Jean-Luc Delut
L’élève de Beethoven
( Copying Beethoven)
Enfin, un film sur la musique digne d’intérêt. Après le remarquable « Amadeus » de Milos Forman, le formidable « Tous les matins du Monde » d’Alain Corneau, l’intéressant « Ludwig Van B. » de Bernard Rose, le très moyen « le Maître de Musique » de Gérard Corbiau et l’abominable « Jean-Sébastien Bach » de Jean-Louis Guillermou, et quelques autres (Le Neveu de Beethoven, La Chronique d’Anna-Magdalena Bach que j’ai vu, il y a très longtemps, et dont je ne me souviens plus), « L’élève de Beethoven » (traduction française du film) d’Agnieszka Holland mérite notre respect et votre intérêt.
Certes, il s’agit d’une fiction, le personnage de l’élève jouée par Diane Kruger (qui est en réalité copiste et non pas élève) n’ayant pas existé mais le portrait de Beethoven, magnifiquement interprété par Ed Harris, est juste : bourru, grossier, d’un orgueil démesuré mais d’une profonde tendresse, en manque incommensurable d’amour, puissant, désespéré et émouvant. Comment ne pas comprendre cet homme dont la seule vocation est la musique et que la nature rend sourd. Comment ne pas devenir enragé devant une telle injustice ? Sa musique sera le réceptacle de cette rage, sa catharsis qui lui permettra de survivre malgré son désir de mettre fin à ses jours comme en atteste le testament d’Heiligenstadt. Cette surdité en aurait anéanti plus d’un mais doté d’une immense force intérieure, il parviendra, malgré une succession d’épisodes dépressifs, à surmonter son infirmité et à composer parmi les plus belles oeuvres du répertoire musical occidental. « C’est l’art, et lui seul, qui m’a retenu » comme il l’écrira dans le même testament. Il compose par nécessité biologique comme le dira plus tard Heitor Villa Lobos en parlant de lui-même et c’est cette même nécessité alliée à une croyance indestructible en la supériorité de son métier de compositeur et à sa foi en la Musique qu’il considère comme une révélation au-delà de toute sagesse et de toute philosophie (précédant ainsi la pensée schopenhauerienne) qui le détermineront à continuer, contre vents et marées, à composer, encore et toujours, jusqu’à ce dernier jour de Mars 1827.
Pour ses nombreux commentateurs, cette surdité sera le catalyseur de son génie ; coupé des sons, des musiques à la mode, son langage se modifiera pour aboutir à un style propre dépourvu de connotations mercantiles, à une musique pure, honnête, sincère sans souci de plaire (mis à part la Victoire de Wellington que lui-même jugera comme une bêtise). Plaire n’était pas son souci majeur ce qui est un luxe que peu d’artistes peuvent se permettre mais lui le pouvait ; l’admiration des aristocrates viennois était telle que, quelles que soient ses frasques, ses déclarations déplacées voire injurieuses, leurs estimes lui étaient indéfectibles. Il fut l’un des premiers musiciens à être considéré comme un quasi-héros national.
Rendu solitaire et méfiant par la force des choses, l’image qu’il donne de lui est parfaitement restituée par le film. Homme de paradoxe, derrière cette façade d’ours, d’asocial, se terre un amour immodéré pour l’humanité et un défenseur de la liberté qui se concrétiseront dans la mise en musique de l’Ode à la Joie de Schiller (9ème symphonie) et dans l’écriture de ses derniers quatuors et de sa Grande Fugue, épitaphes musicaux au langage révolutionnaire qui ne commenceront à être apprécié du grand public qu’un peu moins d’un siècle plus tard.
Bien sûr, comme une majorité de grands compositeurs, il est convaincu d’être la voix de Dieu qui, comme il le dit dans le film, « ne lui parle pas mais hurle à ses oreilles ». Il se prend pour l’Elu, celui que Dieu a choisi pour chanter son Amour de l’Humanité. Tout cela vous paraîtra bien excessif mais sans cette certitude viscérale, Beethoven, Bach, Mozart et bien d’autres auraient ils été ce qu’ils furent ? Sans cette foi orgueilleuse en leur talent, auraient ils composés les chefs d’oeuvre qui enchantent nos ouïes et nous font accéder au « sublime » musical ? L’orgueil n’est il pas l’aiguillon du dépassement ?
Certitude viscérale, ai-je écrit. Viscéral s’applique aussi à la musique comme nous le rappelle un des dialogues du film. Pour durer, elle doit aussi s’inscrire dans le corps, « partir des tripes », s’enraciner dans nos propres rythmes. Cette composante essentielle est difficile à définir en termes musicaux mais cette puissance physique, sensuelle voire charnelle se retrouve chez tous les grands compositeurs. Nietzsche, avant Freud, sera l’un des premiers à créer un parallèle entre la puissance créatrice et l’énergie sexuelle et je reste persuadé que ce lien existe, non pas tant en rapport avec la vigueur sexuelle qu’avec l’énergie interne dont la sexualité n’est qu’une des manifestations. La Musique, de par l’utilisation de l’amplitude sonore (des super-graves aux super-aigus) permet de jouer sur des hauteurs et des registres différents qui, chacun à leur façon, symbolisent une partie du monde et de notre être. Les graves sont pour la terre, le minéral, l’animal qui est en nous, notre cerveau reptilien, les médiums pour les hommes en rapport avec leur environnement, leur cerveau mammalien et les aigus pour le ciel, le divin et notre néocortex. (Je prie mes lecteurs neurologues de m’excuser de cette analogie un peu rapide et facile, d’autant plus que la théorie du cerveau triunique est aujourd’hui discutée mais je la trouve poétiquement séduisante. Bien sûr, cette approche analogique est critiquable et la vérité ne saurait être déduite de cette seule analyse mais nos conceptions du monde ont été façonnées par cette pensée depuis la nuit des temps et, à ce titre là, elle mérite d’être considérée comme un des éléments structurants de notre rapport au monde (un, parmi beaucoup d’autres, de nos systèmes de pensée). De plus, elle est omniprésente en musique comme j’aurai l’occasion de vous en parler prochainement.) Le compositeur qui saura mettre en résonnance ces 3 niveaux comme Beethoven, Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart, Schubert, Chopin, etc…, saura inscrire ses oeuvres dans l’intemporel. Tout cela vous paraît un peu nébuleux mais là réside tout le mystère du génie musical et derrière le mystère que trouve t’on sinon une nébuleuse de point d’interrogation, prouvant, par là-même, toute la complexité du monde. Beaucoup (musicologues, historiens, etc…) cherchent à expliquer de façon rationnelle le « pourquoi » du succès d’untel ou d’untel mais peut-on véritablement donner une assisse rationnelle à ce qui relève avant tout du sensible et de l’émotionnel. Pourquoi préfère-t-on Bach à Telemann, Vivaldi à Geminiani, Beethoven à Clémenti, Mozart à Gossec ou Salieri, Schubert à Hummel, Chopin à Spohr,… ? Par méconnaissance, me direz-vous, par habitude culturelle, les médias favorisant ces compositeurs pour des raisons commerciales au détriment des autres. Vous auriez en partie raison mais en partie seulement car tous ces « seconds couteaux » (excusez l’aspect péjoratif de cette formule car certains d’entre eux ont, ponctuellement, écrit de très belles choses) se trouvent dans l’édition musicale mais aucun n’a rencontré le succès posthume des premiers. Pourquoi ? Là réside le mystère du génie et de l’inspiration artistique, le mystère de la capacité à l’universalité. Pour Claude Lévi-Strauss, la Musique reste « le suprême mystère des sciences de l’homme en nous faisant accéder à une sorte d’immortalité ». Mais, cette puissance n’a pas été donnée à tous. Beethoven en détenait certaines clés.
Ce film est réussi à bien des égards : interprétation éblouissante d’Ed Harris, décor, qualité de l’image, émotions. De plus, sa structuration en 3 parties pourrait faire penser à la forme sonate et son organisation tripartite : exposition, développement, réexposition. Dans l’exposition, nous faisons connaissance avec Beethoven et l’écriture de la 9ème dont le 4ème mouvement se trouve déjà en germe dans une fantaisie pour piano, choeur et orchestre (op80) composée en 1809 soit 15 ans avant la 9ème. Dans le développement, nous avons la superbe scène de la 1ère représentation qui ne pourra laisser insensible , même le coeur le plus endurci, et dans laquelle se dévoile cette magnifique symphonie pour le bonheur des yeux et des oreilles des spectateurs. Dans la réexposition, nous voyons un Beethoven, dans le même environnement que lors de l’exposition, mais adouci, émouvant, à la recherche d’un nouveau langage avec sa Grande Fugue (op 133).
Le scénario n’est pas indemne de critique et j’aurais aimé que le processus créatif soit évoqué avec plus de force, que l’inspiration, grand mystère de la création, y soit abordé au moins de façon métaphorique mais il faut reconnaître qu’aborder la Musique au cinéma relève d’une véritable gageure. L’image capte et retient l’attention et nous empêche de nous mettre en situation de « lâcher-prise », condition essentielle à l’écoute voire la contemplation musicale. L’image prend le pas sur la Musique avec le risque de sombrer dans le « mélo » le plus déplacé avec des images suscitant plus des larmes de pitié que de bonheur. La Musique ne doit pas servir la pitié mais au contraire nous faire entrer en communion avec quelque chose d’autre, l’ineffable ou ce que Malher appelait « l’autre monde ». Il y a, chez tous les grands compositeurs, une dimension mystique dans leur Musique (par mystique, je n’entends pas une rencontre avec Dieu, loin de moi cette idée mais plutôt une voie d’accès spirituelle vers une autre forme de connaissance, plus intérieure, éminemment sensible dans laquelle notre être se fond avec le Tout comme le décrit merveilleusement Cioran au début de son « Livre des Leurres ») que le cinéma aura toujours du mal à rendre car seule, l’écoute intériorisée, sans élément extérieur perturbateur, permet d’y accéder. La réalisatrice, dans le making-of, nous explique qu’elle voulait que ce soit la Musique qui soit au centre du film mais si tel avait été son objectif, l’image aurait dû s’abstraire, disparaître dans un écran noir pour laisser le spectateur devenir un auditeur ; cela aurait été osé mais novateur et l’objectif annoncé pleinement atteint. Mais qui oserait appliquer un tel principe, négation de l’image et du cinéma lui-même ? et pourtant, comme en musique, dans laquelle le silence est intégré comme une composante des oeuvres, l’écran noir, l’absence d’image (pendant un temps significatif) pourraient aussi, à des moments-clés, être intégrés dans le processus filmographique. Concilier la beauté d’un langage abstrait avec un art visuel aussi concret que celui de l’image cinématographique nécessite de la part du réalisateur et du scénariste autant d’inspiration, de force créatrice que celles du compositeur, sujet du film. Néanmoins, la scène centrale dans laquelle nous restons spectateurs et devenons, accessoirement, auditeurs est magnifiquement filmée et la plongée finale dans l’univers auditif de Beethoven est une jolie trouvaille. Certains reprocheront l’approche caricaturale du personnage de Beethoven mais il est souvent nécessaire de forcer le trait pour bien faire comprendre la psychologie d’un personnage, d’autant qu’au cinéma, le temps est compté et qu’il n’y a pas de place, d’un point de vue « commercial », pour de longs développements psychologiques au risque d’ennuyer le spectateur habitué à des rythmes plus soutenus. Un tel sujet filmé par Bergman aurait certainement eu une dimension très différente : plus intimiste, plus « psychologisante », plus musicale, tout simplement.
En conclusion, un film à voir et, éventuellement, à revoir, ne serait-ce que pour visionner la magnifique scène centrale, point d’orgue du scénario, reconstituant la 1ère de la 9ème symphonie, et qui, sans sombrer dans le mélodrame, est un petit chef d’oeuvre d’émotion à la hauteur de la musique qu’elle sert.