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De la musique des sphères aux couleurs de l'arc-en-ciel (Conférences)

De la musique des sphères aux couleurs de l'arc-en-ciel

 le 7.VIII.2013

festival Musica Classica, Santa Reparata di Balagna


   D'abord une pensée pour mon ami Pierre Lemarquis, que j'ai connu étudiant, déjà passionné de musique, et curieux de tout ; nous connaissons tous sa trajectoire ascendante, son esprit aérien nous manquera ce soir, mais comme Monsieur le maire François Vincentelli et Hervé Guinot vous l'ont expliqué, des évènements indépendants de sa volonté l'ont empéché de participer à cette réunion. C'est un honneur que de le remplacer. Ce soir je vais, circonstance oblige, vous parler de musique, et certains d'entre vous savent que me je suis intéressé à l'histoire de la fonction de l'arc-en-ciel dans notre culture, tant à son explication - scientifique ou non - qu'à son interprétation, ce que l'on appelle l'herméneutique. Ce soir je voudrais vous parler d'abord d'une modification radicale qui a affecté notre conception du monde, puis de la critique de cette conception. Quant au titre, de la musique des sphères aux couleurs de l'arc-en-ciel, j'espère l'expliciter d'ici la fin de mon exposé.



Martin van Heemskerk Ares et Aphrodite surpris par Hephaïstos (1536) Kunsthistorisches Museum Vienna

    Pour détendre l'atmosphère, et vous faire oublier les jeux olympiques de Londres en vous transportant directement sur l'Olympe, voici une toile un peu rigolote de Martin van Heemskerk. Héphaïstos (Vulcain pour les latins), le dieu forgeron, époux jaloux d’Aphrodite (Vénus), qui le trompe avec Arès (Mars), le dieu de la guerre, surprend les amants au lit, les emprisonne dans un filet, et les ridiculise devant l'ensemble des dieux de l'Olympe - on ne peut tirer vengeance au Panthéon que de manière indirecte. Pas question d'occire son rival, il est immortel. Mais de l'union coupable d'Arès et d'Aphrodite aux caractères opposés naîtra Harmonie, ailleurs appelée Hermione, bâtarde détestée de l'Olympe d'autant plus qu'elle appartient à la tradition thébaine, et se distingue doublement des nouveaux dieux, à la fois illégitime et légitime, fruit d'un adultère mais fille d'une divinité première ; d'Harmonie donnée en mariage à Cadmos frère d'Europe et fondateur de Thèbes naîtront paradoxalement des monstres, des fous, des assassins, des assassinés, et jusqu'à Oedipe. Un collier forgé par Héphaïstos et offert à Hermione, serait la cause de cette concaténation de malheurs. Ceci pour rappeler que le jeu des notions auxquelles nous n'accordons plus de visage - l'Harmonie, la Fatalité - fut un temps de l'ordre des règlements de comptes familiaux.

Harmonie universelle : I - La musique des sphères


Vois ces planètes qui roulent en ordre, sans jamais se heurter (...).
Entends l'harmonie des sphères, cet énorme chant de grâces minéral qui se répercute aux quatre coins du ciel.
Jean-Paul Sartre, les Mouches, 1943, III, 2, p. 98.   

    Je vais tenter d'exposer comment le référent, le socle d'une notion essentielle à la stabilité du monde, l'Harmonie, encore en usage chez quelques uns d'entre nous, a changé, passant du registre des sons musicaux à celui des couleurs, assez précisément il y a trois siècles. Quelques concepts importants avant d'entrer dans le vif du sujet : de la lecture des Mythologiques, j’ai retenu qu’une fonction des mythes était d’assurer l’un à l’autre deux paradigmes instables, celui de la Nature et celui de la Culture, chacun autant que l’autre étant menacé d’effondrement, la robustesse de l’ensemble étant garantie par les possibilités d’adaptation du mythe aux contingences. Il en va autrement dans la pensée occidentale, et peut-être d'autres que j'ignore, dont le propre est  d'arrimer un registre instable à la solidité d'un autre. La stabilité du Cosmos s'oppose au désordre du Chaos, et repose sur des règles solides. Ce dont je vais parler d'abord est une crise de représentation cosmologique, c'est à dire de ce que nous croyons au sujet du monde, et non épistémologique, c'est à dire de nos moyens de conceptualiser le monde ( ici la relation du représenté et de la représentation ). D'autre part, vous serez surpris par le nombre d'événements dont on aurait pu attendre que leur survenue déstabilise la conception cosmologique du moment, mais qui n'ont eu en fait aucune conséquence. Pour la bonne raison, que le souvenir des compétitions théoriques qui auraient pu être menaçantes, est enterré dans les cimetières de la philosophie. Si le sol de l'École d'Athènes avait été recouvert d'un tapis, en le soulevant on aurait trouvé nombre de pensées peu orthodoxes que les courants dominants ont étouffées sans état d'âme.

Fortune de la musique des sphères

    Prenons la situation de Pythagore constatant que des cordes tendues avec la même tension et dont le rapport des longueurs sont des nombres entiers sonnent dans la même gamme. Si la corde de référence sonne en do, une corde deux fois plus courte sonnera encore en do, 3 fois plus courte en sol, 4 fois plus courte en do, 5 fois plus courte en mi, etc. Soit les notes de l’accord parfait de do majeur. Pythagore construit une interprétation mathématique des gammes, les notes étant définies par des relations numériques. Pour les Pythagoriciens le mouvement des astres assure l’harmonie du Monde. Autour de la Terre située au centre de l’Univers tournent les astres sur des trajectoires circulaires, chacune de celle-ci étant conçue comme une corde vibrante dont la note doit être en harmonie avec celle des autres astres. Les sept astres ( Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne ) et la sphère des étoiles jouent une gamme complète et en parfaite harmonie : la musique des sphères. Dans le Timée ( c. 370 B.C.) Platon décrit l’âme du monde comme possédant des propriétés comparables aux relations musicales. Les planètes sont disposées selon une séquence  1:2:3:4:8:9. Dans le Mythe d’Er, au livre X de la République, les âmes dans les Enfers voient et entendent les orbites tournoyantes, proportionnelles et colorées, chacune accompagnée de sa note chantée par une sirène. Ultérieurement, les planètes et les astres seront désignés selon la séquence numérique Lune = 1; Venus = 2; Terre = 3; Mars = 4; Jupiter = 14; Saturne = 25, reproduisant les intervalles de la gamme diatonique : la musique des sphères était née. Pour résumer, l'harmonie universelle est garantie dans un premier temps par la musique des sphères. D’Aristote à Polycarpe Poncelet, la liste est longue des musiciens, peintres, savants, astronomes, qui accordent les sons aux couleurs, aux odeurs, aux modes harmoniques, aux sensations élémentaires du goût. Johannes Kepler (1571-1630) publiera certes en 1618 les Harmonices mundi, où chaque planète est définie par un motif, une séquence de notes fondée sur ses mouvements. Ce qui est intéressant, est que cette variation formelle - non plus une note mais une série de notes par planète - ne menace pas fondamentalement la structure - le géocentrisme - mais néanmoins introduit une instabilité.

La crise de la musique des sphères

   La conception géocentrique, précisée par Ptolémée, maintenue vingt siècles, sera l'objet d'une crise qui se déroule en plusieurs actes, dont certains semblent n'avoir eu aucune incidence alors qu'ils compromettaient radicalement la stabilité du système, théoriquement. Ainsi, l'introduction très précoce de la gamme chromatique en Grèce par Archytas de Tarente (c. 428 - 350 B.C.). Remplacer un gamme de sept sons par une gamme de douze sons séparés par des intervalles égaux contenaient en germe de quoi faire imploser l'imbrication des sphères de Pythagore, d'Aristote ou de Ptolémée. Il n'en fut rien. De même, les modèles proposés par Héraclide le Pontique, le disciple de Platon qui lui succéda à la tête de l'Académie, absent le jour où les philosophes posèrent pour Raphaêl, n'eurent aucune conséquence immédiate sur les conceptions dominantes : il soutint que la Terre n'était pas immobile, mais tournait sur elle-même, ce qui permettait de comprendre la rotation apparente de la voûte céleste en 24 heures ; et que les mouvements particuliers de Mercure et de Vénus qui semblaient osciller autour de Soleil, suggéraient que ces deux planètes ne tournaient pas autour de la Terre, mais autour du Soleil. Héraclide était cependant géocentriste. Ses propositions n'eurent aucun écho jusqu'à ce que Copernic le cite. Le plus étonnant est l'indifférence que connut Aristarque de Samos au IIIe siècle avant notre ère. En appliquant des raisonnements géométriques aux corps célestes, en particulier au moment des éclipses de Lune, il détermina les distances relatives de la Lune et du Soleil, dont il démontra qu'il était beaucoup plus volumineux que la Terre. Comme il lui paraissait difficile d'admettre qu'un corps de cette taille tourne autour d'un corps beaucoup plus petit, il proposa que le Soleil était le véritable centre du monde, et que toutes les planètes, sauf la Lune, gravitaient autour de lui. Le seul a avoir repris ses théories est Séleucos de Séleucie, un astronome babylonien ( ou grec ? ) du siècle suivant.

« Aristarque de Samos a publié certains écrits sur les hypothèses astronomiques. Les présuppositions qu'on trouve dans ses écrits suggèrent un univers beaucoup plus grand que celui mentionné plus haut. Il commence en fait avec l'hypothèse que les étoiles fixes et le Soleil sont immobiles. Quant à la terre, elle se déplace autour du soleil sur la circonférence d'un cercle ayant son centre dans le Soleil.  »
     Archimède, Préface du traité Le sablier.


    Il faut attendre près de deux millénaires pour que des modèles complexes héliocentriques soient proposés par Nicolas Copernic (1473-1543), par Tycho Brahé, par Galilée enfin. Cette gravure est le frontispice de l'oeuvre de Giovanni Battista Riccioli, Almagestum novum, synthèse de ce que je viens de vous exposer. La muse de l'astronomie, Uranie, tient les deux conceptions concurrentes, de Tycho-Brahé et de Copernic. Tandis qu'à terre, vaincu, git Ptolémée. Le personnage couvert d'yeux, nous le retrouverons si nous en avons le temps à la fin de notre périple. Le géocentrisme a vécu, avec l’introduction de la gamme chromatique dans l’harmonie, et surtout avec la redéfinition du cosmos, héliocentrique et non plus géocentrique : c’en est fini de la musique des sphères. Cependant la notion d’harmonie universelle n’est pas remise en question pour autant, la correspondance des sons et des couleurs demeure toujours telle une certitude échappant à toute critique. Puisque la musique des sphères tourne à la cacophonie, ce ne seront plus les notes qui donneront le la aux autres séries homothétiques, accordant au mouvement des planètes les sons, les couleurs, les saveurs, mais les couleurs dont l’ordre sera défini d’une manière indiscutable par Isaac Newton.

Harmonie universelle : II - La couleur de l'arc-en-ciel

    Avant d'examiner en détail les conséquences de la formalisation par Isaac Newton lui-même de sa découverte, je vous propose de parcourir rapidement une obsession d'un certain nombre d'artistes, d'intellectuels, de savants qui depuis l'antiquité se sont mis en tête d'établir des correspondances entre les sensations de registres différents. J'ai traité longuement ailleurs la cause et la conséquence de cette perversion de l'esprit : la théorie des cinq sens aussi archaïque mais plus résistante apparemment que la théorie des quatre éléments et moins sociologiquement marquée que la subordination aux signes du zodiaque ; sans cette théorie, aucune correspondance possible entre les différentes modalités de la sensation ; d'autre part, la synesthésie, dont la mode est revenue depuis une petite quinzaine d'années, après avoir déchaîné les passions à la fin du XIXe siècle, et dont la consistance s'évanouit dès lors que l'on met à plat la théorie des cinq sens sur laquelle elle est avec une naïveté confondante rivée.

La couleur de la musique

    La liste des théoriciens des correspondances nous occuperait pendant une journée et commence avec Aristote ; je me contenterai de citer les plus originaux, Franchino Gaffurio ( 1451-1522 ) qui propose une coloration des modes en 1492  : Dorien = couleur cristalline ; Phrygien = orange;  Lydien = rouge ; Mixolydien = couleur mixte indéfinie ; Jérôme Cardan qui  en 1550, expose un système mettant en correspondance les couleurs, les saveurs et les planètes ; Giuseppe Arcimboldo, auquel manquait un modèle mathématique d’harmonie des couleurs, construisit une échelle de gris à partir du système pythagoricien des intervalles de la gamme ; il transforma cette échelle de gris en échelle des couleurs et convainquit un musicien de la cour de Rudolph II de Prague d’installer des bandes de papier colorées sur son gravicembalo ( clavecin ) ; et last but not least le jésuite Athanase Kircher  (1601-1680) qui publie en 1646 un Ars magna lucis et umbrae puis sa Musurgia Universalis  exposant le principe d'un Clavecin oculaire. La Musurgie est l'art d'employer à propos les consonnances et dissonnances.

L'harmonie de l'arc-en-ciel
   
 
   Beaucoup plus ancienne et solidement ancrée dans les mentalités, la croyance très répandue en un principe universel d’harmonie chromatique analogue à l'harmonie musicale sera reconnue dans la structure même de l’arc-en-ciel : après bien d’autres, le théoricien du XVIIe siècle Karel van Mander, qui proposa des instructions détaillées sur la manière de rendre les six couleurs de l’arc-en-ciel avec des pigments, affirme que le bleu paraît excessivement bien placé à côté du pourpre, et celui-ci à côté du rouge, et le rouge à côté du jaune orange, etc... Mais l’extraction des règles élémentaires de cette grammaire des couleurs est laborieuse. Martin Cureau de la Chambre (1594-1675) illustration des Nouvelles observations et coniectures sur l'iris  Paris: Jacques Langlois pour Pierre Rocolet, 1650, propose une harmonie des couleurs reproduisant les intervalles des traités d'harmonie musicale : telles couleurs sont dans un rapport de seconde, et sont dissonantes ; telles sont dans un rapport de tierce ou de quinte, et sont harmonieuses.  Ce que Roger de Piles en 1708 faisait observer dans ses Cours de Peinture par Principes, mais sans en appeler au météore : les pigments de l’outremer et du vermillon s’accordent mal lorsqu’on les mélange sur la palette, nous le retrouvons dans la Manière de bien juger les ouvrages de peinture publiée en 1771, où Marc-Antoine Laugier conclut que le bleu et le rouge sont dans la plus grande opposition, puisque dans l’arc-en-ciel, nous « voyons le bleu le plus fort, et le rouge le plus vif, occuper les deux extrémités de l’échelle ». Mais attardons nous sur l'une des expériences scientifiques les plus fascinantes qui soient, à tout point de vue.


La décomposition de la couleur

    Des arcs-en-ciel, plusieurs surent les produire à l’aide d’un prisme bien avant Isaac Newton. Mais ce dernier construisit le premier un dispositif permettant de combiner l’action successive de deux prismes sur un faisceau lumineux. C’est l’Experimentum Crucis de 1672 : de droite à gauche sur le croquis dessiné par Newton lui-même, on distingue l’ouverture par où passe la lumière solaire, le premier prisme, la planche interposée entre le premier et le second prisme, percée de trous afin de sélectionner un faisceau émergent d’une seule couleur, puis le second prisme, et l’absence de dispersion observée sur le mur opposé à l’ouverture. Si l’on compte les trous  découpés par Newton sur la paroi qui sépare les deux prismes, on en dénombre cinq. Et non sept. La décomposition de la lumière produit invariablement l’apparition du même spectre des couleurs, dont l’ordre est analogue à celui de l’arc-en-ciel.  La crise du fondement de l'harmonie universelle, détrônant la musique des sphères, trouve dans la figure de l'arc-en-ciel une nouvelle assise, au prix d'un torsion cervicale à l'observation de la part du grand Newton lui-même. Cette nouvelle optique n’est pas acceptée par tout le monde : les cartésiens résistent, les précurseurs de la théorie ondulatoire contestent.

Le clavecin oculaire

    Parmi les adversaires déclarés des théories Newtoniennes, un personnage original, Louis-Bertrand Castel, (1688-1751), occupe la place du bouffon, amusant la galerie pendant un quart de siècle. Après ses études au collège des Jésuites, faute d’avoir pu se rendre en Chine où il avait demandé à être envoyé, il enseignera au Lycée Louis le Grand en 1724, rappelé par Fontenelle et Tournemine. Il fait paraître un  premier texte en 1725, intitulé Clavecin pour les yeux avec l'art de peindre les sons et toutes sortes de pièces de musique, qui sera suivi des Nouvelles expériences d'optique et d'acoustique en 1735, puis de L’Optique des Couleurs, fondée sur les simples observations, & tournée sur-tout à la practique de la peinture, de la teinture & autres arts coloristes, édité en 1740. Louis Bertrand Castel conçut un projet poursuivi son existence entière : construire un clavecin capable de transformer les sons en couleurs. Son dessein était plein de bonnes intentions : dans l’article préliminaire paru en 1725 il ne s’agit pas moins que «… de peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s'appelle peindre, avec des couleurs , et avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu'un sourd puisse jouir et juger de la beauté d'une musique (...) et qu'un aveugle puisse juger par les oreilles de la beauté des couleurs.»

    Il puise dans Kircher, un jésuite érudit, les bases de son raisonnement analogique. Athanase Kircher a publié en 1650 la Musurgia Universalis, démonstration ( sans allusion aucune à la Dioptrique que Descartes a publié quelques années auparavant ) de l’analogie parfaite entre le son et la lumière, que Castel reprendra à son compte. Comme la lumière, le son se réfléchit, est soumis aux lois de la réfraction des corps qu’il pénètre ; les trompettes sont à l’ouïe ce que les lunettes sont à l’œil ; les microscopes sont à la vue, les cornets que le sourd place à son oreille… «  Le son & la lumière consistent également dans les trémoussements insensibles des corps sonores et lumineux, et du milieu qui les transmet». Que l’on ne s’imagine pas Castel lisant Huyghens ! Les trémoussements évoquent certes les vibrations sur lesquelles le hollandais fonde sa théorie mais l’abbé a pêché l’expression chez Kirchner, qui prétendait voir les couleurs plus vives « lorsque l’air est semé de divers trémoussements dus au son » ...  On ne se lasse pas des citations de Castel : «  Au sortir du déluge, Dieu nous regardant en pitié comme de petits enfants, il nous montra cet arc-en-ciel, vrai joujou, vrai clavecin, dont l’aspect a quelque chose de riant et de gracieux » ;  « Or, pour le dire en passant voilà votre tonique, voilà votre tierce, et votre quinte de couleurs dans les trois principales du prisme ou de l'arc-en-ciel ». « Avant le déluge, la Nature était semée de mille coloris. Après le déluge, l'arc-en-ciel a été donné à l'homme comme sceau d'une alliance entre celui-ci et Dieu. Le premier ton de l'arc est le la, tandis que le clavecin possède une tonique ut-bleue. L'arc-en-ciel est donc monté en mineur, le clavecin en majeur. Comment résoudre ce problème ? Avant le déluge, l'œuvre de Dieu, pure, résonnait en majeur et le ciel était entièrement bleu. Après le déluge, le bleu devint sanglant, comme tout ouvrage divin. La fondamentale bleue du départ, mélangée au rouge devint violette et résonna dès lors en mineur : « L'arc-en-ciel n'est qu'une allégorie de Jésus-Christ et mon clavecin qui en descend est chrétien ». Le prisme du père Castel ( 1688- 1757) ne réfracte pas la lumière, mais fait apparaître les trois fondamentales des peintres, le rouge, le jaune et le bleu, qui par combinaison donnent  douze couleurs conformément à la gamme chromatique. Par exemple, sur la palette musicale du Père Castel  le vert  « qui répond au ré est naturel, champêtre, riant, pastoral ».

Harmonie des sons, harmonie des couleurs

Toute musique qui  ne peint rien n'est que du bruit
Jean le rond dit D’Alembert (1717-1783)

    La correspondance entre les sons et les couleurs est au XVIIème et au XVIIIème siècles une question triviale, débattue indéfiniment dans les salons, les académies et les cours.  L’analogie entre les notes de la gamme et les couleurs du spectre s’impose à n’importe quel esprit faible, à l’ut correspond le violet, au ré l’indigo, au mi le bleu, au fa le vert, au sol le jaune, au la l’orangé,  au si le rouge, à l’ut enfin le pourpre ; on fit remarquer au révérend père Castel que le nombre de couleurs dépassait le nombre sept, et que le nombre de notes dans la gamme chromatique était douze et non sept. D’où un bricolage aboutissant à la mise en correspondance des douze demi-tons de la gamme chromatique et des couleurs « bleu, céladon, vert, olive, jaune, fauve, nacarat, rouge, cramoisi, violet, agate, turquin ». Comment les ténors du siècle des lampions accueillirent-ils les idées du Père Castel ? Diderot se moquait de lui et l'évoque de manière fort ironique dans les Bijoux indiscrets. Voltaire écrit « Tous les sourds de Paris sont invités aux concerts qu'il leur donne…». Parmi les musiciens, Telemann, Gretry et Rameau furent intéressés ; Telemann donnera une traduction allemande du Clavecin oculaire, publiée à Hambourg en 1739. Jean Jacques Rousseau qui lui a rendu visite porte un diagnostic : « Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant ». La folie douce du père Castel oscille entre la paraphrénie et la mythomanie. Au point qu’il prétend s’être donné à lui-même des concerts de prismes, et livre au passage la recette de clavecins olfactifs, gustatifs, et tactiles : « Mettez une quarantaine de cassolettes pleines de parfums divers, ouvrez les soupapes. Voilà pour l'odorat. Sur une planche, rangez tout de suite, avec une certaine distribution des corps capables de faire diverses impressions sur la main. Voilà pour le toucher. Rangez de même des corps agréables au goût, entremêlez de quelques amertumes. Voilà pour le goût ».

     Je m'intéressai à l'arc-en-ciel, à partir d'une réflexion simplette - la découverte de la décomposition de la lumière par le prisme avait-elle modifié la manière dont les peintres représentèrent l'arc-en-ciel après Newton ? Auparavant, l'arc-en-ciel était conçu sans la moindre référence réaliste, qu'il marque la fin du déluge, ou le jugement dernier. Ses couleurs sont tierces ou quartes, selon que l'on y voit la trinité ou le tétramorphe. Chez Rubens, l'un des iridophiles les plus prolixes, l'arc n'est jamais orthodoxe. L’arc-en-ciel est propulsé au rang de canon de l’harmonie chromatique, révélée par le prisme ; après les vaines exhortations du jésuite Marc-Antoine Laugier, ou du poète Antoine-Marin Lemierre, ceci sera enseigné dans un lieu aussi prestigieux que l’Académie royale d’Angleterre en 1804 par Benjamin West, président de cette institution. Les querelles des physiciens trouvent leur écho dans les oeuvres d'Angelica Kauffman, newtonienne jusqu'au bout des ongles, de Laurent Pécheux, caricatural, du préraphaélite John Everett Millais, corrigé au dernier moment ; et à l'opposé dans les arcs délibérément anti-newtoniens de Joseph-Marie Vien.
 
III - D'une crise cosmologique à une crise épistémologique

    Le rapport entre la chose représentée et sa représentation change. Les peintres comme les musiciens inventent des codes de correspondance d'un genre nouveau. Les arcs-en-ciel de Vassili Kandinsky, comme ceux de Franz Marc ou certains de Robert Delaunay, ne sont pas non plus newtoniens, déformés par les contraintes de la composition, multicolores chez Marc sans aucun respect du spectre, tricolores chez Kandinski, et volontiers rouge-jaune bleu (Gelt-Rot-Blau est l’une de se oeuvres maîtresses). Célestes chez Marc, ou dans Twilight de Kandinski, ils participent au rayonnement cosmique dont la description scientifique récente fascine les peintres de cette génération. Ailleurs, ils sont ancrés dans le paysage prolongeant la légende du pont arc-en-ciel, de la passerelle mystique entre le terrestre et le spirituel. Vassili Kandinsky raconte que dès l’âge de trois ans, il voyait les couleurs se détacher des objets, affirmant sa synesthésie, une prétention alors très à la mode en particulier dans les milieux artistiques. Caressant le violon comme Ingres, fasciné par la puissance émotionnelle de la musique, il écrit en 1907 Der Gelbe Klang, le son jaune, associant musique, poésie, théâtre et jeux de lumière. En 1910, Alexander Scriabin compose Prometheus: The Poem of Fire, qui comporte une partie pour un orgue coloré. Prometheus fut produit à  New York en 1915 ; un orgue lumineux projetait des lumières colorées sur un écran au dessus de l’orchestre.  En 1911, Kandinsky entreprend une correspondance avec Arnold Schönberg (1874-1951), théoricien de l’atonalité. Trois ans auparavant, il avait décidé de s’installer à Murnau avec Gabriele Munter, et découvert par hasard l’abstraction, fasciné par une de ses oeuvres appuyée contre le mur mais tournée sur le côté. : « Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux ».

    Kandinsky oscille entre deux métaphysiques : un système cyclique dont les couleurs sont un modèle de représentation, mouvement perpétuel enraciné dans les mythes solaires et les religions panthéistes, suivant le même chemin qu’emprunta Goethe ; un système linéaire dont l’eschatologie est variable, édénique selon la théorie théosophique, apocalyptique si l’on se réfère à la thématique du peintre. En ce qui concerne les couleurs, il s’inspire de Rudolf Steiner lui-même fortement influencé par le Traité des couleurs de Goethe qu’il a préfacé, accommodant le poète à la sauce anthroposophique. Les couleurs de l’arc-en-ciel sont au nombre de sept, il en ajoute cinq pour faire douze comme les tons de la gamme chromatique et les signes du zodiaque. L’enjeu est de réaffirmer l’unité du cosmos, dont la construction reproduit les mêmes lois gouvernant de manière analogue des registres différents.

Conclusion : La fin de l’Harmonie universelle

    Franz Marc a été tué pendant la grande guerre, en 1916, près de Verdun ; d'autres codes sont inventés par les peintres, en particulier par Klee ; le dodécaphonisme achève l'harmonie musicale, l'abstraction achève l'harmonie des couleurs : en ce sens que le référent, le réel, astronomique ou météorologique, disparait au profit des seules lois de la composition musicale ou picturale, le temps d'une pièce musicale ou l'espace d'un tableau.

Paul Klee

    Paul Klee (1879-1940) ne pouvait, alors qu’il écrivait sur la couleur ou tenait conférence sur le sujet, escamoter l’arc-en-ciel, qu’il définit comme « une abstraction au sens de pureté de la couleur » ( le regard pensant, conférence de 1922). La mystique de Klee diffère sensiblement de la métaphysique de Kandinsky : néanmoins, pour éclaircir le mystère de l’arc, il pose comme principe premier, en bon néo-platonicien, qu’il existe une forme parfaite de ce qui nous parvient sous forme incomplète, superficielle ; et comme principe second, en bon théosophe, que l’instinct artistique est la clé nous permettant d’entrevoir l’être cosmique depuis notre monde terrestre et derrière les apparences. Par chance, à la frontière des atmosphères terrestre et céleste, se trouve l’arc-en-ciel !Situé à la limite des deux mondes, terrestre et spirituel, l’arc-en-ciel ne peut être totalement parfait : tout d’abord, Klee ne croit pas qu’il contienne sept couleurs, à regret car ce chiffre « lui convient bien », mais six ; d’autre part les couleurs y sont présentes sous forme linéaire, et non circulaire, le cercle étant l‘expression de la perfection. Enfin et surtout, la série des couleurs commence et finit en des points précis. Mais là encore, la chance qui a probablement accordé à Klee une disposition singulière des cônes de la rétine, lui fait voir une teinte violette aux deux limites de l’arc, un bleu violet et un rouge violet, qui sont comme deux moitiés d’une même couleur, et du même coup  permettent de boucler la boucle et de déboucher sur l’infini, autrement dit l’éternité : « nous quittons le règne humain, le domaine supra-animal, le domaine du pathos, de la tension, du matériel-animé, du règne intermédiaire incluant le repos et le mouvement, symbolisé par le triangle où les couleurs pures ne sont qu’à moitié chez elles. Nous libérons le pendule des lois de la pesanteur, nous le laissons fendre les airs pour qu’il accède au domaine des Dieux, au règne dynamique de l’élan, de la spiritualité, de la rotation parfaite et du mouvement total, symbolisé par le cercle où les couleurs pures sont véritablement chez elles.»

    Et un peu plus loin : « le violet peut être mentionné comme le point d’impact de la force qui humanise et déforme les choses divines pour les révéler à l’être humain ». On imagine la rotation parfaite de Goethe dans sa tombe, étourdi d’aise autant qu’éperdu de reconnaissance. Et pour conclure sur la formation de l’arc : « violence fut faite au cercle chromatique à l'endroit du violet. Brisé, le cercle se déroula et donna alors naissance à une série de points colorés qui forma l’arc-en-ciel. » Herschel a découvert l’infra-rouge en 1800, Rittner l’ultra-violet en 1802, interdisant à jamais de réunir les extrémités du spectre autrement que par fantaisie. Mais qu’importent les lois de la physique pourvu que le principe fondamental de la théorie des couleurs de Klee, la notion de mouvement continu, puisse s’épanouir entre deux mouvements conjugués : l’un circulaire, l’autre pendulaire. Du premier dérive le triangle des couleurs primaires, qui devient une étoile élémentaire après inclusion des non-couleurs, le noir et le blanc. Pas une référence à la théorie de Young, pas une allusion à la perception, alors que la Gestalt-theorie est en marche ; une méconnaissance étonnante des conceptions contemporaines de la lumière.

    John Gage interprète ce texte comme le constat de la disparition du sens esthétique et symbolique de l’arc-en-ciel : même si l’on peut ne pas adhérer à la lecture qu’il propose de Klee, la conclusion de l’auteur de Couleur et signification est particulièrement bien venue et emporte la conviction qu’il faut désormais dire des messes pour le défunt météore, envoyé au purgatoire des symboles éculés et hors d’usage. L’acte de décès de l’arc-en-ciel coïncide avec le déclin de la Synesthésie, précipité par l’essor du behaviorisme. En ces lendemains de la grande guerre, l’arc qui symbolise la paix et l’harmonie n’est plus de saison. Plus profondément, l’année suivante, Schönberg compose ses premières œuvres sérielles, dodécaphonistes, en finissant avec les canons classiques de l’harmonie. Les musiciens structurent leurs créations à partir de lois internes, comme les peintres inventent de nouveaux langages dans lequel l’espace est limité à la toile, les formes et les couleurs entrant en résonnance en fonction du code défini par l’artiste, et non d’une quelconque référence à la réalité ; les concepts sont traduits en traits et en couleurs, sans prétendre représenter le réél. Si Kandinski restera fidèle à son projet de rendre visible l’invisible, dans une métaphysique ésotérique, Klee se révèlera un prodigieux créateur de codes, et l’inventeur d’une sorte de grammaire de la combinaison des signes picturaux : la démarche de Franz Marc peut apparaître comme une continuation naïve du monisme de Goethe, pérennisant la mise en correspondance des couleurs et des tempéraments ; celle de Kandinski est plus complexe tout en conservant la prétention d’exprimer les variétés des émotions ; en ce sens, elle appartient encore au mouvement amorcé trois siècles plus tôt, de la peinture des passions. Celle de Klee est définitivement abstraite, les couleurs et les formes sont des unités signifiantes qui entretiennent des rapports suffisant à générer un langage averbal.

L’arc survit à cette crise aux raisons complexes, mais brisé chez Delaunay, ou pire déchiqueté, détissé comme le déplorait Keats. Réduit en charpie. Tel l’arc de Max Beckmann qui n’est plus le lieu de l’harmonie ; les bandes de couleurs sont disjointes, elles forment un pont déchiqueté dans le sens de la longueur, fragile passerelle désarticulée, impraticable, entre le monde terrestre et un ciel déserté. Voire réduit à son fantôme, chez Pollock - l'arc-en-ciel gris, sans doute hommage à son maître.

Je vous remercie de votre attention, prenant congé de vous sur cette photographie de la piazza del ulmu, si poétique, et non sans avoir une pensée pour celle qui a enchanté le festival l'an passé, Brigitte Engerer.