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Demences fronto-temporales (Conférences de Montréal)

Benoit Kullmann

Démences lobaires fronto-temporales

    Observation préliminaire : Une dame âgée d’une soixantaine d’années, pas vraiment contente d’être là, ne comprenant pas pourquoi son mari l’amène à ma consultation ; elle intervient constamment dans les explications que donne son époux : elle a changé progressivement ces dernières années, ne dort plus, se met à tout nettoyer dans la maison du sol au plafond et de la cave au grenier, mais paradoxalement se néglige, ne se lave plus, parle fort en particulier dans les lieux publics, rabâche les mêmes reproches à longueur de journée … Je m’apprête à lui répondre que je ne suis pas conseiller conjugal, qu’il faudrait peut-être aller voir un collègue psychiâtre, lorsqu’il me dit «  sa mère était comme çà, vers la cinquantaine elle a changé, faisait et disait n’importe quoi et a fini dans un asile de fous, et sa sœur plus jeune  avec laquelle elle s’est fâchée pour un rien commencerait à battre la campagne d’après son beau-frère ». Son épouse proteste tous les trois mots. Et il ajoute en me tendant une feuille : voici sa dernière lubie.

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    Est-ce le mot lubie, ou ce que j’avais devant les yeux, tout à coup je rengainais mon envie de botter en touche. Ce que me donnait à voir ce pauvre monsieur, que j’avais pris un moment pour un époux abusif, était un pur exemple de comportement stéréotypé dans un contexte éminemment évocateur, soudain, d’une démence fronto-temporale. La dame m’expliqua qu’elle faisait son tiercé tous les Samedis, lorsque je l’interrogeai elle fit preuve d’une grande connaissance des chevaux, des jockeys, des entraîneurs, des terrains … Elle recopiait inlassablement le contenu des journaux spécialisés qu’elle achetait, comblant le moindre interstice de la page, sans jamais relire ce qu’elle écrivait, entassant des tonnes de papiers inutiles.

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    Commençons ce chapitre particulièrement ardu par une définition archi-simple, celle des démences
fronto-temporales :

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    Elles disputent la seconde place dans la statistique des démences à la démence à corps de Lewy ; dans la population présénile, elle est  fréquente, aussi fréquente que la maladie d'Alzheimer en deçà de cette limite d'âge ; en revanche, elle est beaucoup moins fréquente chez le sujet âgé. L'autre grande particularité épidémiologique, est la grande proportion de formes familiales : 30 à 40% selon les séries.

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    Arnold Pick a réuni entre 1892 et 1904 six cas d’atrophie cérébrale circonscrite dont il entendait opposer les caractéristiques cliniques à celles consécutives à des lésions vasculaires ou traumatiques.


    Deux observations relevaient en fait d’une maladie d’Alzheimer ; on comptait encore une paralysie générale, un cerveau inclassable ; deux concernaient le cortex fronto temporal en épargnant, fait remarquable, la partie postérieure de T1.

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Au début, l'entourage remarque une modification du comportement : un laisser aller dans le domaine vestimentaire et de l'hygiène domestique et personnelle pouvant aboutir à une véritable incurie, une réduction de l'activité intellectuelle, une perte d'intérêt pour l'actualité, pour les évènements familiaux, un abandon des activités de loisir, une indifférence, parfois une euphorie saugrenue, des jeux de mot, des rires bruyants que rien ne motive.

Progressivement les troubles intellectuels, les troubles attentionnels, l'indifférence s'accentuent ; les troubles mnésiques sont le fait d'un manque d'attention, d'intérêt mais il existe en outre une altération de plus en plus marquée de la mémoire de travail et une difficulté particulière à organiser le temps, à placer un évènement par rapport à d'autres, à évaluer la durée, en particulier de manière relative : une dyschronologie.

Désinhibition : dans le domaine alimentaire, sphinctérien, sexuel : erotomanie, incontinence,  gloutonnerie, avec parfois des problèmes médico-légaux : actes délictueux ; l'hyperactivité désordonnée relève également de la desinhibition, de même que les propos, les gestes déplacés, le fait de parler fort ...


+++ les troubles comportementaux prennent soit l’allure d’une moria, soit celle d’un apragmatisme, l’un pouvant succéder à l’autre

    Les stéréotypies gestuelles - sifflotement incessant, tournage de pouce, déambulation sans fin,  deviennent parfois pragmatiques, pétrissage, découpage, collectionisme absurde, voire comportements beaucoup plus complexe - ainsi du patient célèbre dans la littérature qui suivait systématiquement tous les corbillards dans la rue jusqu'aux cimetières.

    Les troubles du langage sont dominés par un appauvrissement, une aspontanéité, un manque du mot, un agrammatisme, avec des traits sémiologiques particuliers : l'écholalie, la répétition de la fin de la phrase de l'interlocuteur, dont je vous montrerai un exemple tout à l'heure ; la palilalie, la répétition d'un même mot ou d'un même segment de phrase ; la patiente dont je vous ai montré la page d'écriture présente elle une stéréotypie pragmatique, un rituel, qui se manifeste dans l'écriture entre autres et pourrait évoluer vers une paligraphie.

    On recherche la présence de reflexes archaïques ( Primitive reflexes ) : réflexe de la moue, réflexe de succion, réflexe pollico mentonnier, grasping, groping ...

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    Arnold Pick décrit l'atrophie lobaire qui portera son nom : elle affecte le cortex frontal, le cortex temporal antérieur, la substance blanche sous-jacente, et les noyaux gris dans leur partie antérieure : tête du noyau caudé, putamen antérieur.

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    On distingue parfaitement sur la face externe de ce serveau la dilatation des sillons du lobe frontal, par opposition à ceux des régions postérieures, du carrefour pariéto-temporo-occipital, qui sont normaux ; l'atrophie respecte les deux-tiers postérieurs de T1.

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    Schneider, l'élève de Pick qui consacrera un ouvrage à la maladie éponyme, et décrira la forme akinétique de la maladie, reproduit des dessins " demischématiques" représentant divers aspects de cellules ballonisées.

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    Alzheimer décrit finalement les lésions histologiques qui caractériseront la maladie de Pick jusqu’à ces dernières années :

pas de plaque sénile ni DNF
Cellules ballonisées
Inclusions argentophiles intra-cytoplasmiques
Gliose et spongiose active

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Corps de Pick intracytoplasmique présent dans un neurone du gyrus dentelé
( coloration HES)

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    Une photographie du docteur King montrant les corps de Pick prenant une coloration argentique.

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   Rappelons qu'au début de vingtième siècle, on pouvait distinguer la Clinique de la dégénération :  symptômes témoignant de l’altération d’un ou de plusieurs systêmes anatomo-physiologiques, cordons postérieurs, cervelet, voies pyramidales … d’aggravation progressive ; Et l’Histologie de la dégénération : perte neuronale, altérations structurales +/- spécifiques affectant les neurones restants, dépots de matériel colorés spécifiquement par le rouge congo ou les préparations argentiques, enfin gliose, réaction du tissu de soutien que l’on appelle encore neuroglie. Le couple phénotype clinique, phénotype anatomo-pathologique permettant d'assurer la solidité de l'entité nosologique anatomo-clinique ainsi définie.

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    Vous me direz : voilà une entité anatomo clinique bien établie, avec certes un phénotype clinique très étendu, mais une histologie précise. Mais la mariée était trop belle, et nombre d'évènements, survenus dans tous les registres de notre stratification nosologique à quatre niveaux, ont remis en question cette entité anatomo-clinique qu'était la maladie de Pick, classiquement opposée à la maladie d'Alzheimer au sein des démences préséniles.

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    Commençons par la liste des évènements cliniques qui ont contribué à bousculer cette tranquille entité anatomo-clinique que formaient les démences fronto-temporales :

- la distinction entre variété akinétique et variété moriatique a été développée et complétée en particulier par les travaux de l'équipe de Manchester et de l'équipe de Lund

- ont été décrits des variétés phénotypiques cliniques de dégénérescence lobaire fronto-temporale avec trouble du langage prédominant

- l'association d'une démence fronto-temporale et d'une maladie du motoneurone connue depuis les années 1930 a été précisée

- enfin l'association d'une démence fronto-temporale et d'une maladie de Parkinson, liée au chromsome 17, a suscité des recherches majeures qui ont permis d'éclairer le déterminisme génétique très complexe de ce phénotype clinique.

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    La découverte des fonctions qui caractérisent le lobe frontal débute avec l'accident survenu à Phineas Gage. Nous ne reviendrons pas sur l'utilisation intensive de cette mésaventure, en particulier par certain neurologue d'origine portugaise qui a rapidement réglé le compte de notre compatriote René Descartes pour lui préférer Baruch Spinoza lequel était certes hollandais mais d'origine ... lusitanienne, bien entendu !

     Je voudrais juste citer Alexandre Luria, qui fait partie des neurologues dont j’ai subi l’influence indirecte comme tous ceux de ma génération : la publication d'une partie de ses oeuvres en français fut un évènement majeur de ma jeunesse.

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Luria s'est penché sur l'organisation fonctionnelle du lobe frontal et distinguait :

dans la région prémotrice : l'organisation dynamique de l’activité

 dans la région dorso-latérale :     la décision d’action
                la planification
               le contrôle

 dans la région médio-basale :     le contrôle des interférences
        la régulation de l’affectivité

    En somme la région médio-basale qui correspond en gros à la région fronto-orbitaire se chargeait de placer l'action en cours dans le contexte, anticipant l'effet de cette action sur autrui et sur le sujet lui-même.

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   Depuis moins d'une trentaine d’années, le cerveau frontal est devenu le cerveau exécutif. En haut à gauche, un modèle de fractionnement du système attentionnel de supervision selon Shallice et Burgess.

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    Les neurologues de Manchester définissent les démences fronto-temporales, dans leurs variétés comportemenales, au milieu des années 1990 : à l'opposition classique, de la forme orbito-basale, desinhibée, et de la forme dorso-latérale, apathique, Snowden ajoute une forme striatale, stéréotypique en 1996.

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    Voici une imagerie provisoire et empruntée ( en attendant mieux de ma part ) d'atrophie lobaire frontale

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    et une comparaison scintigraphique entre un cortex normal, un cerveau alzheimérien, un cerveau d'un dément frontal :


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Passons maintenant aux variétés phénotypiques cliniques de dégénérescence lobaire fronto-temporale avec trouble du langage prédominant :

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    Le terme d'Aphasie Progressive Primaire désigne selon Mesulam "une altération progressive du langage ( dissolution est le terme employé par l'auteur ) sans atteinte d'autres domaines cognitifs pendant au moins les deux premières années de la maladie".

     Stricto sensu, il nous semble comme aux neurologues de Manchester que non seulement l'aphasie non fluente progressive, dite syndrôme de Mesulam, mais aussi la démence sémantique répondent à cette définition.

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    Quelques remarques : la très grande dispersion des âges de survenue, et surtout de la durée de la symptomatologie aphasique isolée : cinq ans en moyenne, mais en fait de 18 mois à 20 ans !

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    Une aphasie non fluente progressive primaire de Mesulam va évoluer, la plupart du temps vers une démence fronto-temporale, vers une paralysie supranucléaire progressive, vers une dégénérescence cortico-basale, et dans un tiers des cas, vers une maladie d'Alzheimer. Sachant celà, et considérant combien est arbitraire la notion de deux années d'évolution sans autre atteinte cognitive, je pense qu'il faut s'acharner à déceler la moindre atypie. Ainsi chez cette patiente d'un très bon niveau socio-culturel qui présente une aphasie progressive non fluente agrammatique et qui me dit éprouver quelques troubles de la mémoire alors que ses difficultés de langage évoluent depuis environ deux ans maintenant :

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    Le test de l'horloge, qui commence plutôt bien, malheureusement s'altère dans le sens d'une pathologie dégénérative plus complexe qu'une aphasie progressive primaire non fluente pure, si tant est que celà existe.

parfois la recherche aboutit à un résultat surprenant :

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    Chez ce patient, la majoration selon son épouse de la symptomatologie m'a conduit à vérifier sans argument clinique majeur le scanner cérébral qui révèle un hématome sous dural hémisphérique droit très important imposant un drainage dans la journée. On a la notion d'un accident survenu deux mois plus tôt mais le patient n'a signalé aucun trauma crânien alors qu'il s'est plaint de contusions thoraciques et cervicales.

Gorno-Tempini ML, Dronkers NF, Rankin KP, Ogar JM, Phengrasamy L, Rosen HJ, Johnson JK, Weiner MW, Miller BL. "Cognition and anatomy in three variants of primary progressive aphasia." Ann Neurol. (2004) 55(3):335-46.


Démence sémantique


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L'atrophie est ici remarquablement limitée au lobe temporal gauche

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à gauche :  atrophie frontale bilatérale dans une démence fronto-temporale
au milieu : atrophie focale lobaire temporale gauche dans une démence sémantique
à droite : atrophie périsylvienne gauche dans une aphasie progressive primaire 

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DFT et MND

Toujours dans le chapitre des phénotypes cliniques :   l'association d'une démence fronto-temporale et d'une maladie du motoneurone est connue depuis les années 1930
( MND, motoneurone disease ).

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Video fasciculations

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DFT et PK

    Enfin l'association d'une démence fronto-temporale et d'une maladie de Parkinson, liée au chromosome 17, a suscité des recherches majeures qui ont permis d'éclairer les divers déterminismes génétiques de ce phénotype clinique.

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    En 2002, Kertesz et Munoz mettent en forme de concept de complexe de Pick. Trois ans plus tard, ils publient une étude rétrospective, à partir des données anatomo-pathologiques d'une série de patients étiquetés au début de leur pathologie "variante comportementale de démence fronto-temporale". Ils retracent l'évolution des diagnostics chez ces trente-deux patients.


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    Seuls six, soit moins d'un sur cinq, conserve ce diagnostic clinique tout au long de l'évolution de sa maladie. La surprise, vient des  diagnostics émis par les anatomo-pathologistes : une démence avec atteinte du motoneurone, une démence dépourvue de caractère histologique particulier, deux maladies d'Alzheimer dont une avec corps de Lewy, et pour clore le tout un cerveau d'aspect normal !

    Quatorze patients verront changer leur diagnostic clinique une fois, soit près d'un sur deux, avec les mêmes surprises diagnostiques anatomo-pathologiques ; et le reste, soit douze patients, hériteront d'un troisième diagnostic clinique, tandis que l'examen anatomique sera aussi surprenant ici que chez les autres patients.

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    Enfin la présence d’inclusions lentiformes  neuronales cytoplasmiques et intranucléaires ubiquitine positives (FTLD-U) caractérise les démences fronto-temporales associées à une atteinte de la corne antérieure. Diverses mutations, du gène de la protranuline (PGRN),  du gène (CHMP2B), du gène de la protéine contenant la valosine, (VCP,) ont été identifiées, suggérant un processus pathologique commun aboutissant à la neurodégénérescence et à la formation de ces inclusions pathognomoniques.

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