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Introduction (Le cerveau des philosophes)

Le cerveau des Philosophes

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Introduction

        Voici enfin concrétisée une entreprise débutée il y a des années, laissée en jachère puis reprise, dans la vague espérance d'un travail collectif au début, puis dans la solitude, le projet décidément n'enthousiasmant personne. À quoi bon persévérer ? La seule raison à l'obstination est la conviction de tenir un projet certes très ambitieux - dont le résultat se situera inéluctablement en deçà de notre prétention initiale - mais nécessaire alors que l'amateur de lecture savante rencontre désormais la Neurophilosophie débordant des gondoles. Que l'on nous entende bien : il ne s'agit pas d'infliger à nos contemporains un ouvrage de plus sur l'histoire des localisations cérébrales - nous citerons en cours de route les travaux qui font référence en la matière. En revanche, nous examinerons la considération d'un philosophe pour l'organe générateur de la pensée, qui peut s'avérer nulle, négligeable, ou majeure. Nous abordons le cerveau des philosophes sous l'angle non pas de l'anatomie - il faudra bien en faire avec Descartes par exemple - mais du fonctionnement.

            Qu'Aristote ait jugé que le cerveau n'était pour rien dans la pensée, sinon indirectement, par un effet de refroidissement des esprits animaux, est une notion connue de tous. Il s'est cependant attaché à la question de l'âme, des sens, du mouvement et nous tenterons de comprendre s'il existe une physiologie artistotélicienne de la pensée. Qu'un aussi grand esprit n'ait pas jugé utile de se pencher sur la question : mais qu'est-ce qui pense cela ? appelle une réponse qui pourrait être : peu importe, à l'époque, cette question était anachronique, dénuée de pertinence, les choses alors étaient pensées, à l'exception de la chose qui pense. Les grecs pensaient, peu importe avec quoi. Avant d'aller plus loin, j'aimerais raconter au lecteur la première, à ma connaissance, expertise psychiatrique de l'histoire. Je parle bien d'expertise, on a fait des diagnostics de démence ou de simulation bien avant, ainsi chez Ulysse qui ne voulait pas faire la guerre de Troie. J'en viens à mon sujet. Un fameux philosophe atomiste de l'antiquité, Démocrite (460-370), vivait à Abdères, sur la côte de l'actuelle Bulgarie, au milieu de ses concitoyens, les abdéritains, lesquels le considéraient comme leur gloire. Mais ils s'aperçurent que Démocrite s'isolait, parlait tout seul, riait tout le temps tout en dépeçant des animaux. Ils ne furent pas longs à s'interroger sur sa santé mentale et se cotisèrent pour lui offrir une consultation. Pas avec n'importe qui : ils firent venir Hippocrate, qui rendit compte - apocryphement, dans un texte intitulé sur le rire et la folie -  par courrier de cette visite : il rencontra Démocrite, l'examina longuement, puis revint vers les abdéritains très inquiets et leur déclara qu'en fait, Démoctrite allait très bien, et que si quelques-uns étaient fous, c'étaient bien eux, les abdéritains. Démocrite, ici traité iconographiquement comme Héraclite, ou Saint Jérôme, était obsédé par le siège de l'âme, ou de la raison. Que cherchait Démocrite dans les carcasses des animaux qu'il dépeçait ? La Fontaine, qui avait lu la traduction des textes apocryphes d'Hippocrate relatant sa visite chez les abdéritains, nous livre la solution, dans sa fable consacrée au sujet : celui qu'on disait n'avoir ni raison ni sens, cherchait dans l'homme et dans la bête, quelle siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.

        Le coeur, c'était l'hypothèse artistotélicienne, la tête, la conception platonicienne. Bien entendu, ce que nous savons de Démocrite nous a été rapporté par bribes, essentiellement par des compilateurs qui trois siècles plus tard nous livrèrent une synthèse discutable, abîmée par la fragilité des écrits, des témoignages, des traductions, des commentaires.

         Autre tentation fuie plus ou moins victorieusement : il ne s'agit pas non plus d'une histoire de la conscience, une de plus, cette conscience dont Étienne Balibar a magistralement repéré la naissance entre Descartes et Locke. Au contraire pourrions-nous dire, nous souhaiterions profiter de l'occasion pour rappeler que la totalité des penseurs pré-Lockiens se sont passés de cette notion qui a empoisonné la philosophie depuis trois siècles et demi, soit frontalement, soit par le truchement de sa progéniture, le préconscient, le subconscient, et l'inconscient, qu'il soit lui-même catégorique ou freudien. On fait l'économie de la conscience comme on fait celle du cerveau. Sauf si l'on est habité par une frénésie naturalisante, associée à une allergie au dualisme ou au pluralisme, l'affirmation de l'unicité du corps et de l'esprit paraissant le graal philosophique.

            Si nous répugnons à entretenir la notion de conscience, nous laisserons le corps s'installer en cours de débat, afin de lui réserver au terme de notre périple la place qui lui échoit : ou plus précisément, pour singer ceux qui racontent la fin des histoires avant de les avoir débuter, la place que le langage lui attribue. Mais pour l'instant, parlons schémas.

    L’idée fondamentale, à la suite des travaux entrepris dans le domaine pictural et de l’histoire naturelle, est de considérer que dans l’histoire des idées, un véhicule nécessaire à leur succès, à leur victoire ou a leur survie idéologique, est du domaine du schéma : l’arc et la mandorle dont le lien formel persiste mille ans, le caméléon prisonnier de la théorie des quatre éléments, l’aimant comme modèle du pouvoir d’une chose animée ou inanimée sur une autre, sont des exemples parmi d’autres qui stabilisent la pensée sur des figures extrêmement solides, dont la transmission pédagogique est facile, et sur lesquelles se bâtissent les propédeutiques. Un autre exemple, théologique, sur lequel nous n’avons pas faute de courage travaillé mais que nous avons rencontré chemin faisant est la représentation de la Trinité : la coprésence du père, du fils et du saint esprit sur un tableau n’aide pas à comprendre le lien conceptuel ; trivialement, comment rendre clair un concept pour le moins fumeux et certainement situé, nous le saisissons par défaut, au delà du champ de la perception commune ? Les cercles Borroméens en revanche parlent plus, où l’on va pouvoir faire remarquer que les intersections sont de circonférences égales aux deux tiers libres d’un cercles ;

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Liber Figurarum de Joachim de Fiore. MS CCC 255A f.7v, Bodleian Library, Oxford


    Pour se faire une idée de l’importance de ce genre de schéma, dont on ( Marjorie Reeves) dit qu’il inspira Dante, le pauvre Joachim de Fiore (1132-1202) fut condamné (à titre posthume) par le quatrième Concile de Latran  (1215) pour avoir accordé des couleurs différentes aux trois cercles, les supposant donc dissemblables.


    Nous utilisons quotidiennement les termes sensations, imagination, mémoire, raison, jugement ; ou perception, réflexion, intellect ; ou si nous sommes très savants réel, imaginaire, symbolique : tient à propos, pour représenter ces « trois dimensions de l'espace habité par le parlant », quelle figure Lacan appelle-t-il  au secours ?

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 Lacan, Les non dupes errent, 1973

qu’un épigone, Richard Abibon, va transformer en

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    Revenons à nos fonctions cérébrales. Actuellement le degré d’existence semble dépendre de l’exercice du droit à obtenir des sensations, suite logique de l'affirmation que l'on est un être de Droit et non de Devoir. L’imagination a été portée au pouvoir il y a trente sept ans maintenant, et il faut travailler sa mémoire sinon gare à l’Alzheimer. La question qui s’est faite insistante au fil des lectures que nous nous infligeons depuis quelques années, concerne le lien que chaque philosophe a entretenu avec son outil, sa cervelle, et l’interrogation éventuelle au sujet de la structure et du fonctionnement de celle-ci. Soit, autrement formulé, quel est le statut du cerveau dans l’œuvre d’un philosophe ? Qu’il ait produit un système ou non, s’est-il appuyé sur une schématisation de la pensée tenant compte de ce qui produit cette pensée, et peut on en faire l’histoire ? La question corollaire étant : les philosophes, lorsque les sciences neurologiques se sont individualisées, ont-ils tenu compte des théories fondées sur l’examen du cerveau et de ses propriétés ? Et lorsqu’ils se sont arrêtés sur un modèle, dans quelle mesure les exigences de la schématisation ont-t-elles influencé l’exposition de leurs théories ?