu'il s'est endormi abruti par le labeur. Plus tard l’increvable dichotomie entre le corps et l'esprit autorisera la mise en correspondance de la prostration et de la paralysie avec l'aboulie et l'insomnie.23 L'effet d'éloignement de l'autre, renvoyé à sa propre fatigue, est contre-balancé par les rares instants d'extase érotique - stupeur et joie de rencontrer des êtres qui souffrent comme vous24. Une sorte de transmutation grisante apparaît alors, accordée seulement aux guetteurs que la culpabilité tient éveillés et non aux brutes "sans-fatigue" qu'aucun remord n'empêche de dormir. Handke apprivoise la fatigue devenue son alliée, sa seulfatigue acclimatée. La fatigue est la compagne de l'ivresse, celle-ci est provoquée par le manque de sommeil, l'ivresse insomniaque est teintée par la fatigue poussée à son paroxysme, et par une opération alambiquée la fatigue devient l'ivresse. Il préfère "lutter contre la fatigue" comme on lutte avec l'ange, s'enivrer paradoxalement d'un effort qui le tient éveillé contre ce qui menace de l'anéantir et lui procure une jouissance ; au lieu d'utiliser l'expression conventionnelle qui est, en allemand comme en anglais ou en français : lutter contre le sommeil, fight against sleep, Kampf gegen den Schlaf - titre d'un livre ésotérique de Gurdjieff que Handke ne désirait peut-être pas vraiment exhumer de ses oubliettes intimes. Les leçons de Pierre Janet sur le sommeil comme activité coûteuse nous reviennent à l'esprit.25


Les âmes perdues et les corps de la nuit

    Le noir des soutanes des âmes perdues renvoie à celui du tissu qui recouvre plus ou moins les corps de la Nuit, oeuvre centrée sur l'autoportrait multiple de Hodler en proie au pire des cauchemars, seul éveillé parmi ses avatars endormis. Lesquels sont entassés sur l'espace de la toile d'où a presque disparu le souci de la perspective décomposée par l'obscurité, tels des strates géologiques ou une toile de son maître Puvis de Chavanne. Nous revient alors un paragraphe de la Généalogie de la morale : « Faire sortir l’âme humaine de tous ses gonds, la plonger dans la terreur, le froid, l’ardeur et le ravissement, de sorte qu’elle échappe comme par enchantement à toutes les petites misères de son malaise, de son ennui, de son dégoût : quelles voies conduisent à ce but ? Et lesquelles y conduisent plus sûrement ?… Au fond, toutes les grandes passions peuvent servir à cela, pour peu qu’elles se déchargent subitement : la colère, la peur, la volupté, la vengeance, l’espoir, le triomphe, le désespoir, la cruauté »26



Ferdinand Hodler (1853-1918) La nuit (1889) Musée des Beaux-Arts de Berne

    Hodler, omniprésent sur cette toile, est certes tourmenté par sa situation ambigüe - la dormeuse de gauche, Augustine Dupin, lui a donné un fils, tandis qu’il épousera sa maîtresse Bertha Stucki allongée à ses côtés à droite - mais c'est le fantôme de la mort qui est assis sur sa poitrine tel le démon du Nightmare de Füssli27 : son visage exprime l'effroi le plus extrême selon les canons établis par Charles Le Brun deux siècles plus tôt dans sa Méthode pour apprendre à dessiner les passions (1698) ou le stéréotype imposé par Ekman en 1972 (voir ci-après)


.John Henry Fuseli - The Nightmare 1981

 La fatigue ne figurant pas au catalogue des passions, il faudra à chaque peintre qui s’aventure à la mettre en scène découvrir un procédé efficace : Hodler appartient à cette poignée d’artistes qui ont découvert non pas les traits mais les postures de la fatigue et de son comble, l’épuisement. Les fatigués de la vie et les âmes perdues, les uns comme les autres, n'ont plus qu'un sentiment à leur répertoire, le sentiment d'épuisement chez les premiers, de désespoir chez les seconds, défaits des articulations avec l'action qui permettraient d'annuler ces tensions ultimes et de restaurer, ici la force de vivre, là l'espérance.

Ferdinand Hodler (1853-1918) Eurythmie (1995) Musée des Beaux-Arts de Berne

Phénoménologie du fatigué (2) : découverte d’une chronologie

    Ferdinand Hodler peint trois années plus tard le même quintette, cette fois-ci piétons, debout, de profil, en courte procession, foulant de leurs pieds nus le même sol pierreux que celui des âmes perdues. Leur trajectoire commune est bornée par les deux arbrisseaux rachitiques entre lesquels il avait été construit un muret masquant l'horizon des fatigués de la vie. Eurythmie est le prélude d'un mouvement dernier que l'on pourrait décomposer en trois temps : d'abord un quart de tour sur place, dans notre direction - les spectateurs. Puis la construction du mur et l'installation du banc. L'effondrement des protagonistes enfin, comme peut l'imaginer chacun qui a observé un marathonien à bout de force s'écrouler sans cérémonie.

    Eurythmie signifie le bon rythme, et selon Rudolf Steiner l’harmonie entre geste, parole, et chant. Ici Hodler tourne en dérision la synchronisation de l'allure, l'uniformisation des tenues, la communauté de la direction et des attitudes : ses marcheurs sont muets. Les têtes sont fléchies, les enjambées raccourcies par les plis des tuniques trop longues. Les regards attentifs aux aspérités du sol parviennent encore à éviter de trébucher. Il persiste la trace d'une hiérarchie déliquescente parmi cette poignée d'hommes :  le personnage central des fatigués de la vie et des âmes perdues avait attiré notre vigilance comme le plus atterré, le plus proche de l'anéantissement confirmé par sa posture. Il occupe ici la quatrième position à partir de la gauche : nous reconnaissons la chevelure ébouriffée, le visage anguleux ; son vêtement n'a pas glissé et le drape encore d'un semblant de dignité. Celui qui ferme la marche, tête fléchie, se tient légèrement en retrait, marquant un reste de déférence. Ses pas sont comptés, il arpente l’espace minimal que lui autorise l’adynamie de la fatigue : laquelle tôt ou tard le confinera, tel Molloy, à l'immobilité28. Le personnage central, la tête inclinée et les bras ballants n'incarne aucune autorité. Les deux premiers postés en avant-garde sans avoir cherché à occuper cette position sont en conversation, ce qui ralentit leur rythme et les désolidarisera des suiveurs.

    La perception, écrit Merleau Ponty, affirme plus de choses qu'elle ne saisit, et toujours inachevée renvoie à un au delà de ce qui est donné29. Déjà nos commentaires ont débordé des cadres, échafaudant des hypothèses à propos de ce qui s’est passé peu avant la saisie de la situation par Hodler, voire anticipant une bribe d’avenir. Une protension en direction de l’avenir, une rétention du passé, arriment chaque moment à la course du temps.

    Nous savons désormais que ces futures âmes perdues, ces damnés de la colline décatie, accèdent à la conscience de leur finitude, dont une première répercussion est d'en éprouver physiquement, corporellement, la pesanteur. Comme un enfant rangeant des images qu’on lui a présentées dans le désordre avec la consigne de reconstituer une histoire cohérente, nous pouvons établir la séquence suivante : Eurythmie (1895) devance les fatigués de la vie (1892) lesquels eux-mêmes annoncent les âmes perdues (1892). La séquence embrouillée de leur effondrement, proposée dans la confusion par Hodler, nous permettra d’accéder à la dimension phénoménologique fondamentale, le rapport au temps. Eurythmie accorde à chaque protagoniste une position qui n’a pas de raison d’évoluer sinon par hasard : si l’un trébuche, si la discussion des deux avant-gardistes les amène à se figer, si l’excès de fatigue de l’un le contraint à marquer le pas. Mais lequel chercherait à dépasser l’autre ? Nulle trace de hâte, au contraire, rien ne semble propulser les marcheurs, soumis à une force qui les clouerait plutôt sur place, une pesanteur qui deviendra insupportable comme leurs têtes écrasées par le fatum et que leurs mains ne suffisent à soutenir.

    Le spectateur, véhiculé de Munich à Berne et là d’un mur à l’autre de la salle où sont exposées les oeuvres de Ferdinand Hodler, éprouve l’illusion d’avancer dans le temps puis d’en remonter le cours, effectuant une synthèse chaotique qui a lieu d’être mais éparpillée. Cette expérience de la diachronie séquentielle recomposée nous permet de comprendre, parce que rien ne s’emboîte parfaitement d’une phase à l’autre de cette série, l’inachevé de chaque oeuvre, laquelle renvoie à un moment autre que celui qui est présenté. Nous évoquerons ce qui a précédé la déchéance, puis ce qui l’a précipitée.

   
Avant, pendant, après la chute

Ferdinand Hodler Aufstieg und Absturz (1894) fragments Musée Alpin de Berne

    Les fatigués de la vie parvenus à la conscience de l'être sont écrasés sous le poids de leur finitude. Comment les épuisés de l'existence en sont-ils arrivés là, est une problématique que le peintre aborda indirectement dans une oeuvre monumentale en deux tableaux immenses. Aufstieg und Absturz (1894), l'ascension et la chute, illustrent la présomption prométhéenne et l'imprévisible mais inéluctable catastrophe à laquelle condamne l'hubris, la démesure de celui qui prétend fréquenter le domaine réservé des dieux : les plus hautes cimes, les nuages ennemis de Nietzsche30, l’azur ensoleillé fatal à Icare. ((Faute d'acquéreurs ces oeuvres parallèles furent découpées en fragments, dont les survivants sont actuellement réunis au musée alpin de Berne.)

Or c'est une hubris permanente que prêche un philosophe, précisément Nietzsche, pour son propre et seul usage il est vrai, tant est grande sa fatigue de l'humanité. Le berlinois d’origine coréenne Byung Chun Han31 rappelle que Prométhée en dérobant le feu a condamné l’humanité au travail, autrement dit, à la fatigue, celle des encyclopédistes comme celle des bagnards. Toutefois, nous fait-il remarquer, la valeur du travail a été bouleversée, la performance a supplanté l’obéissance, et les salles de sport et autres centres d’auto-discipline ont remplacé les lieux de surveillance et de punition, installant de nouveaux cultes et élevant des statues à l’Effort et à la Fatigue. Un tour de force rhétorique a transformé il n'y a pas deux siècles la condition de l'esclave en prérequis de la réalisation du soi de l'homo faber. L'instant d'avant ce bouleversement axiologique, le Dictionnaire de l'Encyclopédie traitait l'entrée Fatigue en cinq lignes éloquentes : "FATIGUE, s. f. (Gramm.) c’est l’effet d’un travail considérable. Il se dit du corps & de l’esprit, & il se prend quelquefois pour le travail même : on dit indifféremment les travaux & les fatigues de la guerre ; cependant l’un est la cause, & l’autre l’effet. Il faut encore remarquer que dans l’exemple que nous venons d’apporter, le mot travaux peut avoir deux acceptions, l’une relative à la personne, & l’autre à l’ouvrage". Dans le jargon des forçats, l'activité était nommée grande ou petite fatigue, selon qu'elle se déroulait en milieu ouvert ou fermé32.

    Pour entendre la religion de la fatigue33, il nous restait à comprendre le comportement de la fatigue (physiologique, non pathologique) complétant le sentiment de fatigue pour qu’elle fut enfin partie prenante d'une émotion. Le comportement, l’action de la fatigue, ont été particulièrement étudiés par Pierre Janet34, et de manière exemplaire à propos d’un texte de Philippe Tissié, spécialiste oublié de l’hygiène du vélocipédiste 35.

Les cyclistes de Monsieur Tissié :

    Soit un groupe de cyclistes, qui après avoir bataillé pendant des heures, sont gagnés par la fatigue : ils ne descendent par pour autant de leur bécane, ils continuent à rouler même s'ils s'endorment sur leur guidon... On pourrait penser que l'action se poursuit, mais, finesse de l'analyse de Tissié, ils ne roulent plus de la même façon : lentement, sans chercher à se dépasser l'un l'autre ou soi-même, ce qui reviendrait presque au même pour Paul Ricoeur. On est passé de la course à la promenade. "L'acte qui subsiste est identique à celui de conserver ses gros souliers lors de la halte en montagne, c'est la conservation d'une partie de l'activité."
    Tissié observe l'attitude et le langage du coureur, qui se modifient au fur et à mesure du déroulement de l'épreuve, passant de la fierté voire  de la vantardise, "paradant dans son costume sur sa machine", donnant toute sa valeur à la récompense accordée au vainqueur. Passée la ligne d'arrivée, la plupart auront changé de posture et de ton, pour un laisser-aller et un "à quoi bon" rétrospectif : « Les prix sont mesquins et c'est se donner bien de la peine pour rien. » Cette modification du jugement constitue un véritable rétrécissement, avec une tonalité de renoncement, l'abandon annoncé. Par exemple, le champ visuel du coureur s'élançant sur la ligne de départ embrasse le paysage, les spectateurs, les aspérités de la route ; des heures plus tard, les détails sont ignorés, « il ne voit plus que la route comme une ligne devant lui ». L'expérience du montagnard est analogue. L'acte primaire lui-même, courir ou grimper, perd de sa puissance, de sa précision et pour finir, de la signification, lorsque s'installe la fatigue : disparus le challenge, le dépassement de soi qui donnent des ailes. La même perte de sens guette le lecteur assommé par des heures de concentration.
    La physiologie normale est souvent opulente : tels une maison dont l'éclairage demeure allumé toute la nuit, un repas au décours duquel la moitié des victuailles finira dans la poubelle... Dans le domaine de l'action, nous ne serions pas plus économes. Nos réserves nous paraissent sans limites, et nous dépensons sans compter. Nous bougeons, nous parlons, nous écrivons trop ! Le concept d'homéostasie n'a pas encore de sens au moment où Janet écrit ces lignes ; cependant  nous saisissons tout ce qui déborde du cadre nécessaire mais étroit de la stricte persévération dans notre être, de l'activité autonome nécessaire à l'entretien de la vie : la frivolité du vivant en somme.
    Il y aurait donc dans le repos des actes positifs : cela commence par l'action nouvelle qui remplace l'action interrompue ; certains au moment de leur pause marchent ou même font du sport, nagent ou courent. Chacun son astuce : le mot croisé, la ballade, grignoter, bouquiner... Chacun s'accommode à sa manière, met en place son propre rituel du repos ou du sommeil. Dans le monde animal, même le chat à l'abri de tout danger demeure sur le qui-vive, un rien l'éveille et témoigne de la persistance de l'effort qui accroche la chauve-souris à une paroi rocheuse, le singe au creux de l'arbre, l'hyménoptère à sa brindille. Pour l'entomologiste Fabre, « en réalité, de repos, il n'y en a point, hors celui qui met fin à la vie. La lutte ne cesse point, toujours quelque muscle peine, quelque tendon tiraille, le sommeil qui semble un retour au calme du néant est comme la veille un effort, ici par la patte, le bout de la queue roulée, là par la griffe, la mâchoire. »36
    Penser le rapport entre la partie positive et la partie négative de l'acte de repos n'est pas une tâche facile : Janet suggère sans pouvoir les démontrer des processus d'inhibition et d'excitation, des tendances au repos et au sommeil qui tantôt fonctionnent, tantôt se rechargent, alternativement. Le rôle de l'activité de luxe est trouvé : les actions de distraction maintiennent une excitation générale pendant que l'activité primaire est interrompue. En définitive elles s'avèrent peu coûteuses et avantageuses ; la métaphore électrique s'épanouit, "les tendances fortement chargées amènent par dérivation une augmentation de la force mobilisée au service de la personnalité". Cette nouvelle variété d'action qu'est le repos n'est pas déclenchée par une stimulation externe précise. Janet donne deux exemples : manger et se gratter. Deux variétés de comportements homéostasiques complétant la faim et la démangeaison, deux parmi la série de sentiments corporels, bodily feelings étudiés par Bud Craig37.
    Un mot autour duquel tourne Janet sans l'écrire résumerait maintenant l'étape du raisonnement : la décision. Quel est le signal à partir duquel le coureur change de braquet, le marcheur décrète sa halte, le manoeuvre sa pause, tandis que le clerc assis à son bureau se résout à se lever pour effectuer quelques pas. Janet d'après Tissié cherche d'abord dans le paysage de la randonnée ou du coureur une raison de s'arrêter. Arrêt provisoire, l'activation n'est pas complètement épuisée, baisser les bras ne signifie pas être paralysé, la plupart de ceux qui marquent la pause auraient pu continuer. Une alerte quelconque nous fait repartir. Mlle Joteyko, spécialiste de la physiologie de l'effort, a constaté que le sujet le plus épuisé à l'ergographe n'a perdu en réalité qu'un cinquième de son énergie38. Voilà de quoi expliquer le sursaut d'énergie, le ressaisissement, et les manifestations motrices stupéfiantes des convulsions épileptiques ou de certaines crises conversives ; et distinguer la tranquillité du repos, de l'inertie de l'épuisement.

    Alors pourquoi s’arrête-t-on ? "On sait vaguement qu'on en a assez." La lassitude conviendrait pour désigner ce sentiment signalant l'heure du repos, si elle n'était par l'usage devenue synonyme de langueur. Intervient alors dans la démonstration, sans suite, la pathologie : de ceux qui ne sentent aucune fatigue alors qu'ils sont à l'évidence épuisés, de ceux qui interrompent l'effort immédiatement sans signe d'épuisement réel39. Rapidement est envisagée la réponse ordinaire : l'action du repos est la thérapeutique appliquée raisonnablement à un début d'épuisement. Consciemment. Délibérément. Surgit la question que Janet brûlait d'aborder : l'acte de repos ne pourrait-il pas être primitif avant toute recherche volontaire ? Certes nous nous croyons capables de nous opposer à l'acte de repos, de résister, de poursuivre l'action en cours. Illusion de pouvoir avertit Janet : la conduite du repos existe dès le début de la fatigue : ralentissement, rétrécissement, réduction d'intérêt, maladresses d'exécution sont des actes de repos. Comme toutes les actions elle peut être inhibée dans son développement par l'éveil et l'activation d'une tendance contraire, en particulier par l'effort.

    Résumons-nous : l'acte du repos n'est pas déterminé par les circonstances, ni l'expression d'un épuisement réel, ni provoqué directement par la volonté. La (ré)action de freinage qu'est le repos est cependant organisée depuis longtemps, dans l'ensemble du règne animal, et doit répondre à des stimulations internes, forcément variables (il n’est fait nulle part allusion aux périodes alternées d'anabolisme et de catabolisme). Un individu peut se déclarer fatigué pour de multiples raisons : l'apparition d'une douleur, d'une maladresse, d'une difficulté de parole, d'un bâillement. Le freinage peut-il débuter encore à l'occasion de stimulations intérieures, viscérales, (l'intéroception a été définie en 1906 par Sherrington, non cité), de modifications des fonctions physiologiques ? C'était peu vraisemblable pour Janet.

Effort, Action, Fatigue, Repos

    Un acte primaire n'est pas obligatoirement, tant s'en faut, accompagné d'un effort. Il faut maintenant penser l'intrication de l'acte de l'effort et de l'acte du repos, dont l’analogie est affirmée au fil des pages. Action de l'effort, action de la fatigue, régulent l'activité, alternent en périodes de durée variable, luttent perpétuellement l'une contre l'autre et parfois se mélangent. "Les stimulations de la fatigue sont analogues aux stimulations de départ de l'effort. L'effort se mêle très souvent avec la fatigue et ces deux réactions luttent perpétuellement l'une contre l'autre."

    Tous les actes ne sont pas effectués avec effort. Cependant, "les sentiments (sic) de l'intérêt et du réel" qui durent pendant tout l'état de veille démontrent que nous ajoutons presque toujours à nos actes une certaine action d'effort : rappelons que pour Janet le réel est l'organisation de l'esprit la plus élevée, ce que nous définirions comme un engagement énergétique maximal. La fatigue, action de freinage, apparaîtrait alors lorsque l'action d'effort n'a pas abouti,  "ne fait pas disparaître les troubles de l'action qui étaient son point de départ" : Janet lance alors l'une des idées les plus énigmatiques de son ouvrage: "la plus importante stimulation de la fatigue est l'échec de l'effort".

    La pensée de Janet est le développement d'une matrice complexe dont nous avons tenté de repérer les catégories. L'action est régulée par deux grands principes modulateurs, perfectionnements de l'action : l'accélération qu'est l'effort, le freinage qu'est la fatigue, qu'il faut comprendre comme des actes ajoutés à l'acte élémentaire. La fatigue est une fonction de préservation. La (ré)action de freinage peut faire défaut, ou être présente en excès, voire s'épuiser. Pour nous résumer : au début était l'action, et jusqu'à la fin allons-nous ajouter. La vie c'est l'action, celle à laquelle Magendie déjà subordonnait la sensation.
L'agir du fatigué
   
    Parvenir à se réveiller est aussi laborieux qu'un accouchement, si l'on en croit Henri Michaux40. La question qui nous brûle les lèvres, dès lors que nous affrontons un fatigué chronique, est d'une banalité  accusatrice : mais qu'est ce que vous faites, pour être si fatigué ? La fatigue chez Michaux agit comme un principe de dislocation, nous fait remarquer son commentateur Jean-Pierre Martin41 : le sujet fatigué s'épuise en efforts pour maintenir son unité, laquelle est toujours incertaine, menacée de décomposition et d'écroulement.

    Je suis fatigué parce que je remue, ou peut-être parce qu'on remue. Alors je ne bouge plus. Je suis devenu kinésiophobe. Or bouger est indispensable si l'on veut sentir42 : cette fonction de l'activité, qui s'oppose radicalement au "bouger parce que l'on ressent", est parfaitement illustrée par l'haptique, à propos du toucher, étendue à la vision et même à l'audition ; chacun sait qu'il lui faut, privé de la vue, explorer avec sa main un objet posé dans sa main s'il veut en préciser les qualités et l'identifier43. Par ce geste, je perçois simultanément l'objet et les mouvements de ma main. Cependant mon corps n'est pas perçu comme objet. De la même manière, lorsque ma main touche une autre main, elle ne se sent pas touchée elle-même. Le geste constitue l'objet. Illusion remarquable, puisque l'objet est d'abord le mouvement de ma main et ne pourrait bien n'être que lui44. De même, mon regard me coconstitue avec l'espace vu, par exemple autrui, c'est l'aprésentation husserlienne. Mais mon corps, mes yeux que pourtant je remue, ne sont pas perçus comme objets. Déjà Maine de Biran notait que pour connaître il faut d'abord agir45 : mouvoir la main pour identifier l'objet, mouvoir les yeux pour percevoir l'objet. Pour les autres organes des sens, "un organe peu mobile, qui, s'il était isolé, ne comporterait que des impressions plus ou moins passives et confuses, peut acquérir l'activité qui lui manque par son association ou sa correspondance avec un organe supérieur en mobilité."46 Voici résolu, même en l'absence d'oreilles à géométrie variable, le problème de l'audition comme activité.

    Ces mouvements sont le moyen d'explorer le monde, d'en constituer les objets, de me constituer moi-même en même temps que je les constitue, et cela vaut pour autrui, que je constitue et qui me constitue. C'est par l'expérience vécue du mouvement qu’au sens propre je prendrai connaissance de la multiplicité des points de vue tels qu'Alain Berthoz les a décrits : egocentré, allocentré, hétérocentré. Ainsi constituons-nous une liberté, comme multiplicité des points de vue, et une normalité, comme partage des points de vue.

    La fatigue est prétexte à ne rien entreprendre. Un non-faire permanent, un non-agir, qui décourage toute construction d'un projet ; un rapport à l'autre qui serait une injonction sinon une prière de ne rien faire (est-ce ainsi qu’il faut interpréter les mains jointes des fatigués situés aux deux extrémités du banc : surtout ne me sollicitez pas !) ; le seul acte serait de produire une fatigue signifiant le non-agir. Une autre caractéristique de cette fatigue est la distance qu'elle instaure entre Soi et elle-même, entre Soi et les autres. La liberté du fatigué est anéantie. Sans issue, sa situation est un retranchement dans un réduit dont il réclame la clef au médecin, ou à qui voudra l'entendre ; un pur ici et maintenant, vécu immédiat sans ancrage temporel, sans possibilité de prise de distance, de perspective, sans voyage, sans ailleurs, dans le calendrier ni dans l'espace. Un effondrement du dasein.

La retraite du fatigué

    Écrasé par les déterminations, soumis à un corps qui lui échappe, menacé par un autrui hostile, et sans plus d'idole à qui se raccrocher, le fatigué n'a d'autre choix que de battre en retraite - obtenir sa réforme et se retirer dans un rez-de-jardin étriqué sans horloge bruyante, avec pour livre de chevet le Traité de Kierkegaard qu'il n'ouvrira jamais puisque le mode d'emploi de ce qui lui reste d'existence se résume à un principe : éviter toute invasion, tout risque de se voir arracher la part infime du monde qu'il est parvenu à soustraire au partage. Nous faisons mine de nous étonner du comportement du fatigué 47 mais l'ambiguité de cette incompréhension vient de ce que nous-mêmes nous avons tôt quasiment tous, et tard certains d'entre nous, joué la fatigue. Quoiqu’il en soit sitôt repéré le fatigué sera au plus vite congédié : la perte de confiance en soi qui émane du fatigué est tellement contagieuse que son isolement doit être précipité, activement. Vous avez l'air fatigué précède de peu : vous devriez aller vous reposer. Sous entendu, si vous n’êtes plus capable d’éprouver le sentiment régulateur de l’action, vous êtes menacé d’épuisement : partez loin d'ici, loin des regards, loin des contacts, car personne n'a de temps à perdre à attendre un fatigué, compris comme celui qui nous retarde et comme spectre du renoncement. Il faut le confiner aux actes gratuits : hors valeur marchande, valables pour lui seul, pour sa seule survie, hors échange. Condamné à agir pour rien.

Amor fati, ou exclusion ?

    Quelle force, si ténue et vacillante soit-elle, a conduit ces hommes   en ce lieu ?  Existe-t-il une disposition intrinsèque qui dans notre espèce presserait des vieillards résignés à quitter leurs chaussures et à emprunter des chemins dont le terme est tout sauf un lieu de repos ? Ne seraient-ils pas encouragés au nom d’un sursaut de dignité et de bienséance à se soustraire au contact de leurs semblables, puisque la volonté de vivre les a abandonné, et que par dessus tout leur fatigue est contagieuse?

    Zarathoustra décline de même que le soleil ou les hommes se couchent. La première occurrence de la fatigue est positive, ce sera la seule bienveillante parmi les quatre-vingt huit que nous avons identifiées dans ce texte : " Ce n’est pas une petite chose que de savoir dormir : il faut savoir veiller tout le jour pour pouvoir bien dormir. Dix fois dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même : c’est la preuve d’une bonne fatigue et c’est un pavot pour l’âme." Nous retrouverons l'ivresse de la fatigue chez Handke. Bientôt surgissent les imprécations : "la sagesse fatigue", "les fatigués du monde sont amoureux de leur propre fatigue"; les fatigués sont malades, répugnants, tristes, paresseux, ici ils ne peuvent ni mourir48 ni vivre, là ils entament leur agonie"49; ils sont fatigués d'eux-mêmes, du jour et du monde ; cette fatigue finit par déteindre, par l'effet d'un regard porté sur un monde où même la poussière, le papillon, une barque, la terre sont fatigués. Elle gagne le philosophe fatigué dans les hauteurs ou par les langues anciennes, fatigué du bien et du mal, fatigué des poètes, et pour finir, fatigué des hommes, si fatigants que la fatigue le poursuit jusque dans la solitude.

    Ainsi parlait Zarathoustra est l'articulation d'une longue litanie de la fatigue et de la non moins longue litanie des idoles que les hommes fatigués ont façonnées tout en se convainquant de leur provenance d'un au-delà. La fatigue pauvre et ignorante a créé tous les dieux et tous les arrières-mondes : alliée au renoncement, elle a fabriqué ces idoles dont Nietzsche annoncera le crépuscule trois ans plus tard en 1888, un an avant de sombrer dans la démence sthénique puis apathique.

    La grande fatigue, die grosse Müdigkeit désignait-elle il y a un siècle la même morosité banale qui empeste notre quotidien ? Elle inspira l'imprécateur d’un café turinois dont l'activité mentale s'épuisait à ressasser une gamme répulsive couvrant l'ennui, la déception, le ressentiment, l'aversion, le dégout, la répugnance, l'exécration. Le christianisme est la religion de la fatigue, véhiculant les valeurs des épuisés. La Naissance de la tragédie se voulait une tentative de remède. "Je cherche les causes de l'extrême épuisement qu'apporte l'art de Wagner," assène-t-il en pleine exaltation, écoeuré par l'ouverture de Parsifal. Pourquoi chez Nietzsche la fatigue (Müdigkeit) étriquée l'a-t-elle emporté non tant sur la lassitude (Mattigkeit) que sur la peine (Mühsal) ?  Dans la Naissance de la tragédie, Silène méprisant s'adresse à Midas, roi d'Arcadie : « Misérable race d'éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m'obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t'est absolument inaccessible : c'est de ne pas être né, de ne pas être, de n'être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi : c'est de mourir sous peu. ».

    Dure sentence, mais qui n'est rien à côté de ce que l'on découvrira dans la Généalogie de la morale (1887) : « Les malades sont un danger extrême pour les bien-portants ; ce ne sont pas les plus forts qui causent les malheurs des forts, mais les plus faibles. Le plus grand danger pour l’homme, ce sont les maladifs : et non les méchants, non les‟bêtes de proie”. Les disgraciés, les vaincus, les impotents de nature, ce sont eux, ce sont les plus débiles qui, parmi les hommes, minent surtout la vie, qui empoisonnent et mettent en question notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes.» Nos marcheurs asthéniques, selon le professeur Nietzsche et ses turiféraires, nous mettent en grand danger.

    Si l'on suit - plus volontiers - René Girard, la monotonie d'Eurythmie ne présage rien de bon : certes nous avons perçu les traces d’une hiérarchie sociale au sein du petit groupe mais elle est en cours de délitement. Or la disparition des différences est la garantie de l'émergence de la violence. L'indifférence axiologique, la disparition des marques de la valeur préfigurent le chaos et appellent la crise, puis la victime expiatoire, enfin le sacrifice au terme duquel est instauré un nouvel ordre. Une quinte de boucs émissaires serait-elle en désordre de marche ? Hodler né en 1853 a-t-il lu la Généalogie de la Morale, où déjà est affirmé le danger de l'uniformisation, rien ne nous permet de l'affirmer.
L'effort, sentiment corporel

    La diminution de la puissance d'agir nous convie à relire un philosophe qui fut, comme Nietzsche, tout au long de sa vie la proie des maux les plus divers. Partant de l'hypothèse que nos opinions dépendent de l'état de notre corps, Maine de Biran établit d'une part que nos idées fluctuent à la mesure de notre sentiment fondamental d'exister ; d'autre part, bondissant du je pense de Descartes, sentiment intime de notre pouvoir penser, au j'agis, sentiment intime de notre pouvoir agir, il ancre sa philosophie de l'être dans l'expérience du corps, lequel n'est plus conçu comme une substance modifiée par les accidents (soit la position cartésienne) mais comme le sentiment d'une action ou d'un effort voulus (sur la différence entre action et effort, voir infra). Notre corps est l'ensemble des pouvoirs que nous avons sur le monde. Ce changement radical de point de vue - de la certitude de penser à l'expérience du corps comme domination d'une résistance - a plusieurs conséquences capitales : il est parmi les origines de la pensée de Merleau-Ponty comme de celle de Michel Henry. "L'expérience que nous faisons de notre corps dans le sentiment de l'effort n'est pas une simple expérience qui révèlerait un objet dont l'être serait en dehors d'elle-même, de sorte que le corps pourrait être dévoilé autrement, par exemple de l'extérieur : cette expérience est l'être réel du corps" écrit Renaud Barbaras50 dans un essai sur ces deux philosophes, précisant que "le mouvement n'est pas un intermédiaire entre l'ego et le monde, le corps n'est pas un instrument, il est l'ego lui-même en tant que son être est effort. Et c'est pourquoi nous accomplissons nos mouvements sans y penser "51.

    Quelle idée le fatigué chronique se fait-il de l'effort ? Nous distinguons l’action simple, effectuée sans effort, de l’action accompagnée du sentiment de vaincre une résistance, et que l’on appelle un effort. Pour Maine de Biran, ce qui caractérise l’effort est l’expérience d’une action contre résistance. Pour Descartes, Pierre Janet et les triathlètes, la performance est un effort agréablement poussé à sa limite, la fatigue est une récompense de l’action d’autant plus que celle-ci est augmentée d’un effort. Pour les fatigués de la vie elle est au contraire une punition de l’action, assimilée quelle qu’elle soit à un effort ; leurs journées sont disséquées en moments qui chacun coûtent. Il y a un rapport à l'effort physique - ne parlons même pas d'effort intellectuel, les troubles de l'attention, de la concentration, de la mémoire sont systématiquement rapportés par les fatigués de la vie - et une relation au travail comme obligation sociale particuliers. Le travail est perçu comme une corvée au sens médiéval du terme : une activité exigée par autrui contre la volonté du serf, qui n'a pas demandé à être là et dont on obtient par la contrainte qu'il s'acquitte d'une tâche. La rébellion est cependant moins palpable dans la foule peu organisée des fatigués chroniques que dans les blogs des fibromyalgiques52, au fil desquels s’épanouit un discours prolixe et métaphorique sur l'effort et ses conséquences. Le fatigué chronique occupe une situation inconfortable, pris entre deux courants idéologiques puissants. L’un est l’obéissance, le fatigué désobéit, se soustrait à ses obligations en produisant une justification discutable. L’autre, qui s’est substitué récemment à l’obéissance, est la performance : la capacité d’exiger de soi-même le meilleur. Le fatigué est incapable d’accéder au dépassement de soi désormais banal, alors que seuls les héros l’incarnaient jusqu’à peu53.

    L’effort du fatigué est également perçu sans nuance, d’un bloc, telle une montagne qu’il n’est pas possible de déplacer. Un triathlonien nous confiait que quoiqu’il lui arrive, en dehors d’une chute ou d’une blessure, il avait appris à faire confiance à ses aptitudes, à se convaincre qu’à une baisse de régime à tel moment de la course succéderait un deuxième souffle qui lui permettrait éventuellement de remonter quatre-vingt concurrents dans les derniers kilomètres et d’obtenir son meilleur temps sur l’épreuve ; que jamais il n’avait à craindre de se sentir épuisé, même s’il lui arrivait de s’effondrer quelques mètres à peine après la ligne d’arrivée d’une épreuve de dix heures. En revanche, commentant une course composée de trois tours d’un même circuit, lequel comportait une pente très raide, cette portion du circuit fut la première fois découverte avec surprise, la seconde fois anticipée, la troisième fois redoutée. Le fatigué est écrasé par l’espace, il ne fera pas un pas de plus ; le triathlète fait fi de l’espace et jouit des nuances du temps.
La valeur de l'effort

    Dire d'autrui qu'il y est arrivé sans effort, en accompagnant ce commentaire malveillant d'un haussement d'épaule et d'un demi sourire, disqualifie en partie un bon résultat obtenu avec trop de facilité. La quantité d'effort à fournir diffère considérablement d'un sujet à l'autre, et ce qui est accompli par l'un sans le moindre effort exigera une énergie titanesque chez un autre. Parcourir une distance d'une centaine de mètres pour une patiente atteinte de sclérose en plaques dont le handicap est côté à 6 est l'équivalent d'une course de demi-fond pour une personne en santé, comme on dit à Montréal. Le peintre Andrew Wyeth 54 abandonne sa voisine handicapée par la poliomyélite au milieu d’un champ pentu, dans une posture tendue vers une maison dont il nous semble qu’elle lui est inaccessible. De même jugera-t-on l'effort intellectuel, et nous avons le souvenir de ces premiers de la classe que l’on déconsidérait d’un « il a des facilités », comme s’ils incarnaient l’injustice de la distribution aléatoire des dons décrite par Baudelaire55.

    La fatigue est une aggravation des limites imposées aux exploits du corps ou de l’esprit, telles, en premier lieu, la pesanteur, mais aussi et surtout l'endurance propre à chacun. Plus généralement, et en paraphrasant Bachelard, la fatigue réduit le champ des possibles. À la question du possible de l'action est reliée celle de la valeur de l'action : cette action si je peux la faire, vaut-elle d'être faite ? Si l’on demeure dans le domaine de la physiologie, pouvoir faire quelque chose n'est pas donner du sens à ce quelque chose, en revanche, que la chose vaille d'être faite, suppose qu'on lui donne un sens, et que l'on génère une hiérarchie des choses à faire, selon leur valeur. Dans le domaine de la pathologie, il en va tout autrement.

    Un je ne peux pas complète le j'ai mal partout comme le je suis fatigué. Concernant l'agir ou plutôt le non-agir du fatigué chronique, il consiste à se conformer à l'idée que le sujet se fait de la fatigue et de ses conséquences. La croyance du fatigué chronique se décrypte dans le système organisé autour de sa fatigue. La valeur de l'effort est sa signification dans le système de croyance de celui qui le produit. On peut y distinguer plusieurs composantes. D'abord, la croyance que toute fatigue est pathologique, autrement dit la disparition de toute possibilité de saine fatigue. Puis, la perte de la signification de la fatigue, qui en temps normal nous indique qu'il est l'heure de réduire l'effort, ou de prévoir son interruption à court terme : dans l'aboutissement de l'effort qu'est la fatigue, nous savons à l'instant quelle est la raison de cette fatigue, et quelle conduite adopter pour la résoudre. Enfin, en ayant rappelé que rétention et protention, nous l’avons écrit plus haut, nous permettent de nous insérer dans le flux temporel : si ma fatigue n'a plus le sens d'un signal, à la fois d’une accumulation d'effort (rétention) et de la nécessité de l'interrompre sous peu (protention), si elle a perdu sa valeur symbolique, si elle n'est plus ce sentiment corporel assorti d'un lien à un comportement définissant selon Craig une émotion homéostasique, permettant d'éviter une défaillance catastrophique de l'organisme, alors dépourvue de cause comme de résolution elle est une sorte d'errance, intemporelle, éternelle, sans devenir.

Pour qui ces roses ?

Phénoménologie du fatigué (3) : rencontre de Ferdinand Hodler

    Ferdinand Hodler, en quelques quarante années de carrière, réalisa une centaine d’autoportraits (Rembrandt en peignit une soixantaine) dont l’expression est très fluctuante. Inquiète, horrifiée, interrogative, mystérieuse... En même temps se lisent les modifications ordinaires induites par le cours d’un temps régulier comme le rythme des saisons et le cycle des existences. En 1914 il se présente de trois quart, les yeux écarquillés, les sourcils relevés, les rides du front accentuées par l'interrogation, le regard fixant toutefois le spectateur, lequel averti croit reconnaître un mélange de surprise et d’incrédulité.

     Il a croisé la route de Valentine Godé-Darel en 1908. Alors âgé de 55 ans, c’est un artiste confirmé et respecté. Valentine a vingt ans de moins que lui. Elle est peintre sur porcelaine, chante l’opérette, est divorcée. Ferdinand prend Valentine comme modèle, et entre 1909 et 1911, la figure comme une femme joyeuse. Cinq ans après leur rencontre, Valentine âgée de quarante ans attend un enfant, Pauline, venue au monde en octobre 1913 ; pendant la grossesse un cancer des ovaires est diagnostiqué. L’intervention effectuée trois mois après son accouchement échoue. Surprise et incrédulité : une fillette est née, de manière inespérée ; simultanément celle qui l'a portée est atteinte d’une maladie incurable et d’évolution rapide.

    Au fil de la vingtaine de peintures à l'huile, des cent trente dessins et deux cents croquis de l'artiste, il serait possible de suivre l'avancée inexorable de la maladie de Valentine, si les oeuvres n’étaient dispersées entre les musées de Bâle, de Berne, de Zurich, de Solothurn, de Frankfort, de Paris... Le dernier portrait est une tradition moins répandue que l’imago56 ou le masque mortuaire, mais Hodler a fait de chaque jour qu’a duré l’agonie de Valentine un ultime portrait : et si c’était le dernier jour de la vie de Valentine... Alors que l’on peut interpréter cette série comme le projet de retracer le parcours douloureux de sa femme en terme de progrès de la maladie,  nous y avons perçu d’abord le souci d’un homme que l’espoir a abandonné, vivant jour après jour avec la même appréhension l’hypothèse d’une ultime présence de Valentine. Le rapport au temps n’est pas ici celui d’un compte à rebours, lequel est une construction après-coup de quelque critique d’art, repérant dans la succession des prises de vue une étude du processus de décomposition  in vivo de Valentine. Chaque tableau est-il peint dans l’intention mise en avant par le critique, ou bien dans celle non pas de produire une série, effet anticipé, a priori, mais de capturer ce qui pourrait se révéler a posteriori être le dernier regard et le dernier souffle ? L’ambivalence est confirmée lorsque nous considérons et la série des auto-portraits de Hodler, et le tableau daté de 1909 - un an après la rencontre de Valentine - figurant Augustine Dupin, la mère de son fils, sur son lit de mort. Hodler appréhende à la fois la victoire inéluctable de la mort et saisit toute occasion d’en piéger les traits.

Ferdinand Hodler (1853-1918) Augustine Dupin sur son lit de mort 1909
Kunstmuseum Solothurne (Soleure) (Suisse)

    Pour appuyer cette idée de capture attentive nous dirons un mot de la technique de Hodler, parfaitement décrite par celle qui fut sa seule élève féminine, de 1914 à 1917, Stéphanie Guerzoni (1887-1970). Il travaillait d’abord sur une vitre, à la gouache, tentant de saisir le mouvement du modèle. Puis l’esquisse était calquée sur un support opaque et Hodler poursuivait le travail toujours d’après le modèle. Il reprenait inlassablement le même projet jusqu’à estimer l’idée incarnée. Sa peinture était tout sauf spontanée et aux antipodes de l’impressionnisme57. Ce qui domine la technique (telle que relatée par son élève) et la thématique de Ferdinand Hodler est le sens du καιρός, de l’occasion saisie.

Valentine Godé-Darel disparut le 26 Janvier 1915. Ferdinand Hodler, dont on dit qu’il était rongé par le chagrin et la maladie, suicidaire, est mort le 19 Mai 1918 à Genève. Peu après la mort de Valentine, il captura l’instant fugitif d’un coucher de soleil sur le Lac Léman, très lumineux, depuis la fenêtre de la chambre de Valentine. Dans la partie supérieure de Valentine sur son lit de mort, comme sur son double précédent, Augustine Dupin sur son lit de mort, Hodler a tracé trois lignes horizontales parallèles qui signifieraient l’âme, flottante, détachée du corps. L’essentiel des dernières oeuvres de Hodler sont des paysages avec une nette inflexion vers l’abstraction, et ces lignes horizontales contrastent avec les verticales du parallélisme. Le coucher de soleil sur le lac Léman est une juxtaposition lâche de l’ordre respecté des couleurs d’un arc-en-ciel dont il aurait rectifié l’incurvation, et dont les couleurs disjointes seraient diluées dans un espace où ciel et terre et lac se confondent. C’est aussi une expérience particulière de la temporalité, qui rentre en résonance avec l’idée de derniers instants. Derniers instants du jour, derniers instants de la vie, les premiers promettent l’aube, relèvent de l’Aion, les seconds sont sans retour, soumis à Chronos.

    Paul Ricoeur cite les Confessions d'Augustin : la distinction entre l'instant, pure interruption du temps, et le présent où convergent la mémoire (le présent du passé), l'attente (le présent du futur), l'attention (le présent du présent). Le seul pouvoir d’un artiste est de capturer les derniers instants du jour, mais saisir d’un coup de pinceau l’instant où la vie s’achève est présomptueux. Nous avons rappelé plus haut que l’émotion se pouvait penser comme la coexistence d’un sentiment corporel et d’un comportement. Comprendre l’émotion de Hodler comme le sentiment de tristesse voire de désespoir, de révolte, associé à l’acte de peindre, voilà ce à quoi cet itinéraire phénoménologique nous a permis d’accéder. Si nous rajoutons l’aspect neurophysiologique, c’est-à-dire la fonction homéostasique de l’émotion, nous parvenons au seuil d’une interprétation de l’oeuvre d’art, rapportée à l’expérience vécue de l’artiste, comme tentative d’apaisement de la tension entre deux temporalités, celle de l’éternel retour, l’Aïon, et celle de l’eschatologie, symbolisée par Chronos, au moyen de l’occasion saisie, καιρός.

    Nietzsche lui susurre à l’oreille : « Si vous aviez plus de foi en la vie, vous vous abandonneriez moins au moment »58. Quelle est la croyance dans la vie de Ferdinand Hodler endeuillé, trouvant la force de nous faire partager son émerveillement devant un coucher de soleil unique dont il a su saisir la fugacité ?

Le soupir

Comment lui échapper, à ce regard fatal qui vous laisse une profonde tristesse ? ce regard rentré des mal venus dès l’origine qui nous révèle le langage qu’un tel homme se tient à lui-même, - ce regard qui est un soupir.

Nietzsche, Généalogie de la morale (1887)

    Valentine s’adressa pour la dernière fois à Ferdinand Hodler le 19 janvier 1915, sept jours avant sa mort. Le moment capté par l’artiste qu’un confrère oncologue (cf infra) commentant la série des figurations de Valentine déclinante désigne comme exhaustion est daté du 2 janvier. Lui fait suite la douleur. Nous ignorons quelles furent ces dernières paroles. La parole est une action sur le monde59. Autant la littérature descriptive naturaliste ou poétique de la fatigue d’autrui est riche, autant la parole du fatigué est pauvre, ténue, réservée. Hypophonique, elle est à l’exacte mesure de la perte du pouvoir sur les choses.

    Par définition la fatigue est extinction de voix : il lui dit, dans un dernier souffle ... ainsi s'exprime un mourant. À la dernière extrémité elle permet d'exprimer les volontés ultimes que l'on se devra de respecter. Le : je voudrais dormir, sous entendu d'un sommeil enfin réparateur, et si possible définitif, de l'asthénique est une invitation à l'aider dans sa quête. Ce n'est pas seulement le constat de sa situation d'insomniaque informant son entourage qu'il est privé de sommeil profond. En ce sens c'est un acte illocutoire. Le soupir aussi - même si décontextualisé, il est ambigu : on peut soupirer d'aise. Comme pleurer de joie.

    Tu as une petite voix. Au téléphone, une manière de signaler sa fatigue est d'adopter un timbre particulier, de limiter la prosodie au minimum exigible, et de réduire l'intensité afin d'obtenir une phonation située entre le murmure et le chuchotement. Ajoutez un ou deux soupirs par phrase. Le soupir est à la fatigue ce que le cri est à la douleur. Le gémissement compromet les deux. Enfin laissez dériver de longs silences entre deux phrases. Toute cette mise en scène, très conventionnelle, place l’interlocuteur dans l’obligation de reconnaître votre fatigue, et d’adapter son comportement à cette nouvelle donne.

    Dire je suis fatigué est très peu descriptif et beaucoup illocutoire : cela signifie surtout laissez-moi tranquille, je suis fatigué de vous entendre. Vos paroles véhiculent une multitude potentielle de significations, aucune ne me concerne plus, votre polysémie envahissante m'incommode, abandonnez-moi à ma monotonie. Ce n'est pas que le monde n'ait pas de sens : c'est qu'il n'en a plus qu'un seul.

La fatigue comme souffrance

    Comment vous sentez-vous, Wie ist Ihr Befinden en allemand, est la phrase que nous adressons à une personne souffrante comme à une autre avec laquelle nous venons de partager une expérience vécue agréable. Elle invite à une prise de conscience de la Befindlichkeit (dont la traduction réputée impossible doit évoquer cependant le sentiment de soi, l'éprouvé) non pas comme pensée réflexive mais comme senti, et à son partage. Par exemple la fatigue qui conclue les ébats amoureux ou le travail créatif n'est pas malheureuse, elle annonce le sommeil et ses délices. Elle affecte le corps propre avec lequel il est si bon de ne faire qu'un, au point que l'on en douterait du dualisme tant est enviable la tonalité affective (Stimmung, l'atmosphère, l'ambiance) dégagée par l'idiotie60 heureuse.

    Or, ce corps idyllique sera pour la plupart des vivants, occasionnellement ou chroniquement un fardeau. Ce peut être l'affaire d'une journée ou d'une vie. Un corps presque mort qu'il faudra traîner. La fatigue annonce la pesanteur, la lenteur, l'étriqué ; la lourdeur du corps, le ralentissement du mouvement du corps, la limitation de l'espace parcouru. La fatigue, ce carcan, ne peut qu'être supportée : le sens premier du verbe souffrir est précisément endurer. Voilà pourquoi, en dépit de l'usage qui emploie indifféremment la douleur et la souffrance, la souffrance signifie plus que la douleur, et pas nécessairement celle-ci. La fatigue est une souffrance, laquelle, en paraphrasant Charbonneau, implique une inscription de la fatigue dans un temps d'existence qu'elle va affecter61.

    Si le monde est perçu à partir d'un corps fatigué : la fatigue précède l'expérience du monde et d'autrui. La fatigue est alors un désagrément et une inaptitude : un refus d'adhérer au mouvement du monde et une incapacité à y agir. Le corps douloureux est envahi par la douleur, et source d'une abondante parole ; à l’opposé la fatigue émane, transpire, suinte, d'un corps peu loquace. La fatigue est invasive, contamine autrui, diffuse et modifie l'espace et les objets qui le constituent, autrui qui les partage, altérant au passage la chair du fatigué, sa peau, ses traits - elle se lit sur la peau et les rides du visage, dans les gestes, l'attitude, s'entend dans les altérations de la voix. Induisant une variété non décrite de trouble du rythme elle ralentit l'action, s'insinue dans les rouages de la machinerie que nous appelons Chronologie, qui orchestre et subordonne les rythmes de tous, et en désynchronise le fatigué. Alors celui-ci est harcelé par le doute de soi, et parfois s'invente un rythme propre, un petit rythme, de ceux qu'a si précisément décrits Pierre Janet62, l'inventeur de la psychasthénie.

La fatigue pire que la maladie

    Il nous reste à penser en quoi cette émotion bénéfique qu’est la saine fatigue est radicalement altérée lors de la fatigue pathologique, l’asthénie qui interdit d’accéder au repos nous a enseigné Pierre Janet. Imaginons qu’un matin Valentine reçoive la visite du docteur Nietzsche, médecin de soi-même et auteur de quelques ouvrages à vocation thérapeutique. Ouvrons le mieux adapté à la circonstance, le Crépuscule des idoles (1888) : « Le malade est un parasite de la Société. Arrivé à un certain état il est inconvenant de vivre plus longtemps. L’obstination à végéter lâchement, esclave des médecins et des pratiques médicales, après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie, devrait entraîner, de la part de la Société, un mépris profond. Les médecins, de leur côté, seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris, - ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût… Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on écarte et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente - par exemple en faveur du droit de vivre… »63.

    La fatigue, pire que la maladie64, appellera plus encore que celle-ci le mépris et le dégoût, deux des sept émotions fondamentales universelles identifiées par Ekman. Nietzsche avant l'heure en a identifié à toute fin utile la puissance dévastatrice sur autrui 65. Quant aux médecins, ils se montreront sensibles à la promotion qui leur est offerte. Nous avons croisé il y a quelques pages un oncologue italien 66 empathique et certifié par la faculté qui a analysé la série des portraits de Valentine. Il y distingue la succession des étapes inéluctables d’une fin de vie : depuis la pleine santé de la femme joyeuse, jusqu’au lit de mort, ce sont la maladie, l’épuisement (exhaustion), la douleur, l’agonie. Notre confrère évoque non pas le processus de la maladie, mais, plus existentielle, la progression de la mort.

Ferdinand au chevet, Hodler au chevalet ?

    La rencontre avec le fatigué doit surmonter un obstacle majeur : si nous considérons avec Merleau Ponty que mon monde est attiré et comme aspiré par autrui, quel risque prend-on d'être englouti dans la fatigue d'autrui, non pas contaminé mais effectivement anéanti à son contact ! Ferdinand Hodler aurait donc relevé ce défi, et tel un héros antique saisi par l’hubris, tel Asclépios fils d’Apollon foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité des cadavres, il se serait jeté dans une entreprise sacrilège, vouée à l’échec et inéluctablement sanctionnée.

    Il semble qu’il faille renoncer à cette belle histoire. Certes presque chaque jour l’artiste rendit visite à Valentine et en fit une toile ou un croquis. Mais l’autoportrait qu’il réalisa en 1913, alors qu’il venait d’apprendre la maladie de sa compagne, avait une destination bien précise : l’on a cru à la stupeur et l’incrédulité ; il faut désormais y reconnaître le regard d’un quinquagénaire séducteur, pour ainsi dire égrillard, qui adressa son propre portrait enjolivé de trois roses à une jeune femme qu’il courtisait alors, Gertrud Müller.

    Alors libéré de la fable, et nanti d’une confidence du peintre qui nous instruit de sa familiarité avec la mort ("Dans ma famille, on mourait tout le temps. J'ai fini par avoir l'impression qu'il y avait toujours un mort dans la maison et qu'il devait en être ainsi"67) nous pouvons retourner dans la chambre de Valentine. Et nous appliquer à décrire au plus près l’atmosphère de ce lieu. Valentine est allongée, probablement lui est-il impossible de se lever en raison de sa lassitude et des douleurs pelviennes. Se mouvoir dans l’espace du lit, ne serait-ce que se tourner, devait être un supplice. Sur les premiers des dix-huit tableaux consacrés à sa maîtresse malade, Hodler l'installe demi-assise, la nuque relevée sur un traversin. Début janvier, la tête est fléchie sur le côté, et bientôt enfouie dans les oreillers. Les lèvres entre-ouvertes signalent les difficultés respiratoires, halètement, suffocation, autant que les gémissements de douleur, les soupirs d’épuisement et de lassitude, les appels à l’aide pour redresser un coussin, boire prudemment.... Les paupières entre ouvertes, le regard plafonnant, crépusculaire, les orbites creusées disent la cachexie, la déshydratation. La pâleur, puis le teint grisâtre signent les altérations tissulaires irréversibles.

    Nous ignorons les dimensions de la pièce où était installée Valentine qui demeurait à Vevey, au bord du lac Léman, dont l’air est réputé pour sa qualité, sa fraîcheur, sa pureté. Mais nous sommes au mois de janvier, les fenêtres sont closes. Les médecins et en particulier les anatomistes, dont nous fûmes, ont une expérience particulière de l’atmosphère qui entoure un mourant ou un cadavre. La respiration suspendue ; la disparition irréelle de tout mouvement si bien que l’on croit voir le drap se soulever. Et les odeurs de la maladie et de la mort.

    Nous voici presque en mesure d’observer Hodler, interposant son portillon de Dürer68 entre Valentine et lui-même, agençant pinceaux, tubes de peinture, chiffons imbibés d’essence de térébenthine, dont les effluves installent une ambiance olfactive masquant les miasmes de la chambre. Toutes distances prises, il s’affaire à figer sur la toile non pas Valentine incarnée, souffrante et épuisée, mais les étapes du délitement d’un corps-objet dévoré de l’intérieur.

L’un des portraits de Valentine, daté de 1912, alors qu’elle était encore en pleine santé, ressemble de manière étonnante à un portrait du Fayoum dont la signification est désormais bien établie : entre le premier et le quatrième siècle, ces portraits grandeur nature exécutés sous influence romaine furent réalisés dans la province du Fayoum en Égypte, dans l’intention de les placer, en regard des visages des cadavres entourés de bandelettes. En un sens ce portrait aurait pu remplir une fonction analogue dans l’imaginaire de son amant, occupé à faire coexister une image intemporelle de la beauté de Valentine et la description frénétique jour après jour de sa déchéance.

    À nous lire Ferdinand Hodler nous apparaitrait dorénavant comme un individu égocentrique, dont l’appétit de séduction l’emporterait sur toute considération bienséante. Ce qui serait très plausible, mais la question que nous traitons n’est pas celle-ci. Nous sommes ici plus intéressés par la manière dont il procède pour ne pas être gagné par la fatigue ; par son hyperactivité alors qu’il n’est pas pressé par le temps, opposée à l’alentissement de celle pour qui les heures sont comptées ; par l’attachement aux détails de la décomposition opposé au détachement du corps propre de Valentine ; en bref aux artifices auxquels il recourt pour affronter la progression de la mort, mêlant le souci et la dérobade avec une bravoure apparente. Hodler saisit toutes les occasions permettant de raccrocher l’une à l’autre les temporalités antagonistes qui inexorablement éloignent les mourants des survivants.

    Ferdinand Hodler agissait beaucoup mais parlait peu. L’une des rares réflexions qu’il laissa en héritage fut : « accepter la mort, en pleine conscience, et avec toute sa volonté, - peut donner naissance à de grandes oeuvres d’art ».69 Sans doute lui était-il difficile, voire impossible, d’accéder autrement que par sa peinture inlassable à ce que le poète Rainer Maria Rilke exprima si bien :

Il nous faut accepter notre existence aussi loin qu'elle peut aller; tout et même l'inouï doit y être possible. C'est au fond le seul courage qu'on exige de nous; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable.

Que les hommes aient, en ce sens là, été lâches a infligé un dommage irréparable à la vie. La Mort, le Monde des Esprits, toutes ces choses qui nous sont si proches ont été à ce point en butte à une résistance quotidienne qui les a expulsés de la vie que les sens qui nous eussent permis de les appréhender se sont atrophiés. Or la peur de l'inexplicable n'a pas appauvri seulement l'existence de l'individu, elle a également restreint les relations entre les hommes. Ce n'est pas, en effet, la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation, c'est plutôt la crainte d'une quelconque expérience inédite et imprévisible qu'on s'imagine ne pas être de taille à éprouver. Seul celui qui est prêt à tout, celui qui n'exclut rien, pas même ce qui est le plus énigmatique, vivra la  relation à l'autre comme si elle était quelque chose de vivant, et y jettera même toute son existence70.






































 
Berne, le 31.XII.2012, Canton, le 1.I.2013