Neuroland-Art

http://www.bkneuroland.fr/

Éthique et fin de vie Pierre LE COZ (Recensions)

Recensions

Recensions


Conférence pleinière des JNLF 2013 à Montpellier :

ETHIQUE ET FIN DE VIE, COMMENT TENTER DE RÉSOUDRE NOS PROBLÈMES MORAUX ?

Pierre LE COZ

Philosophe à la Faculté de Marseille,
Vice-président du Comité Consultatif National d'Ethique,
Directeur du Département des Sciences Humaines de la Faculté de Médecine de Marseille.


Remarquable conférence, d'un philosophe que nous avions écouté à plusieurs reprises, mais qui jamais ne nous avais paru aussi convainquant, pédagogique, et parfois même, plein d'humour, nonobstant la gravité du sujet.

Les principes de l'éthique sur lesquels nous pouvons nous accorder pour amorcer la discussion sont :

  • - Le principe d’autonomie qui nous engage à faire participer le patient au processus décisionnel
  • - Le principe de bienfaisance qui suppose que l'on apporte un surcroit de bien-être au patient qu'il puisse reconnaître comme tel
  • -Le principe de non-malfaisance premier chez Hippocrate, d'abord ne pas nuire, et qui impose d'épargner au patient des souffrances dépourvues de sens pour lui
  • -Le principe de justice qui exige de veiller à ce que chacun puisse bénéficier sans discrimination de la meilleure prise en charge possible


auxquels correspondent quatre comportements (Pierre Le Coz utilise le terme, nons sans conséquences, d'émotions) :

  • - Le respect
  • - La compassion
  • - La crainte
  • - L'indignation


(auxquels  nous rajouterons quatre notions élevées au rang de concepts par certains : la dignité, autrement dit la valeur morale que nous reconnaissons avec Kant chez autrui ; la perception d'une souffrance chez autrui : ici, une précision est nécessaire concernant la différence entre la sympathie (la compassion), syntonie qui nous fait partager la souffrance d'autrui par exemple, et l'empathie, capacité à comprendre ce que l'autre ressent ou pense mais que nous ne ressentons ou ne pensons pas nous-mêmes ; ainsi pouvons-nous être parfaitement empathiques et jouir de la souffrance d'autrui ; l'anticipation de la souffrance, prélude à la crainte ; l'équité, notion démocratique d'actualité, autrement dit la solidarité, le partage)


Pierre Le Coz oppose deux conceptions, la déontologie (le déontologisme pour lui être fidèle) et l'utilitarisme. La première, héritière de Kant, insiste sur le Devoir, ce que l'on se doit de faire, et s'appuie sur les principes d'autonomie et de justice : sur la dignité et sur l'équité. À l'opposé, la conception utilitariste, fondée par Bentham et reprise en particulier par Stuart Mills, retient les principes de bienfaisance et de non malfaisance.

À l'aide d'exemples particulièrement bien choisis, le philosophe illustre les deux positions : l'une exige de la société qu'elle fasse tout pour l'un de ses membres en péril quel qu'en soit le prix ; l'autre examine le problème à l'aune du principe de Bentham : la recherche du plus grand bien pour le plus grand nombre, ce qui suppose que l'on sacrifie quelques-uns dans certains cas où prime l’intérêt général. D'un côté le devoir, universaliste, de l'autre le droit, individualiste. Le vieillard cacochyme qui demande à survivre au prix de mois et d'années de soins et de réanimation a intérêt à tomber sur un collègue déontologiste.

L'émergence des préoccupations éthiques est la conséquence du conflit entre la compassion et la crainte : pour éclairer ce point, Pierre Le Coz choisit la situation de l'annonce d'un diagnostic fâcheux. Le partage de la souffrance d'autrui nous pousse à atténuer cette annonce, s'opposant à l'anticipation des conséquences d'un défaut d'information. Ce conflit génère une angoisse à laquelle nous pouvons tenter d’échapper par l'annonce brutale de "la vérité", qui paraîtra agressive ; ou par la fuite, laissant à d'autres le soin d'apporter la nouvelle funeste ; et si l'on dépasse ces deux comportements dont chacun saisit l'inadéquation, par la réflexion éthique. Ce fut l'occasion pour notre orateur d'une très belle démonstration du Kairos, l'une des conceptions du temps chez les grecs, qui désigne l'occasion d'agir, le moment à saisir, l’opportunité : comment annoncer un risque sinon dans le flux d'un échange, où l'on expose le possible, où est dite entre les mots la singularité d'un destin lorsque l'on évoque en clair la généralité, la statistique. L'exemple des SUDEP, les morts subites chez nos patients épileptiques, fut particulièrement bien choisi. On peut aborder la question, de biais comme nous l'avons entendu. Lorsque l'on parle de risque, abstraction mathématique à laquelle on attribue paradoxalement une consistance, on évoque en filigrane le danger, évènement qui est lui insaisissable par la raison1.

Dans la seconde partie de l'exposé, seront abordés quelques aspects concrets de notre rapport à la mort : combien sommes nous à être favorables au don d'organes ? 90%. Combien ont fait une déclaration écrite dans ce sens ? Un sur dix. Combien souhaitent éviter une trachéotomie, une alimentation parentérale, si elle sont jugées inutiles ? L'immense majorité. Combien ont signé la déclaration ad hoc ? 2% si nous avons bien saisi. Nous avons noté parmi les items de cette déclaration, une phrase qui fait confiance au médecin pour prendre la juste décision. Compte tenu de notre expérience très personnelle, et puisqu'il s'agit de biffer les mentions inutiles de ce papier qu'il faut penser à glisser dans son portefeuille, nous choisirions de ne pas rayer cette dernière proposition - c'est dire la confiance que nous accordons à nos confrères. L'association pour le droit de mourir dans la dignité regroupe environ 50.000 adhérents, (soit moins d'un pour mille dans notre nation, n.d.webmaster) et la manifestation qu'elle a organisé en 2012 a réuni cinq mille participants, (soit un pour dix mille, n.d.webmaster).

L'amphithéâtre Berlioz était comble. Les qualités pédagogiques de l'orateur sont telles que je n'avais pas entendu depuis longtemps, sinon pour Alain Berthoz, une telle salve d'applaudissements au terme de son intervention. Au décours, les commentaires élogieux allaient bon train.

Qu'ajouter à cette belle prestation ? Que le choix encore une fois très propédeutique de l'opposition de deux conceptions radicalement opposées et que l'on peut reconnaître soutenant les idéologies contemporaines occulte d'une part ce que tous nous avons vécu à défaut de pouvoir le vivre encore dans la sérénité de nos consciences : à savoir l'action délibérée cas par cas gouvernée par le pragmatisme, une certaine forme de confiance dans nos jugements et nos décisions, comme dans le consensus qui se dégage d'une équipe soignante homogène. Qu'est-ce qui a justifié l'intrusion de la loi dans ce pré-carré médical ? Trois affaires dénoncées aux journalistes et déférées devant un juge ? Un ultime règlement de compte entre castes2 ?


D'autre part, le constat que certains très bruyants exigent tout et son contraire : à la fois l'utilitaire et l'équité ; à la fois la non nuisance et la dignité. Or il est des patients qui ne veulent pas savoir, à côté de ceux qui réclament à cors et à cris la vérité. Et que répondre aux patients, ou à leur entourage en présence de ceux-ci, qui nous somment de leur dire "la vérité", alors que notre ignorance est si grande, alors qu'ils ne sont pas en état d'appréhender ce que nous pourrions leur dire - c'est le cas de toutes les détériorations et de bon nombre de psychoses - ; ou, situation pire et très fréquente, alors qu'ils sont affectés par ce que nous définissons comme de pures constructions sociales (et certains, dont nous sommes, ne limitent pas cette catégorisation à la fibromyalgie et au syndrome de fatigue chronique, mais l’étendent aux « démences de types Alzheimer » )? Enfin, on ne peut tout ensemble exiger le meilleur des soins pour chacun et opérer des choix, définir des priorités sur des considérations de nombre ou sous la pression de lobbies de patients. La course à l'accès aux médias est à ce titre éloquente : l'iniquité est la règle, elle est scandaleuse pour tous ceux qui n'ont pas d'appartenance à faire valoir pour entrer dans la lumière des projecteurs et dans le flot des subventions.


Concernant la question du suicide, Pierre Le Coz citant Schopenhauer nous a rappelé  le vouloir-vivre instinctif qui fait que vouloir mourir semble pathologique - ce que l'on reconnait dans nombre de disparitions volontaires ; mais voici que d'autres demandent à mourir en vertu d'arguments non plus irrationnels, mais raisonnables. Que le suicide soit un vice, sauf chez les anglais, comme l'écrivit si bien Montesquieu, ou la manifestation d’une agressivité majeure envers la société, nous n'avions pas le temps de l'évoquer. On a bien senti que l'idée du suicide assisté qui semble promise à une inscription dans le marbre ne séduisait pas notre conférencier.


Il est terrible que l'on puisse parler désormais du médecin comme d'un prestataire de services - Pierre Le Coz a utilisé avec une répugnance partagée par l'auditoire cette expression - qui comporteraient le devoir d'assister une personne en danger sous peine de condamnation3; mais aussi le devoir d'assister quelqu'un qui vous soumet son désir de mourir. Qui se soucie des motivations profondes animant les médecins pratiquant d'ores et déjà à Bruxelles ou à Amsterdam l'assistance à la mort souhaitée ? Agissent-ils par devoir ou utilitarisme, par compassion ou par indignation ?

Il eut été sans doute hors sujet d'aborder la question de l'intérêt même de la recherche du bonheur, en dehors de nos dispositions personnelles qui sont très variables4. Il se trouve cependant que nombre de vociférations politiques témoignent de la volonté de certains de se mêler, d'organiser le bonheur des autres. Fort de ce que nous a rappelé Pierre Le Coz au sujet de l'utilitarisme, dont le maître concept, l'utile, désigne le différentiel entre deux notions, le plaisir et la douleur, on aurait pu si le temps n'avait pas été déjà si bien rempli envisager l'attitude stoïcienne, et l'ataraxie, cette vertu qui précisément fuit et le plaisir et la souffrance, réduisant le différentiel cher à Bentham au plus près de zéro. De même il eût été trop complexe et provocateur de faire intervenir une réflexion sur la question de l'animalité versus l'humanité.


Nous avons attendu la fin de l'exposé brillant de notre orateur pour entendre, au détour d'une phrase, le mot espérer. Les gens de notre génération, ceux qui jouent les prolongations et se bercent de l'illusion qu'ils pourraient encore progresser en dépit de leur déclin inéluctable, ont longtemps entretenu le sentiment de symboliser pour leurs patients, jour après jour, nuit après nuit, et jusque dans les moments les plus difficiles, l'espoir.


notes :1. B.Kullmann about danger, risk and M.S, Barcelone, 17.II.2013

2. nous profitons de l'occasion (cf Kairos) pour rappeler que l'OMS en 2012 a placé la France en tête du classement d'environ deux cents nations pour l'offre de soins pour ses citoyens ; en même temps que l'organisme d'évaluation des systèmes d'éducation des pays européens place la France cette fois-ci en vingt-cinquième position, juste avant la Bulgarie et la Roumanie. Animés par le mauvais esprit qui nous caractérise, nous rappelons encore qu'à l'Assemblée Nationale siègent vingt députés issus du monde médical (moins un probablement bientôt) contre cent cinquante issus du monde enseignant...

3. nous profitons de l'occasion (cf Kairos) pour frémir à propos, par exemple, de notre responsabilité lors d'un voyage en avion, lorsque les compagnies aériennes exigent votre intervention mais ne vous couvrent pas en cas de problème (à l'exception d'Air France nous dit-on)

4. n'ayez pas peur du bonheur, il n'existe pas (Michel Houellbecq)