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La jeune fille au virginal (La page musicale de Jean-Luc Delut)

    Bonjour et Bienvenue à tous ceux qui auront eu le courage ou la curiosité de cliquer sur cette page.

    Avant toute chose, je tiens à remercier notre cher webmaster, BK pour les intimes, de m’avoir proposé de m’exprimer sur des thèmes en rapport avec la musique. J’espère que cette initiative fera des émules et que ce site – tout à fait remarquable à bien des égards et ce n’est pas de la flagornerie – deviendra un centre de débat, de partage  et d’échanges fructueux permettant à toutes les sensibilités de se manifester.

    J’ai l’honneur et le privilège d’ouvrir le bal, pour le meilleur ou pour le pire -  vous en serez seul juge -  mais avant de me vouer aux gémonies, de me brûler en place de Grève, de me frapper d’anathème, de m’excommunier, de m’anathématiser et que sais-je encore, je vous adjure, j’implore, je vous supplie, je prie (merci Word), bref en un mot, j’espère que dans un premier temps, vous m’accorderez votre indulgence pour ce premier papier.

    Je propose à votre sagacité une interprétation très personnelle de ce tableau de Vermeer intitulé « Jeune fille au virginal » et que notre cher Webmestre avait mis en ligne dans sa rubrique « Grand jeu : un tableau dans le tableau ».

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Comme vous pouvez le voir, il se compose de 3 parties principales :

au premier plan : une basse de viole
au deuxième plan : une jeune fille jouant du virginal
au troisième plan : un tableau de Baburen « L’Entremetteuse »

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Quel peut être le lien entre ces 3 éléments ?

    Si la relation peut paraître évidente entre le 2ème et le 3ème plan, elle l’est beaucoup moins entre la basse de viole et le reste du tableau… et, pourtant, ce lien existe. Mais prenons les choses dans l’ordre et allons du plus évident au moins évident.

La représentation d’instruments à cordes

    Les 3 instruments ont pour point commun d’êtres « à cordes » : frottées pour la basse de viole, grattées pour le virginal et pincées pour le luth. La famille serait complète si Vermeer – mais ce n’était pas l’objectif de ce tableau- avait également rajouté un instrument à cordes frappées dont l’ancêtre est le clavicorde que JS Bach affectionnait tout particulièrement. Je vous rappelle que le piano-forte est d’invention plus récente puisque le premier modèle mis au point par Cristofori daterait de 1698 et qu’il faudra attendre la deuxième moitié du 18ème siècle pour que ce dernier né s’impose comme l’instrument de prédilection de tous nos grands compositeurs.

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Gerrit Dou  Jeune fille au clavicorde 1665  Londres, Dulwich Picture Gallery
 
    Cette représentation de la musique sous forme d’instruments à cordes est inspirée des théories platoniciennes dont les origines se retrouvent dans la mythologie grecque. En effet, l’instrument à corde était considéré comme l’instrument de l’harmonie céleste et trouve son illustration la plus parfaite dans la lyre, ou plus, précisément, la kithara (à la facture plus noble et aux possibilités musicales plus développées que la lyre) d’Apollon, Dieu des arts et plus particulièrement de la musique et de la poésie.

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Simon Vouet  Apollon 1640  Budapest, Museum of Fine Arts


    Dans la mythologie grecque, les cordes s’opposent aux vents, représentés notamment par l’aulos, le syrinx ou flûte de Pan, considérés comme les instruments de la débauche et sans aucune vertu éducative.

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Joueur d’aulos

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Pan donnant une leçon au berger Daphnis


    Les instruments à vent sont également un des attributs de Dionysos, dieu du vin et de l’exaltation orgiaque. Nous retrouvons là la dichotomie nietzschéenne entre l’art apollinien et l’art dionysiaque qu’il développera  dans son premier ouvrage  « La naissance de la tragédie ». Cette distinction qui a fait florès fera l’objet, si vous m’accordez quelques milligrammes de votre soutien, d’un prochain article.

    Comme vous vous en doutez et malgré le proverbe qui voudrait que la Musique adoucisse les mœurs, cette opposition entre les deux familles d’instruments va nous conduire vers des rivalités multiples qui symboliseront celles entre la raison et la passion. Dans le cadre de ces querelles, l’une fut particulièrement tragique puisqu’elle aboutira à la mort de Marsyas dont la punition et le supplice seront à l’origine de nombreuses peintures du 16ème et du 17ème siècle. L’iconographie est donc très riche, en voici un petit aperçu.

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Le Guerchin Apollon et Marsyas 1618 Florence, Palais Pitti, Galerie Palatine

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Titien  Le supplice de Marsyas 1575-76 State Museum, Kromeriz, Czechoslovakia

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José de Ribera Apollon et Marsyas 1637 Galleria Nazionale di Capodimonte


    Au centre de ce conflit : l’aulos versus la lyre. L’aulos, crée par Hermès ou Athéna, rejeté par cette dernière parce qu’il lui déformait son beau visage et qui, n’ayant pas accepté que son doux minois soit mis à mal, réservera les pires châtiments à celui qui en jouerait, deviendra le symbole du désordre, de la débauche et de la passion. Notre malheureux Marsyas, qui n’avait pas dû lire la Gazette du Mont Olympie, ramassa l’objet oblongue et charmé par la beauté du son, eut l’idée, comble de la vanité, de l’impudence et de l’irréflexion, de défier Apollon dans une joute musicale. Cette lutte manichéenne entre le Bien et le Mal débouchera, comme au cinéma où  il est normal –à quelques exceptions près- et pédagogique que le Bien gagne, sur la mort de  Marsyas qui sera écorché vif par le bel Apollon, représentant des forces de l’ordre. Vive l’invariance structurelle de nos schémas de pensée !!

Mais revenons-en à notre tableau.

    L’utilisation des instruments à cordes par Vermeer fait, très certainement, référence, à la notion d’ordre et d’harmonie qui leur sont attachées. Leur utilisation dans les 3 plans a pour but de signifier que l’allégorie sous-jacente s’inscrit dans une logique représentative du sens harmonieux de la vie. Fin du 1er acte.

Rapport entre le 2ème et le 3ème plan

Le 2ème plan représente une jeune fille qui joue du virginal, instrument très en vogue au 17ème siècle, notamment en Angleterre, ou il désigne alors tous les instruments à clavier et à cordes pincées. Ce n'est que plus tard que sera établie la distinction entre harpsichord (clavecin) et virginal (qui deviendra synonyme d'épinette, instrument à un seul registre, sorte de petit clavecin portatif).

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    Quant à l'origine du terme, elle reste incertaine. Selon les uns, il serait issu du mot virga (sautereau), selon les autres trouverait son origine dans le fait que l'instrument, le plus souvent en forme de boîte rectangulaire avec clavier sur le côté, était joué par des jeunes filles. C’est ce second sens qui semble prévaloir dans le tableau de Vermeer.  Le virginal et la jeune fille sont allégoriquement une représentation de la virginité.

    Le 3ème plan représenté par le tableau de Baburen a pour titre « L’entremetteuse ». Certes, ce tableau, comme nous l’a révélé notre cher Webmaster aurait appartenu à la famille Vermeer mais il n’est pas ici par simple coïncidence. Le titre – on ne peut plus évocateur- nous laisse présager un monde de délices que la décence m’interdit de vous dévoiler mais que vos imaginations fécondes et paillardes n’auront aucun mal à se représenter. Je pense qu’à ce stade de la réflexion, le lien entre le 2ème et le 3ème plan vous apparaît avec plus d’évidence. Nous avons, d’un côté, une jeune fille, supposée vierge – je ne peux pas en attester n’ayant pas en ma possession le rapport de son gynécologue- et de l’autre, une femme aux charmes plantureux qui utilise son luth pour attirer dans ses griffes les messieurs en surcharge de testostérone. Le lien vous saute t’il aux yeux ?..... mais si…. Vous ne voyez pas !!…. Réfléchissez un peu et vous trouverez…. Je vous laisse encore quelques secondes…..

    Ca y est, vous avez trouvé ! Nous avons, en effet, sous les yeux une représentation allégorique des âges de la vie d’une femme. D’abord vierge comme la mère de Jésus mais qui contrairement à celle-ci, ne le restera pas, pour à son tour procréer et participer ainsi à la bonne marche du monde. Une partie du cycle est maintenant dévoilé avec les 2ème et 3ème âges de la vie d’une femme. Fin du 2ème acte

    Mais il en manque un car en général, les cycles de la vie - les peintures sur ce thème sont nombreuses -  vont par 3 voire 4 : l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Vermeer les a, donc, transposé pour les adapter à son allégorie des âges de la femme.

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Caspar David Friedrich Les 3 âges de la vie 1835

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Titien Les 3 âges de la vie  1512 National Gallery of Scotland, Edinburgh
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Hans Baldung Les 3 âges de la vie et la Mort Début 16ème siècle


Quid de la basse de viole, 1er âge !!

    Que vient faire ici cette basse de viole ? Le rapport ne semble pas évident au premier abord. Je vais tenter, néanmoins, par une surchauffe neuro-philosophico-mytho-historico-musicologique d’apporter une réponse – qui n’engage que moi - et qui sera aussi convaincante,, que possible. J’espère que vous serez indulgent avec moi et qu’en plus de l’affreuse migraine que cette surchauffe a entraînée, je ne récolterais pas votre opprobre.

    Comme vous l’avez remarqué et comme l’a si bien écrit Patrick Suskind dans son livre « La Contrebasse » (auteur également du remarquable « Le Parfum »), la basse de viole, ancêtre de la contrebasse, évoque les formes sensuelles de la femme dans sa partie supérieure. Je sais, il faut être un peu dérangé du ciboulot, pour aimer une femme-tronc mais chaque être vivant, même ceux que la Nature n’a pas gâtés, ne méritent-ils pas un peu d’amour ?

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    Moi-même, contrebassiste de formation et érotiquement déséquilibré, je dois vous avouer qu’il m’est déjà arrivé de succomber aux charmes de la mienne qui trône, sous 3 tonnes de poussière, dans mon salon. J’évoque la poussière, simplement, pour vous faire comprendre que malgré mes tentatives, le résultat ne fut pas très concluant et que suite à l’avis péremptoire de mon médecin me conseillant d’arrêter toute forme de rapport (comprenez ce que vous voulez) avec elle, je l’ai laissé dépérir dans son coin en espérant que ses charmes lubriques puissent s’estomper sous l’effet diaphane des scories accumulées. Pourtant qu’elle était belle ma contrebasse, roumaine d’origine, aux formes pulpeuses, vibrant de toute sa puissance dans mon aine et irradiant tout mon corps d’une douce vibration me conduisant aux portes de l’extase,  couleur cuivre ou rouge brun, ça dépendait de ce qu’elle avait bu la veille. Bref, arrêtons là, je digresse…(certains, mal intentionnés, penseront « régresse », je les laisse avec leurs mauvaises pensées).

    Reprenons le fil de cette analyse. Dans l’esprit de Vermeer, je doute que la basse de viole ait été reproduite dans le but de représenter les formes charnues de la femme en état de procréation mais c’est une possibilité. Il y a un autre sens à attribuer à sa présence et qui est, pour sa part, en rapport avec l’usage de l’instrument au sein du quatuor à cordes ou dans un orchestre. La basse de viole et la contrebasse sont les instruments à cordes les plus graves de l’orchestre et représentent la base harmonique de l’ensemble d’une œuvre. Ces instruments sont donc souvent utilisés pour jouer la tonique à partir de laquelle se construit harmoniquement toute l’œuvre exécutée. Mais au-delà de cette utilisation, ils servent aussi, dans l’imaginaire musical,  à représenter les origines premières de notre monde, ses racines, ses fondations. Les contrebasses dans le 1er mouvement de la 2ème symphonie de Malher ou le 4ème de la 6ème symphonie de Beethoven évoquent le chaos, une vague idée du « Big Bang » originel. Fin du 3ème acte.


Le lien vous saute t’il aux yeux maintenant ?

    Je réquépépéte depuis le pébut. Nous avons :

une vierge, représentant le 2ème âge de la vie
une entremetteuse dont le rôle dévoyé représente le 3ème âge
une basse de viole qui, outre sa forme de corps féminin, symbolise les racines, la naissance du monde et représente le 1er âge.

Épilogue

    A l’évidence, Vermeer nous a peint une allégorie des âges de la vie d’une femme en insistant, par l’utilisation des instruments à cordes, sur l’aspect harmonieux de ces 3 cycles qui sont indispensables à la bonne marche du monde (ce n’est un secret pour personne). La naissance, la virginité puis la procréation qui conduit à de nouvelles naissances représentent ces 3 âges. La boucle est ainsi bouclée et ce cercle vicieux est inextricablement constitutif de notre survie sur cette terre. Waouhhhh ! le scoop.

    Applaudissements (si le cœur vous en dit et que vous n’avez pas une crampe à force de titiller la souris) et Rideau. Fin de la pièce.

    L’objectif n’était pas ici de vous révéler un scoop (quoique vous ayez appris des choses sur moi que, même, ma mère ne sait pas) sur l’organisation de notre univers mais simplement de contribuer modestement à la bonne marche, non pas du monde, mais de ce site prometteur. 

    Toutes vos remarques seront les bienvenues et surtout pas d’autocensure. Laissez vous aller. Comme en musique, « lâchez prise » et laissez vous envahir par la voluptueuse émotion épistolaire.

Amitiés à tous.

Jean-Luc DELUT