Jacob Philipp Hackert (1737-1807) Les Chutes de Terni 1779
Huile sur toile, 98 x 80 cm Collection privée
Eh bien ! que le soleil demeure en arrière !La cascade en rumeur que l’on voit s’épancher,Je la contemple avec une allégresse entièreLorsque, de chute en chute et de roc en rocher,En mille et mille cours son torrent se diviseEt bien haut dans les airs l’écume va cracher.Avec quelle splendeur, de ce flot qui se brise,Jaillit l’arc irisé, là fixe, ici changeant,Parfois dessein précis, là fuyant sous la brise,Vapeur dans un frisson léger se dégageant !C’est l’homme et son effort que l’arc personnifie.Songes-y bien, penseur qui vas l’interrogeant :Ce reflet coloré n’est autre que la vie.Goethe, Faust II Premier Actetraduction de Jean Malaplate
Le projet de visiter les différents pays du continent Européen au rythme des beautés naturelles des sites traversés autant que des chefs d’œuvre de l’architecture et des galeries d’art des grandes cités culturelles italiennes est probablement une invention anglaise. John Locke dans le récit qu’il fit paraître de son voyage en France de 1675 à 1679 recommande vivement aux jeunes gens d’entreprendre le Grand Tour qui les promènera en France, en Suisse, en Allemagne, avant d’atteindre l’Italie ; les étapes en sont déjà fixées par Gilbert Burnet, l’évêque de Salisbury conquis par les merveilles de la Suisse et l’Italie, auteur d’une correspondance publiée en 1686 (Some letters containing an account of what seemed most remarkable in Switzerland, Italy ). Lorsque la jeunesse anglaise fortunée appliquera ces principes, près d’un siècle plus tard, la France sera le plus souvent seulement traversée, les séjours se prolongeant essentiellement en Suisse et en Italie. Ces jeunes gens rencontreront au hasard des moyens de locomotion et des haltes, d’autres voyageurs venus d’horizons variés, diplomates, philosophes, religieux, marchands, collectionneurs, et sans doute aussi, intriguants, escrocs, espions, voire artistes. Parmi ces derniers, des peintres en formation, d’autres en rupture avec leur académie, d’autres encore en quête d’une situation.
Les guerres napoléoniennes interrompent le flux lucratif de dizaines de milliers de voyageurs britanniques qui chaque année se rendent en Italie, et en rapportent, en ces temps où l’on croyait encore à la nature humaine, une certaine expérience des autres et de leurs intentions, au mieux enrichissante, au pire édifiante si le temps a été épouvantable ou si l’on a rencontré brigands ou aigrefins. Il peut arriver qu’ayant malheureusement sorti crayons et carnet de croquis un prétendant peintre sur le motif fût-il de la stature de Goethe trouve maille à partir avec la maréchaussée, voire même qu’on le jette en prison, soupçonné d’espionnage. Plus tard, lorsque les peintres naturalistes nord-américains entreprendront le même genre de périple, l’origine germanique de nombre d’entre eux les entraînera vers les grandes villes allemandes.
Le voyage est décidé aux fins de parachever une formation, apprendre les langues étrangères, tuer le temps, canaliser une volonté d’indépendance, fuir une situation compromettante, mais aussi se frotter avec le vice ou traiter ses états d’âme. À mesure que le phénomène se répand, le parcours est soutenu par la lecture d’une quantité de guides, d’abord correspondances et chroniques de philosophes ou diplomates renommés, puis véritables guides touristiques, jusqu’aux précis physiognomoniques de Johann Kasper Lavater (1741-1801) qui permettent de déceler le caractère de son voisin de diligence à partir de l’étude de ses traits. (Goethe surnommait ce dernier « le prophète de Zurich » en raison de son appartenance au mouvement illuministe)
Le pasteur suisse Marc Théodore Bourrit (1739-1819) et le géologue Horace Benedikt de Saussure (1740-1799), frère du fondateur de la linguistique Ferdinand, entreprennent l’exploration des vallées alpines. Parallèlement à cette excursion scientifique, la curiosité touristique grandissant pour la mer de glace et les randonnées, la demande de tableaux-souvenirs croît. Caspar Wolf (1735-1783), né à Muri en Argovie apprend le métier de peintre en Allemagne puis à Paris. En 1773 l’éditeur bernois Abraham Wagner le Jeune lui commande des esquisses pour un projet de recueil de gravures sur les Alpes. Wolf va sur le motif, peint sur carton une cent-cinquantaine de vues qu’il reporte sur la toile dans son atelier.
En 1834 Robert Addams redécouvrit le phénomène appelé l’illusion de la cascade (Waterfall Illusion) après avoir observé la chute de Foyers en Écosse - près du Loch Ness. Lorsque l’on fixe la cascade pendant plusieurs dizaines de secondes, puis que l’on porte son regard sur une partie fixe du paysage alentour, celui-ci semble lentement s’élever. Avant Addams, le phénomène fut décrit par Aristote dans son Traité des rêves, Lucrèce, et Joann Evangeliste Purkinje après qu’il eut assisté à la parade d’une cavalerie en 1825.
Étapes du Grand Tour, les chutes de Tivoli et de Terni sont des passages obligés visités par les peintres anglais puis américains qui parcourent l’Europe continentale. Cesare Ripa (1560-1625) déjà avait admiré les chutes de Piediluce, sur les pas de Pline l’Ancien (30-79) qui les avaient contemplées quinze siècles auparavant (Histoire naturelle, II, lxii, 153).
Les guides sont apparus chez les libraires, d’abord sous la forme d’inventaires des sites les plus remarquables : les Merveilles et Beautés de la nature en France de Georges-Bernard Depping sont éditées en 1811. Entre un jet d’eau naturel - un geyser - et une grotte, entre le Mont Saint-Michel et les cavernes de glace, quelques cascades sont mentionnées dont les chutes de la Dordogne que décrit Pierre Jean-Baptiste Legrand d'Aussy dans son Voyage d’Auvergne en 1788 : « …. On dirait un drap d’argent, qu’une main invisible déploie à la cime du massif de basalte, et qu’il laisse flotter sur sa base… Au milieu de toutes ces ondulations si mobiles, la réfraction et la réflexion des rayons du soleil donnent encore des effets de lumière ravissans (sic), et quelquefois même toutes les nuances brillantes de l’arc-en-ciel ».
Les touristes fortunés achetaient les vues de sites fameux ; ainsi la production prolifique de Jacob Philipp Hackert (1737-1807), issu d’une famille de peintres, qui étudia à Berlin auprès de Le Sueur lequel enseignait le paysage hollandais dans le style baroque. Sa formation achevée il se rendit à Rome où il se convertit comme quelques autres « allemands romains » au poussinisme. Ferdinand IV de Naples l’appela à sa cour en 1786. L’année suivante il fit la rencontre de Goethe qui rédigea sa biographie en 1811.
Les peintres suisses observent des arcs en ciel lunaires à Schaffhausen, dont Caspar Wolf dans les années 1770 ; Byron en contemple aux chutes de Jungfrau où le héros de son poème dramatique Manfred sera tenté de se précipiter dans le vide ; Carl Rottmann à Murnau en 1823. Ce dernier ne reproduit cependant dans les œuvres de commande qu’il exécuta pour le roi Louis de Bavière que des arcs-en-ciel conventionnels. Dix ans plus tard Paul Huet fait la même expérience en Auvergne, au Vallon d’Enfer. Les seuls arcs-en-ciel lunaires que l’on puisse identifier dans le corpus des sept cent cinquante arcs sont ceux de Friedrich, d’Everdingen, et le dernier arc peint par Turner : Énée racontant ses aventures à Didon, actuellement perdu.
Jacob Philipp Hackert réalise ici un paysage héroïque dans le contexte du Grand Tour. Les chutes de Terni sont un haut lieu du périple des anglais fortunés qui viennent se rassasier des spectacles naturels et souhaitent en rapporter un souvenir. L’arc-en-ciel est bienvenu, qui bientôt enrubannera les reproductions du Niagara.