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Introduction (Chroniques de l'arc-en-ciel)

 Chroniques de l'Arc-en-ciel

Introduction



MONSIEUR JOURDAIN : Qu'est-ce qu'elle chante cette physique ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE : La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles,
et les propriétés du corps;
qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux,
et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes,
 les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.

MONSIEUR JOURDAIN : Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.

Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, Acte II, scène IV


    Sur le versant argentin des chutes d’Iguaçu, un bac puis un escalier de fortune installé à flanc de rocher permettent d’accéder au sommet plat de l’îlot San Martin dont les contours sont embrassés par une cascade en forme de fer à cheval; de ce point de vue situé à mi-hauteur entre le sommet des cataractes et la rivière Panara en contrebas, le visiteur s’abandonne à la fascination des masses d’eau précipitées entre les rives déchiquetées. Ces trombes produisent en se fracassant sur les rochers soixante-dix mètres plus bas des rafales ascendantes d’embruns et un grondement tel que l’une des cataractes voisines est appelée la Boca del Diablo, la bouche du diable. Tout est vacarme et mouvement, jusqu’au lent tournoiement des rapaces dans le ciel sans nuage. Jamais le regard ne repose jusqu’à ce qu’il rencontre, développé face aux chutes, tandis que le soleil matinal poursuit la trajectoire qui le mène à son zénith, un arc-en-ciel tendu d’une rive à l’autre, impassible dans le tumulte, étalant le spectre translucide de ses  couleurs. Surtout, à la différence des arcs-en-ciel fugitifs que l’on peut observer communément après une averse, il persiste et la fascination exercée par le déversement chaotique des chutes se déplace vers cette présence immobile, géométrique, intrigante.

    L’été 2002, le petit monde des amateurs d’histoire des sciences apprit la disparition prématurée de Stephen Jay Gould. L’hommage que rendit la presse scientifique à l’auteur du Pink Flamingo’s Smile et du Panda Thumb, ne put éviter l’évocation de la polémique qui l’opposa à l’hyperdarwinien Richard Dawkins, l’auteur du gène égoïste: son hostilité aux idées comme aux méthodes de Gould était exposée sans ménagement dans l’essai intitulé Unweaving the rainbow paru en 1998. Les comptes-rendus de lecture resituèrent la citation "détisser l’arc-en-ciel"  empruntée au poète Keats et se référant à un moment fort du courant anti-newtonien : au cours d’un événement mondain qui eût lieu à Londres et se maintint dans les mémoires sous l’expression The immortal supper, peintres et poètes se liguèrent le temps d’une soirée pour dénoncer  l’emprise de la science sur la nature, portant des toasts iconoclastes à la santé du plus illustre savant d’Albion la fière, Isaac Newton.

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Une leçon sur l’arc-en-ciel  Bibliothèque Sainte-Geneviève Ms 1482 folio 15

    Le même été, une revue mensuelle d’histoire consacrait une série d’articles à la Science au Moyen-Âge, illustrée d’enluminures dont l’une représente une salle d’école où l’on apprenait lit-on à peindre les arcs-en-ciel. Le Maître assis à gauche pointe un arc ornant la partie supérieure droite de l’image;  sur des bancs les élèves se démontent le cou pour l’observer. Surprenante éventualité qu’il existât des établissements où s’enseignaient l’art et la manière de rendre la forme et la couleur de ce phénomène. D’autant plus que nul pinceau ni mortier où broyer les pigments  n’est décelé sur les pupitres.

    Sans doute ces souvenirs et quelques autres moins pressés d’accéder à la conscience, brassés dans l’alambic des hippocampes où réminiscences et émotions barbottent entre deux réveries, ont-ils un soir accouché d’une interrogation : la définition des couleurs du spectre, telles qu’elles apparaissent lorsqu’un prisme décompose la lumière blanche, a-t-elle affecté la représentation de l’arc-en-ciel ? La découverte d’Isaac Newton a-t-elle modifié la pratique des peintres ? De la discussion surgissent d’autres questions, concernant l’apport des arts graphiques et de la peinture: d’illustrateurs d’histoire religieuse devenus observateurs de la nature, les peintres ont-ils donné à voir du jamais-vu à leurs contemporains ? La curiosité piquée fait compulser quelques livres d’art et l’on découvre des arcs-en-ciel dans un Jugement Dernier de Jérôme Bosch, un ouvrage consacré à Brueghel, un paysage de Rubens, le catalogue de l’exposition récente de l’œuvre d’Otto Dix à la fondation Maeght… Au fil des lectures et des voyages, de la visite des musées et de la fréquentation des bibliothèques, au gré des amis pris au jeu qui glanent des articles et envoient des cartes postales sur le thème, ces observations disparates deviennent en quelques mois l’accumulation plus ou moins organisée de six-cent-cinquante représentations d’arc-en-ciel : avant tout peintures, huiles sur bois puis sur toile, aquarelles, gouaches mais aussi dessins, gravures sur bois ou sur cuivre, mosaïques, enluminures, vitraux, émaux.

        La conviction initiale que le sujet était rebattu fut démentie rapidement. Au vingtième siècle seuls quatre ouvrages nord-américains, et les Figures de l’Arc-en-ciel de Michel Blay en langue française,  abordent la question. Benjamin Boyer, l’auteur du Rainbow, from Myth to Mathematics, a défriché les pistes, analysé des centaines de documents, réalisé un travail d’érudition et d’exposition chronologique exhaustive propre à enthousiasmer le lecteur averti, mais aussi à perdre rapidement le néophyte au bout de quelques pages et à décourager définitivement quiconque feindrait de le surpasser en son domaine. Malheureusement non traduit en français, n’ayant plus fait l’objet d’une réédition depuis 1987, son ouvrage n’est disponible qu’en bibliothèque ou chez les bouquinistes des États-Unis. Les Figure de l’Arc-en-ciel de Michel Blay décomposent brillamment le cheminement de la pensée de Newton. Le Book of Rainbows de Richard Wheelan rassemble quatre vingt reproductions de tableaux et photographies accompagnées de poèmes et de citations. Le savant Rainbow Bridge du météorologiste Raymond Lee propose une approche multiculturelle au travers des mythes, et le premier évoque l’annexion du phénomène par la publicité. Enfin l’érudit John Gage traite maintes fois le sujet dans ses travaux sur la signification culturelle de la couleur.   

    Le corpus d’arcs-en-ciel présenté dans cet ouvrage s’est constitué dans l’anarchie, la réflexion tissant des liens à mesure que l’on découvrait de nouveaux météores. Une relation précise de cet itinéraire chaotique est illusoire, et cette pérégrination monomaniaque ne saurait passer pour un exemple de recherche méthodique. Le lecteur est invité à parcourir la relation relativement mise en ordre d’une randonnée livresque et picturesque que deux amateurs ont improvisée dans les parcours flêchés de la culture. La forme d’exposition choisie, tant pour les œuvres que pour l’évolution des idées dans le domaine de la vision, ne répond sans doute aux canons ni de l’histoire de l’art, ni de l’histoire des sciences. Le souci d’éviter un découpage du temps en strates d’égales durées et de ne pas sacrifier aux exigences d’une chronologie tatillonne a fait privilégier un regroupement des tableaux par thèmes.

    Dans la première période qui s’étend de la tradition byzantine chrétienne à la fin du Moyen-Âge la quasi-totalité des œuvres décrit soit l’histoire de Noé, soit le jugement dernier. A partir de la Renaissance la diversité des genres, paysages, portraits, peintures d’histoire, scènes mythologiques, allégories et apothéoses intègre épisodiquement cette figure. L’esprit romantique lui fait la part belle dans ses diverses manifestations allemandes, anglaises, scandinaves, slaves, complétées par une imposante production nord-américaine. Les pré-raphaélites anglais et les impressionnistes français y font allusion ; puis les expressionnistes allemands, au premier rang desquels le mouvement du Blau Reiter, s’emparent du motif. Après un constat de mort esthétique et symbolique dressé par Paul Klee au décours de la Grande Guerre l’arc-en-ciel survit artificiellement dans quelques toiles figuratives ou plus rarement abstraites, tandis qu’il prolifère dans les domaines de la publicité, de l’enseigne commerciale et de l’art naïf.

    Cet ouvrage est une tentative d’analyse de l’évolution du regard de l’artiste, que l’on suppose aiguisé, porté sur ce météore à la fois singulier et partagé dans l’expérience commune. Mais l’attention première n’est pas pour l’arc rencontré au décours d’une averse, au détour d’une cascade : le peintre d’avant la Renaissance puise dans son imaginaire, nourri des arcs déjà peints par la tradition mythologique ou religieuse. Le schéma des premiers théoriciens traduit une pensée en lignes et arcs-de-cercle. Puis l’oeil se fait observateur, tente d’appréhender le phénomène, le plus souvent sans référence à une physique, rarement en application d’une théorie des couleurs. Enfin le regard se détourne de l’objet naturel et replonge dans un imaginaire plus complexe, enrichi et désabusé.

    Dans la première partie sont exposés et illustrés l’histoire de Noé de la tradition judéo-chrétienne, le Livre de l’Apocalypse et le Sermon sur la Montagne de la chrétienté médiévale, enfin le mythe d’Iris  de la tradition gréco-romaine, qui ont imposé leur rythme à deux millénaires de peinture occidentale.