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Le cerveau des jésuites I (Conférences)

 Le cerveau des Jésuites I

Abbaye de La Celle le 19.II.2011

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    C'est un grand plaisir de vous retrouver, quasiment les mêmes que l'an passé. Encore une fois mille merci à notre hôte, Pierre le Marquis, qui organise ces rencontres avec tant de raffinement et de bonheur. Nous cheminons sur des voies à la fois différentes, et proches, et parfois de conserve, comme deux navires qui croisent la même route parfois. Dans cette entreprise, l’on trouve à ses côtés, toujours dynamique, chaleureuse et accueillante, Véronique. Merci aux compagnies pharmaceutiques qui soutiennent cette journée. 



    J'ai choisi, une fois n’est pas coutume, d'annoncer ce dont j'allais parler, vous livrer le but de ma présentation, alors qu’en général, je préfère suivre la logique des images et vous emmener si vous vous laissez faire dans des directions que j'espère toujours imprévues. C’est d’autant plus paradoxal, qu'il s'agit aujourd'hui des spécialistes s’il en fut de la logique des images. Mais le propos est ardu, j’ai complètement bouleversé la présentation faite il y a quatre ans à propos du cerveau des jésuites, que j’avais infligée à certains d’entre vous qui ne s’en sont peut être pas remis. Qu’ils se rassurent, j’ai tout changé, mais qu'ils s'inquiètent, s’ils pensaient avoir une longueur d’avance sur ceux qui subissent ce thème pour la première fois, ils seront bien déçus.



    1540 est une date à jamais gravée dans mon esprit : d’une part, c’est la publication de l’ouvrage qui symbolise à lui seul la Renaissance dans le domaine médical : la Fabrica de Vésale, et ce cerveau dessiné d’après nature, observé en s'abstrayant de toute idée préconçue. Et puis 1540 est la date de création d’un ordre dont je ne puis cacher qu’il m’a depuis très longtemps fasciné, j’emploie le terme à dessein, un de ces fils ténus qui réconcilient le mécréant que je suis avec le monde inintelligible des croyants. Je veux parler de l’ordre des Jésuites.



    L’invention du cerveau de Vésale en 1540, celui moins connu de Charles Estienne en 1546, marquent la fin d’une présentation du cerveau qui a connu une fortune considérable, la doctrine cellulaire des pères de l’Église, dont la longévité est exceptionnelle, au prix de quelques aménagements : onze siècles, de puis Némésius d’Emèse et Saint Augustin jusqu’à Vésale.

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Robert Fludd (1574-1637) "Oculus Imaginationis"

    Plus un bon siècle de prolongation, avec par exemple le cerveau de Robert Fludd, lequel meurt en 1637, l'année de la parution du discours de la méthode. Ce cerveau très approximatif du point de vue anatomique accueillait cependant sans difficulté les facultés de l'entendement selon Aristote, et ce bien que le stagirite ne considérat l'organe cérébral que sous l'angle d'un refroidisseur d'esprits animaux.




   
J
e travaillais à tenter de maîtriser la mécanique du cerveau de Descartes, exposée dans son ouvrage Le traité de l'homme écrit entre 1636 et 1648, publié en 1664 soit quatorze ans après la mort du philosophe. Le principe de ce cerveau était le mouvement de ses parties. "Le corps est une machine qui se meut de soi-même". Je me préoccupai alors de comprendre comment l'on était passé de la doctrine cellulaire au cerveau cartésien. Sachant que Descartes ne fait aucun commentaire sur les conceptions physiologiques antérieures à la sienne - aucune doxographie - mais renvoie son lecteur au Theatrum anatomicum de Caspar Bauhin inspiré de Vésale.



    Le cerveau de Descartes fut éclipsé moins de vingt ans plus tard par la conception de Willis, exposée en 1664, dans le de Cerebri Anatome : la mémoire et la volonté siègent dans le cortex, l'imagination dans le corps calleux, les sensations dans les corps striés. Or, vous pouvez vous échiner à parcourir les ouvrages des anatomistes qui traversent le XVIe siècle, ou
les traités d'histoire de la représentation des fonctions cérébrales, vous ne trouverez rien qui vaille pour combler cette centaine d'années qui séparent la disgrâce de la première théorie de la construction de la seconde physiologie.

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    Pendant cent vingt ans environ, des grappes, des agrégats de notions flottent dans l'espace mental européen, délocalisés depuis l'obsolescence de la doctrine cellulaire, sans domicile fixe au fil des diverses versions du cerveau de Vésale, jusqu'à ce que Descartes assigne à résidence une nouvelle combinaison des facultés de l'âme. Parmi ceux qui assemblèrent de manière originale ces notions qui toutes nous parlent mais si leurs significations ont dérivé depuis le XVIe siècle, les passions, la volonté, la mémoire, l'imagination... un certain Ignace de Loyola inventa, au tournant de son existence, et tenta de mettre en forme, une construction exposée dans un ouvrage intitulé les exercices spirituels. Avant de développer ceci, je voudrais vous raconter une de mes rencontres avec les Jésuites.



    Vous visitez l'un des plus riches musées d'Europe, le Kunsthistorisches Museum de Vienne. En arrivant dans une salle, vous voici confrontés à une toile gigantesque, 535 × 395 cm : sur la droite un personnage religieux semble immobilisé dans une attitude extatique ; autour de lui, en revanche, c'est un mouvement général confinant au désordre.


    Cette femme, les yeux révulsés et déviés sur sa droite, la bouche ouverte comme si elle émettait un cri, le membre supérieur droit en extension, soutenue par un solide rouquin à l'expression hagarde, réveille en vous le réflexe du diagnostique neurologique de porte et vous vous dîtes in petto : tiens, une crise de l'aire motrice supplémentaire gauche. Petite différence : manque l'extension de la main droite. Voici pourquoi cette créature n'appartient pas à l'iconographie officielle de l'épileptologie. Remarquez cependant la crispation analogue de la main gauche sur le drap.
 


    Vous abaissez le regard et vous découvrez un homme à terre.
Encore un convulsionnaire ! Deux épileptiques dans le même tableau, c'est beaucoup, celui-ci semble agité de mouvements de pédalages et je m'oriente du coup vers le diagnostic de crises nerveuses non épileptiques, il y a de la pathomimie dans l'air. Quant au gaillard rouquin, il vous rappelle toujours quelqu'un.



    Mais bien sûr, vous l'avez rencontré dans la collection du Vatican.  À force de fréquenter les musées... Il accompagnait cette fois-ci un jeune homme, dans une posture très proche, et assistait à la Transfiguration dans une mise en scène de Raphaël. Un siècle sépare ces deux oeuvres, et notre personnage n'a pas pris une ride.







    À son tour le visage du jeune épileptique, sa divergence oculaire, sa bouche ouverte, vous en évoque un autre, rencontré dans une autre posture au musée de Bordeaux. Le miracle de Saint Just. Vous comprenez enfin le sens de l'expression d'allure triviale se prendre la tête.

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    Vous voici saisis d'un doute. Les expressions, certes, des visages de ces adolescents se ressemblent, mais de là à prétendre qu'il s'agit du même... Sachez que le même peintre à réalisé le Saint Ignace de Loyola et le Miracle de Saint Just. Plus encore, ce peintre a copié, lors de ses années de formation, la Transfiguration de Raphaël. Vous ne me croyez pas ?

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    Vous auriez dû m'accompagner à Nancy il y a quelques mois : j'ai pris quelques clichés de cette copie de la transfiguration.



    Si je vous précise que le tableau a été réalisé vers 1620, vous me direz : à l'époque, on appelait cela de la possession, et qui dit possédé, dit démons : vous les voyez s'enfuir en haut et à gauche, après que le personnage qui domine la scène leur ait intimé l'ordre de sortir de ces corps.



    Vous avez encore reconnu quelqu'un ? Mais vous avez raison, cette jeune femme et cet enfant, complètement indifférents au tumulte qui règne à côté d'eux, me rappellent cette jeune femme l'aire un peu niaise sur le point de se faire entraîner par ce satyre ; voyez comme elle est mignonne avec ses fleurs, mais incapable de tirer les leçons d'une mésaventure. La voici en pleine bacchanale, dans la suite du Silène ivre.



  Vous l'avez reconnue, c'est l'accorte première épouse de Rubens, Isabella Brant,  en compagnie probablement de ses deux fils, Albert et Nicolas.

 
  Il est temps que je vous dévoile le nom de ce peintre et le titre de l'oeuvre : Pierre-Paul Rubens (1577-1640), Les Miracles de Saint Ignace de Loyola, réalisé vers 1617/18, commandé avec les Miracles de saint François Xavier dans le cadre de la décoration de l’église des Jésuites à Anvers.
 



    Je n'ai guère le temps de vous raconter le lien très étroit qui unit Rubens et les Jésuites, je l'ai développé dans Junon et Argus. Je puis vous dire déjà que Rubens mettra son génie au service de la cause des Jésuites, et nous verrons dans un instant comment ces derniers ont développé dans le domaine des arts religieux ce que l'on appelle la Contre-Réforme.
    Une des raisons pour lesquelles Rubens exerce une fascination sur mon esprit faux est l'illusion suprème qu'il maîtrise à la perfection, et qui lui appartient en propre si l'on pense à ses contemporains, celle du mouvement. Regardez la fuite des Jésuites alignés et la colonnade, qui appuye la débandade des démons. On peut rester une heure devant ce tableau - je suis certain que je pourrais procéder à d'autres identifications. Il sera question ici de fascination et de sidération. Parfois l’on se trouve devant un tableau où les mouvements de vos yeux, les déplacements de votre regard vous font découvrir mille détails, dont l’accumulation ajoute à la confusion si vous ne connaissez rien de ce qui a motivé cette œuvre. Parfois un détail vous saute aux yeux si je puis dire ; et votre regard vous y ramène sans cesse. L'élément saillant pour parler comme les cognitivistes. Jusqu'à ce que vous dégagiez votre attention pour passer à un autre tableau, vous reviendrez, attirés comme par un aimant, à cette saillance. Ici, le regard ne fonctionne pas ainsi. Il est entraîné dans tous les recoins de l'oeuvre, d'une tranquillité à une impatience, d'une immobilité à une turbulence. Ceci est simplement pour illustrer un aspect de la fascination. Lorsque vous réalisez que cette oeuvre a été faite à propos, probablement sur le voeu d'un commanditaire si ce n'est par le caprice de l'artiste, vous changez de point de vue, pour parler comme les théoriciens de l'esprit : et vous ne parlez plus seulement de votre fascination, mais de l'intention du peintre : parvenir à sidérer le spectateur de l'oeuvre. Fascination et sidération, voilà le sous-thème de cette présentation. Rencontre d'un esprit capable d'être fasciné, et d'un autre capable d'avoir l'intention de vous sidérer.


    Voici une autre version de Saint Ignace par Rubens. Comment deviner que vingt ans plus tôt, ce personnage avait cette allure guerrière ?


   
    Ignace de Loyola est né en 1491 au pays Basque ; page de Cour, puis militaire, il est blessé en 1521 lors du siège de Pampelune, qu'il défend pour Charles Quint contre les troupes de François Ier. Il est fait prisonnier par les français, endure des souffrances terribles, un boulet lui a fracassé une jambe. Il vit l'expérience d'une conversion, traverse alors une crise qui l’amène à s'isoler totalement pendant un an, vêtu d'un sac. Il conçoit alors ses exercices spirituels dont je vais vous parler dans un instant. Puis il suit les enseignements de grammaire et de théologie des universités de Barcelone, Alcala, Salmanque puis Paris, au collège Saint Barbe. ( Ici une vue cavalière de ce collège situé rue Valette derrière la bibliothèque Sainte Geneviève, Place du Panthéon ).




    La fondation de la compagnie de Jésus en 1534 dans une chapelle de Montmartre  est officialisée par le pape Paul III (Alexandre Farnèse) en 1540.

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    Probablement les négociations se déroulèrent au moins en partie au château Saint Ange, une forteresse que Paul III transforma en palais dès sa prise de fonction en 1534.

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    Trois orientations majeures définissent le jésuitisme : un Dessein universel, d'où l'envoi de missions, en particulier en Extrême Orient mais également au Québec ou en Amérique du Sud. Un engagement actif dans le siècle, comme en témoigne la participation à la contre-Réforme. Enfin, le rôle privilégié accordé au travail de l’esprit, à l’acquisition des connaissances : ce sera le développement d'une méthode d'enseignement originale. Je ne puis m'étendre sur le chapitre des missions : les Jésuites partaient au bout du monde après une préparation très élaborée. Vous connaissez peut-être la plaisanterie : un franciscain et un jésuite s'embarquent vers l'Asie ; le franciscain parie avec son compagnon qu'il obtiendra le plus grand nombre de conversions. Six mois plus tard, sur le chemin du retour, le franciscain pavoise et annonce qu'il a converti 1548 âmes ; il interroge le jésuite qui ne peut en dénombrer qu'une seule. Alors que le franciscain se gausse, le jésuite ajoute : ``Oui, mais c'est le roi''.





    Cependant, c'est l'occasion de vous rappeler un film remarquable, et une scène qui illustre l'une des idées fortes du jésuitisme. Mission, un film du réalisateur britannique Roland Joffé, sorti en 1986 avec Jeremy Irons, Robert de Niro, Liam Nisson... qui se passe chez les Guarani, aux confins des actuels Paraguay, Argentine et Brésil, dans un lieu extraordinaire que certains d'entre vous connaissent, Iguaçu.



    Je vous montre la scène où Jeremy Irons débarque en plein territoire Guarani, après avoir remonté les chutes célèbres, armé si je puis dire de son seul hautbois. On peut penser ce que l'on veut de la musique d'Ennio Morricone, là n'est pas la question : la parabole que nous raconte Joffé est celle de l'universalité d'un langage, qui est la musique.



    Car c'est bien là une idée de Jésuite majeure, que l'on retrouve par exemple chez Athanase Kircher, l'auteur de la Musurgia Universalis, l'harmonie universelle.

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Denis Gauthier publiera la rhétorique des Dieux, i.e. la musique



    Cet individu hors norme, dont Philippe Barrès m'a fait découvrir une biographie remarquable par Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, avait une passion dévorante pour la connaissance, et entre autres activités, il s'était attaqué à la signification des hiéroglyphes, d'une manière qui lui a attiré les foudres rétrospectives de Champollion.



    Vous comprenez désormais la source de l'inspiration d'Ingres quand il composa Oedipe et le Sphinx.



Vous penserez à Kircher en regardant l'obéisque de la Piazza Navona.

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Obélisque, Piazza Navona



    Pour Kircher, les hiéroglyphes « sont bien une écriture, mais non l’écriture composée de lettres, mots, noms et parties du discours déterminées dont nous usons en général : ils sont une écriture beaucoup plus excellente, plus sublime et plus proche des abstractions qui, par tel enchaînement ingénieux des symboles, ou son équivalent, propose d’un seul coup à l’intelligence du sage un raisonnement complexe, des notions élevées ou quelque mystère insigne caché dans le sein de la nature ou de la divinité. » Ce système prétend comme dans un autre domaine, celui de la musique, rendre possible une compréhension intuitive ne nécessitant aucun truchement textuel.
 



   Parmi les catastrophes qui se sont abattues sur l'humanité, après l'expulsion du paradis terrestre et le déluge, figure la tour de Babel. Il vaut mieux ne pas se mesurer à Dieu, ni aux Dieux - les grecs savent ce que coûte l'hubris - et la prétention des hommes à élever une tour jusqu'au royaume céleste leur valut une punition : la langue commune à tous les hommes fut morcelée en un nombre infini de dialectes et l'incommunicabilité qui s'en suivit fit s'échouer le projet.
 


 
  Il existait donc une langue universelle, celle dont Dieu fit cadeau à Adam afin qu'il puisse nommer la création ; selon Kircher et quelques autres, les Egyptiens conservèrent la trace de cette langue première dans les hiéroglyphes. Dès lors, si l'on veut retrouver cette langue sacrée, soit on déchiffre les hiéroglyphes, soit on invente une nouvelle langue universelle.



    Comment garantir sa stabilité ? En arrimant l'un à l'autre l'image et le texte, afin d'éviter la dérive du sens, la perte du lien entre la forme et le sens.

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  En combinant une image visuelle non référentielle, hiéroglyphique (idéographique dans l'esprit de Kircher), et le mot auquel elle renvoie : cette combinatoire est l'ars symbolica.



    Deuxième engagement des jésuites : la Contre-Réforme. Je vous rappelerai simplement que lors du concile de Trente, achevé en 1563, il fut décidé que l'Église catholique, apostolique et romaine opposerait à l'austérité des réformés, protestants luthériens ou calvinistes, à leur hostilité envers le culte des images, un usage légitime de celles-ci : " on doit avoir et garder, surtout dans les églises, les images du Christ, de la Vierge Marie Mère de Dieu, et des autres saints, et leur rendre l’honneur et la vénération qui leur sont dus." J'en appelle encore à Rubens, qui illustre le triomphe de la foi catholique, certains parmi vous m'ont aidé à metre en forme une conférence sur le Virtuel et l'Actuel organisée autour de cette oeuvre baroque exposée à Valenciennes ; ou encore, à la christianisation d'un épisode de la mythologie greco-romaine, Junon et Argus, dont j'ai infligé il y a maintenant six ans la démonstration chez Pierre Lemarquis, au cours d'une soirée inoubliable. Plus récemment, nous avons évoqué cette autre Allégorie de la Foi de Vermeer, oeuvre atypique de ce peintre dont certains pensent qu'elle aurait été commanditée par un Jésuite de Delft, ville calviniste.









La suite : Fascination et sidération