Le clavecin oculaire du Père Castel
Parmi les adversaires déclarés des théories Newtoniennes, un personnage original, Louis-Bertrand Castel, (1688-1751), occupe la place du bouffon. amusant la galerie pendant un quart de siècle. Après ses études au collège des Jésuites, faute d’avoir pu se rendre en Chine où il avait demandé à être envoyé, il enseignera au Lycée Louis le Grand en 1724, rappelé par Fontenelle et Tournemine. Il fait paraître un premier texte en 1725, intitulé Clavecin pour les yeux avec l'art de peindre les sons et toutes sortes de pièces de musique, qui sera suivi des Nouvelles expériences d'optique et d'acoustique en 1735, puis de L’Optique des Couleurs, fondée sur les simples observations, & tournée sur-tout à la practique de la peinture, de la teinture & autres arts coloristes, édité en 1740. Louis Bertrand Castel conçut un projet poursuivi son existence entière : construire un clavecin capable de transformer les sons en couleurs. Son dessein était plein de bonnes intentions : dans l’article préliminaire paru en 1725 il ne s’agit pas moins que «… de peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s'appelle peindre, avec des couleurs , et avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu'un sourd puisse jouir et juger de la beauté d'une musique (...) et qu'un aveugle puisse juger par les oreilles de la beauté des couleurs.»
Il puise dans Kircher les fondements de son raisonnement analogique. Athanase Kircher a publié en 1650 la Musurgia Universalis, dont l’entreprise est la démonstration (sans allusion aucune à la Dioptrique que Descartes a publié quelques années auparavant) de l’analogie parfaite entre le son et la lumière, que Castel reprend à son compte. Comme la lumière, le son se réfléchit, est soumis aux lois de la réfraction des corps qu’il pénètre ; les trompettes sont à l’ouie ce que les lunettes sont à l’œil ; les microscopes sont à la vue, les cornets que le sourd place à son oreille… « Le son & la lumière consistent également dans les trémoussements insensibles des corps sonores et lumineux, et du milieu qui les transmet».
Que l’on ne s’imagine pas Castel lisant Huyghens ! Les trémoussements évoquent certes les vibrations sur lesquelles le hollandais fonde sa théorie mais l’abbé a pêché l’expression chez Kirchner, qui prétendait voir les couleurs plus vives « lorsque l’air est semé de divers trémoussements dus au son » ...
La correspondance entre les sons et les couleurs est en ce milieu de siècle une question triviale, débattue indéfiniment dans les salons , les académies et les cours. D’où vient le succès de cette confusion ? Le premier responsable est Newton lui-même : a-t-on idée d’arrêter le nombre des couleurs produites par le prisme à sept, pour la seule raison que la gamme contient sept notes, alors que soi-même on a commencé par en décrire cinq et qu’on admet plus loin qu’il existe une grande quantité de nuances ? L’analogie entre les notes de la gamme et les couleurs du spectre s’impose alors à n’importe quel esprit faible, à l’ut correspond le violet, au ré l’indigo, au mi le bleu, au fa le vert, au sol le jaune, au la l’orangé, au si le rouge, à l’ut enfin le pourpre ; on fit remarquer au révérend père que le nombre de couleurs dépassait le nombre sept, et que le nombre de notes dans la
« L'arc-en-ciel n'est qu'une allégorie de Jésus-Christ et mon clavecin qui en descend est chrétien » Louis-Bertrand Castel
Musurgia Universalis Clavecin oculaire
gamme chromatique était douze et non sept. D’où un bricolage aboutissant à la mise en correspondance des douze demi-tons de la gamme chromatique et des couleurs « bleu, céladon, vert, olive, jaune, fauve, nacarat, rouge, cramoisi, violet, agate, turquin ». Sur la palette musicale du Père Castel le vert « qui répond au ré est naturel, champêtre, riant, pastoral ».
Beaucoup plus ancienne et solidement ancrée dans les mentalités, la croyance très répandue en un principe universel d’harmonie chromatique sera reconnue dans la structure même de l’arc-en-ciel : après bien d’autres, le théoricien du XVIIe siècle Karel van Mander, qui proposa des instructions détaillées sur la manière de rendre les six couleurs de l’arc-en-ciel avec des pigments, affirme que le bleu paraît excessivement bien placé à côté du pourpre, et celui-ci à côté du rouge, et le rouge à côté du jaune orange, etc... Mais l’extraction des règles élémentaires de cette grammaire des couleurs est laborieuse. Dans la Manière de bien juger les ouvrages de peinture publiée en 1771, Marc-Antoine Laugier conclut que le bleu et le rouge sont dans la plus grande opposition, puisque dans l’arc-en-ciel, nous « voyons le bleu le plus fort, et le rouge le plus vif, occuper les deux extrêmités de l’échelle ». Ce que Roger de Piles en 1708 faisait observer dans ses Cours de Peinture par Principes, mais sans en appeler au météore : les pigments de l’outremer et du vermillon s’accordent mal lorsqu’on les mélange sur la palette. L’arc-en-ciel est propulsé au rang de canon de l’harmonie chromatique, révélée par le prisme ; après les vaines exhortations du jésuite Marc-Antoine Laugier, ou du poète Antoine-Marin Lemierre, ceci sera enseigné dans un lieu aussi prestigieux que l’Académie royale d’Angleterre en 1804 (cf p.350).
En 1743 Castel fait paraître vingt ans après qu’il l’eut rédigé Le vrai systême de physique générale de M. Issaac Newton exposé et analysé en parallèle avec celui de M. Descartes. « C’était quelque chose il y a 18 ou 20 ans que de se donner seulement dans le monde, pour quelqu’un qui entendait Newton ». Il oppose les tourbillons de Descartes au vide de Newton, le premier a sa préférence. Puis cite Grimaldi, qui a distingué la réfraction et la diffraction. Grimaldi, Kircher, Malebranche et bien d’autres n’ont pas douté qu’en général l’organe de la vue ne fut affecté comme celui de l’ouie par des vibrations causées par les secousses réitérées du corps lumineux comme par celle du corps sonore. « l’impression de la lumière et de la couleur se forme par la pression ou l’impulsion du corps lumineux ou coloré sur nos yeux à l’aide d’un véhicule quelconque que le corps lumineux nous envoye ou sur lequel il appuye ; et qui appuye sur l’oeil, celà n’est pas douteux ».
La lumière n’est pas colorée en soi, c’est l’ombre qui lui occasionne les couleurs. Le rayon coloré, les rayons d’air colorés tremblent comme des cordes d’instrument de musique, et communiquent leur tremblement à l’oeil. Les couleurs sont au nombre de trois : le rouge, le jaune et le bleu. Le pourpre que l’on peut observer est le mélange du rouge et du bleu. De même que la lumière modifiée fait les couleurs, de même le son modifié fait-il les sons ; les couleurs mêlées forment la peinture, les sons arrangés forment la musique. Aux tons des couleurs correspondent les tons des notes. Et Castel, anti-newtonien, concède volontiers lorsque la démonstration l’exige, « c'est ce qu'a vérifié Newton, c'est là que je vous renvoie, pour y voir toutes les couleurs bien diapasonnées, avec leurs octaves, quintes, tierces et septièmes ». Si les notes valent les couleurs, alors il existe un solfège de la peinture. Car s’il y a analogie, c’est qu’il existe une raison commune, et s’il y a raison commune, alors il existe une harmonie universelle.
Frontispice de l’ouvrage d’Athanase Kircher (1601-1680)
Ars magna lucis et umbrae publié en 1646
L’ obsession de la hiérachie des sens, et donc des arts, les querelles entre partisans d’une primauté du regard sur l’ouie et leurs adversaires musicolâtres harcèlent les mentalités : les musiciens sont pour Castel « de mauvais écrivains et discoureurs, secs, obscures, mal digérés, inarticulés, inintelligibles, tandis que les peintres sont des gens de lettres et d'érudition ». Pour d’autres la musique au contraire est l’art par excellence, abstrait, immatériel, prévalent. Cette problématique insipide sans cesse réactivée conduit Rameau à énoncer cette tautologie : « Si l'on demande aux peintres ce que c'est qu'accorder un tableau, on verra que c’est faire pour contenter l'œil ce qu'on fait en musique pour contenter l'oreille».
Au terme de son existence, alors que son projet grandiose n’avait abouti qu’à la production de quelques cartes colorées, étoffes diverses comme autant de timbres sonores, et rubans tissés de plus ou moins de fils noirs et blancs selon le principe du clair-obscur, le père du clavecin oculaire en appelle à l’arc-en-ciel dans le Journal historique et démonstratif de la pratique et exécution du clavecin des couleurs et des découvertes des machines nouvelles qui l'ont fait et perfectionné depuis vingt ans publié en 1750 ou 51. Il argumente à partir du récit du déluge : avant celui-ci, la nature était semée de mille coloris. À la fin du déluge, Dieu fait don de l'arc-en-ciel à l'homme afin de sceller leur Alliance. Le premier ton de l'arc est le la, tandis que le clavecin possède une tonique ut-bleue. L'arc-en-ciel est donc monté en mineur, le clavecin en majeur. Comment résoudre ce problème ? Avant le déluge, l'œuvre de Dieu, pure, résonnait en majeur et le ciel était entièrement bleu. Après le déluge, le bleu devint sanglant, comme tout ouvrage divin. La fondamentale bleue du départ, mélangée au rouge devint violette et résonna dès lors en mineur : « L'arc-en-ciel n'est qu'une allégorie de Jésus-Christ et mon clavecin qui en descend est chrétien ».
Comment les brillants ténors de la pensée française du dix huitième siècle accueillirent-ils les idées du Père Castel ? Diderot se moquait de lui et l'évoque de manière fort ironique dans ses Bijoux indiscrets. Voltaire écrit « C'est une musique pour les yeux… Il peint des menuets et de belles sarabandes. Tous les sourds de Paris sont invités aux concerts qu'il leur donne…» et ailleurs « tous les sourds de Paris se précipitaient aux concerts sur ce curieux et éphémère instrument ». Parmi les musiciens, Telemann, Gretry et Rameau furent intéressés ; Telemann donnera une traduction allemande du Clavecin oculaire, publiée à Hambourg en 1739. Jean Jacques Rousseau qui lui a rendu visite porte un diagnostic : « Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant (.....) Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là », reconnaissant cependant qu’il fait partie des trois seules personnes qui lui furent utiles lors de son séjour à Paris.
La folie douce du père Castel oscille entre la paraphrénie et la mythomanie. Au point qu’il prétend s’être donné à lui-même des concerts de prismes, et livre au passage la recette de clavecins olfactifs, gustatifs, et tactiles : « Mettez une quarantaine de cassolettes pleines de parfums divers, ouvrez les soupapes. Voilà pour l'odorat. Sur une planche, rangez tout de suite, avec une certaine distribution des corps capables de faire diverses impressions sur la main. Voilà pour le toucher. Rangez de même des corps agréables au goût, entremêlez de quelques amertumes. Voilà pour le goût ».