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La mesure de l'espoir (Les pyrosis d'Emilio Campari)

Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui

De notre correspondant spécial au bar de la cambuse végétarienne À la vache folle et au mouton qui tremble, Emilio Campari, le Samedi 11 Octobre 2008.

    Parfois le Webmestre, qui rappelons-le fut président fantoche de la fameuse Association d'Idées, s'imagine à ce titre que ses productions mentales plus ou moins monstrueuses intéressent son prochain et organise dans l'arrière-salle de notre quartier général des réunions fréquentées en règle général par la frange la plus éthylique de la clientèle, car on y régale gratis le temps d'écouter le grand remanitou du ouebe comme dit mademoiselle mumu entre deux verres de Gewurztraminer.

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Otto Dix Mademoiselle Mumu

    C'était au décours d'une de ces causeries d'un ennui mortel, dont le thème était la mesure d'un phénomène induit par une stimulation magnétique transcrânienne - une de ces lubies directement nées de la conversion des gégènes archaïques de Tchétchénie en instruments de recherche derniers cris ( le pluriel est intentionnel, ndla suite à une ndlr ) par les ingénieurs des services spéciaux de renseignement soviétiques récemment mis au chômage ( Je cite l'ouvrage très sérieux et documenté de Bernard Henry Sulitzer, comment le réchauffement planétaire a fait disparaître la guerre froide ). Le phénomène en question, je crois bien que c'était un phosphène. Je tentais d'oublier jusqu'au titre de cette pénitence, grâce aux vertus réserpiniques du Génépi mélangé à du méthanol ( toujours cette tendance à interpréter au pied du mot les appellations contrôlées ou non, comme Uccello et le caméléon ).  Lorque je fus pris à parti par un individu qui me déclara sans sommation : on ne peut pas tout mesurer quand même.

    La brutalité du propos me désarçonna. Je me relevai et hissai péniblement mon enveloppe charnelle sur le tabouret que généreusement Constance m'avait cédé contre la promesse de ne pas exagérer. Puis je tentai de regarder droit dans les yeux mon interlocuteur. S'il avait l'air d'un Picasso retouché par Bacon, c'est qu'il sortait tout droit des Chroniques de Nuremberg d'Hartmann Schredel.

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    On ne peut pas tout mesurer, répéta-t-il ; je voudrais bien voir çà lui fis-je avec toute l'insolence dont est capable un enfant de la louve. Figurez-vous mon petit monsieur que l'on peut certes mesurer sa force, mais aussi les larmes que l'on fera couler chez sa lectrice, et le sens de la mesure, chez Colette - fallait-il que j'ai bu pour la citer, celle-là - s'applique jusqu'à la déception et la griserie. Mais on ne peut pas tout mesurer quand même ! Il devenait lassant. Commencez-donc par mesurer vos paroles, lui rétorquai-je en le menaçant mais avec mon petit-doigt, le seul que j'avais libre alors, car je me cramponnais à mon verre. Cette variation digitale le déstabilisa complètement. Vous dépassez la mesure ! Vos propos sont démesurés ! On allait dans le mur et je le vis totalement déconfit. Dans la mesure du possible, ne l'achevez pas tout de suite, me supplia Constance dont le voussoiement me ravit. Je m'accroupis en titubant : ne perdez pas espoir en l'homme m'entendis-je lui murmurer, de la voix d'un athée trouvant la force de réconforter un mourant en lui parlant de l'au-delà. Ah l'espoir fit-il. L'espoir ! Il émit un soupir, inquiétant comme si ce fut le dernier. Est ce que seulement vous mesurez la portée de ce que vous me dîtes ? Puis il me tourna le dos tel Escoffier devant Chateaubriand.

    Il m'avait planté-là avec sa question, et c'en était fini de ma douce quiétude génépi-dépendante. La faute à Colette, la faute à cet hurluberlu, un syllogisme s'enracina dans ma pauvre cervelle saturée de radicaux hydroxyles et se développa pour atteindre des proportions gigantesques : si la déception et la griserie se mesurent, alors qu'en est-il de l'espoir ? Sans doute se mesure-t-il aussi. Mais à quelle aune ? Quelle unité de mesure faut-il employer ? Je ne m'en sortais pas, prisonnier d'une interrogation qui ressemblait à s'y méprendre à une aporie. Et puis une lueur. Quelle est l'activité humaine la plus répandue me demandai-je ? Ne rien faire, l'inaction me répondis-je. Sérieusement, sans jouer sur les mots, quelle est l'occupation la plus fréquente, quantitativement ? Le jeu, bien sûr. Parmi les jeux, quel sont ceux qui entretiennent le mieux l'espoir, qui sont même la condition sine qua non de la survie de la plupart de nos congénères ? Les loteries. Je tenais la solution. L'unité de mesure de l'espoir, n'est autre que le prix d'un billet dont l'achat suffit à maintenir l'existence d'un individu sans compter ses proches, pendant une durée donnée. Par exemple, soit un individu qui est à la tête d'une famille d'une quinzaine de personnes dont la survie dépend de lui. Soit x le prix du dit billet, dont le tirage est hebdomadaire. L'espoir est égal à x, divisé par 15, multiplié par 52, ce qui donne une mesure dont l'unité est exprimée en devise locale - la roupie, le  rouble, le rand -  par habitant et par an et peut être comparée par exemple au PIB par personne en effectuant simplement une conversion en dollar. En général on tombe sur un chiffre tout petit, voire minuscule. Je pus enfin m'endormir paisiblement.