Neuroland-Art

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Et in internet ego (Les pyrosis d'Emilio Campari)

Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

De notre envoyé spécial au Père Lachaise,  Emilio Campari  :  et in Internet ego

    Un soir que j'avais bu plus que de coutume de ce breuvage couleur topaze que l'on appelle blue lagoon, le même soir que Constance l'insatiable choisit pour m'accabler de reproches sur ma vacuité mentale et bancaire, comme un papillon de nuit voletait près de l'écran de mon ordinateur je repensais soudain à l'un des Contes cruels de Villiers de L'Isle-Adam intitulé Sentimentalisme. Pour résumer, un homme et une femme exceptionnels s'aiment sans jamais se le dire, dont la beauté et la passion inavouée semblent au dessus de toute menace ; leurs liens se délient cependant, inexorablement. Lorsque la rupture devient inévitable, l'homme se fait à lui-même une observation : " le bruit de ce coeur est insupportable" et se tire un coup de pistolet dans la poitrine. La nouvelle s'achève à peu près ainsi : lorsque des années plus tard l'on demande à l'héroïne la raison pour laquelle elle porte toujours des tenues sombres, elle répond l'air de rien : - Le noir me va si bien! Mais son éventail de deuil palpite, alors, sur son sein, comme l'aile d'un phalène sur une pierre tombale".

   
C'est alors que j'eus la révélation d'une accession imminente à la fortune ; je suppose que j'ai aussi une dette envers JLD et Limoncello, qui ont éventé l'énigme du Guerchin, renvoi inéluctable aux Bergers d'Arcadie de Nicolas Poussin.

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    Ce que j'entraperçus, je ne puis le comparer qu'aux visions de Cortes découvrant l'empire de Montezuma, Alexandre les splendeurs de Babylone, Livingstone les chutes Victoria - "but scenes so lovely must have been gazed upon by angels in their flight". Car le projet qu'en un instant je conçus appartient à l'ordre, le mot n'est pas trop fort, du grandiose. Rien qu'à partir de la simple généralisation d'une réflexion assez banale : lorsque j'étais enfant, entre autres charges incombant au contingent féminin de notre famille, figurait l'entretien des tombes de nos ancêtres. Cette vocation s'est étiolée avec le temps, et désormais lorsque je promène mon regard sur les visages de mes nièces je les imagine mal à l'anniversaire de mes funérailles nettoyer et refleurir ma stèle. D'autant plus que j'aurai choisi de retourner à l'état de cendre, dispersée depuis un vaporetto dans les eaux troubles du Grand Canal. Et je ne serai pas défuncté depuis trois jours que l'on aura oublié quelle triste compagnie je fus.

    Or il est un lieu où l'on pourra retrouvrer ma trace, longtemps après ma disparition, à la seule condition que le Webmestre n'oublie pas d'entretenir ma portion de site : Neuroland-Art sera mon cimetière virtuel, et dans un siècle je peux espérer exister encore à l'état de traces électroniques. Et je me vis organisant la survie de cohortes de nouveaux bienheureux, débarrassés de l'angoisse de sombrer dans l'oubli au lendemain de leur trépas. J'imagine les adieux autrefois déchirants, à l'hôpital ; aux sanglots succèdent désormais les clins d'yeux complices, les promesses de retrouvailles : à demain sur le net ! Et de proposer au moment de signer le contrat, un compteur de visites, des témoignages en veux-tu en voilà, des mail expédiés automatiquement à tous les anniversaires à commencer par celui de la disparition, pourquoi pas un service de pleureuses professionnelles ... Une concession, je veux dire un domaine, d'une taille raisonnable pour accueillir la mémoire d'un internaute arraché à l'affection des siens est une affaire de quelques dizaines d'euros par an, et l'on pourrait prévoir des suivis de sites funéraires sur un demi voire un siècle. Un projet évolutif, qui permettrait d'introduire des photographies, un enregistrement vocal, une vidéo retrouvés jusqu'à des années après la création du site.

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    Lorsque je roulais à tombeau ouvert sur la transaméricaine à travers le désert d'Atacama entre Antofagasta et San Pedro, je croisai le long de l'autoroute une quantité d'édifices miniatures dont le point commun était la présence d'une ou plusieurs petites croix blanches - j'en comptais une fois jusqu'à dix. Et je finis par comprendre que chacun était un petit mémorial, dressé pour rappeler qu'une personne, une famille, un groupe d'ouvriers de la mine de cuivre voisine, avaient perdu la vie, victimes d'un accident.

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    Imaginez les siècles de solitude de ces âmes mortes sans Garcia Gogol pour raconter leurs destinées à jamais oubliées. Imaginez ce que donneraient leurs proches si on leur apprenait qu'un petit clic ramèneraient le visage de leurs disparus à la surface d'un écran comme Ondine affleurant les eaux du Niddeck. Je n'ai besoin, pour convaincre mon entourage sceptique, je devrais dire tellement désabusé qu'il ne croit plus à rien, que du soutien de ceux parmi nos visiteurs qui trouveraient l'idée séduisante, et tout d'un coup envisageraient avec beaucoup moins d'angoisse de quitter ce monde-ci pour une existence virtuelle certes mais pour une part choisie : le futur locataire pouvant définir la forme et le contenu de son site funéraire, dicter ses exigences, prévoir l'élimination des commentaires désagréables et établir des stragéties anti-spam.

    Et pour montrer à quel point la maison www.etininternetego.com tient à son projet, je suis prêt à accueillir, pour le même investissement de base, l'animal favori de l'impétrant, quelles que soient sa taille et la dimension de l'affection qui lui était portée. Foi d'Emilio !