Better no brain than bad brain
conférence donnée au congrès national d'orthophonie
Nice 1986
L'exercice d'un neurologue de Province évolua lorsque les inventions techniques jusque là dévolues à la seule capitale finirent par contaminer les contrées moins éclairées. Ce contact brutal avec l'innovation mit en question nos capacités de raisonnement, insinua un doute sur la solidité des corrélations anatomo-cliniques qui constituaient le fondement de notre formation. Nos négatoscopes nous renvoyaient quotidiennement le reflet de notre perplexité : comment une lésion, si petite, peut elle provoquer de si grands dommages ? Inversement, comment est-il possible qu'une modification anatomique si étendue demeure sans conséquence pathologique ?À mi-chemin entre la naïveté et la prétention, nous nous trouvions fréquemment confrontés au problème de la singularité, tel un Naturaliste devant un specimen jamais observé jusqu'alors, tournant et retournant les données dont il dispose. Mais ne nous appelant ni Buffon, ni Linné, nous ne parvenions pas à les rattacher à un cadre nosologique précis, encore moins à les organiser en une entité bien définie. Je vais cependant singer maladroitement sans doute mon naturaliste de prédilection, Buffon, en juxtaposant trois observations dont la singularité nous aurait échappé sans les progrès des investigations neuroradiologiques.
La première diapositive est un examen tomodensitométrique de madame E., âgée de 33 ans, victime d'un traumatisme cranien par l'ouverture inopportune d'une portière de voiture : cette jeune femme développa au cours des mois suivants des céphalées, une instabilité, des troubles mnésiques intéressant les événements récents, une altération du champ visuel droit. Un doute concernant la réalité d'une hémianopsie latérale homonyme droite décida de l'indication du Scanner, lequel permit de découvrir un cavité kystique hémisphérique gauche de type porencéphalique, communiquant avec le ventricule latéral, manifestement congénitale comme en témoignent l'aspect soufflé et l'amincissement de la voûte crânienne en regard. Les trois premières circonvolutions temporales, la moitié inférieure du lobe pariétal, le carrefour pariéto-occipital, sont occupés par cette cavité kystique dont le contenu a la tonalité du liquide céphalo-rachidien voisin. Cette patiente a suivi une scolarité normale, elle est bachelière, et n'a jamais présenté de trouble du langage, qu'il soit parlé ou écrit. Elle est droitière, enseigne à des futurs professionnels de la santé, et chante volontiers lors des réunions festives.
Les kystes arachnoïdiens sont extrêmement fréquent : on les découvre le plus souvent fortuitement à l'occasion d'un examen prescrit pour une cause indépendante de leur présence, parfois au cours du bilan d'une épilepsie, de céphalées, de troubles en rapport avec une décompensation du kyste, en règle d'origine traumatique. Leurs dimensions sont rarement aussi impressionnantes que dans cette observation, mais il existe dans la littérature une observation concernant un patient âgé de 75 ans ayant subi un traumatisme crânien, chez lequel on eut la surprise de constater l'absence des lobes temporaux : or, cet alerte vieillard, ingénieur, avait fondé l'une des premières entreprises d'électronique des États-Unis, venait à peine de prendre sa retraite, était polyglotte et jouait de cinq instruments de musique.
Pourquoi présenter une telle observation à propos de la dyslexie ? La raison en est que parmi les arguments les plus pertinents que vous ayez entendus ou lus à propos de l'origine constitutionnelle de la dyslexie, figurent la fameuse asymétrie du planum temporale, ainsi que les remarquables constatations histologiques, réalisées par Galaburda et ses confrères lors d'autopsies de jeunes dyslexiques, démontrant la présence de dysplasies et d'ectopies cellulaires désorganisant la structure du cortex, l'architectonie de zones très particulières, essentiellement le planum temporale et le gyrus angulaire de l'hémisphère gauche. Le neurologue abandonne temporairement à votre réflexion l'apparent hiatus qui sépare une telle anomalie morphologique, l'absence de toute la zone dite du langage chez un sujet droitier non dyslexique, et la discrétion des anomalies cytoarchitectoniques constatées chez les sujets dyslexiques.
La seconde observation concerne Monsieur K., agé de 50 ans , qui présente depuis l'enfance un bégaiement, une gaucherie, une difficulté de lecture et d'écriture avec dysorthographie, d'intensité modérée mais qui ont beaucoup perturbé sa scolarité et sa vie professionnelle. Ce comptable n'a jamais fait l'objet d'une rééducation jusqu'en 1987 : le motif de la consultation neurologique était une baisse de l'acuité visuelle provoquée par une névrite optique alcoolo tabagique. Le bilan orthophonique met en évidence, outre une dyslexie et une dysorthagraphie, un trouble de l'évocation. Le tracé électroencéphalographique enregistrait une activité de fond un peu lente, à 8 c/s, sans autre anomalie. Le scanner mettait en évidence une franche atrophie cortico-sous-corticale de l'hémisphère gauche, l'artériographie carotidienne montrait, surtout à gauche, des formations angiomateuses profondes à type de réseau «moya-moya«, ainsi qu'une pauvreté remarquable de la perfusion de l'hémisphère gauche.Ces réseaux sont des malformations artériolo-capillaires, persistance de la vascularisation embryonnaire, le plus souvent unilatérales, asymptômatiques et découvertes fortuitement, parfois révélées par un saignement, présentes sur environ 0,1% des artériographies. Le parenchyme cérébral est en règle normal au Scanner, en dehors de quelques dilatations ventriculaires modérées et asymétriques. L'originalité radiologique de cette observation réside dans la bilatéralité du «moya-moya«, l'hypovascularisation hémisphérique gauche, et l'atrophie de ce même hémisphère.
Le neurologue découvrant ces anomalies radiologiques ne peut se retenir d'y voir une cause possible des symptômes présentés par son patient, d'autant plus qu'il s'agit d'une malformation congénitale. Mais surgissent de multiples questions. L'atrophie unilatérale s'est-elle développée progressivement, ou tardivement par l'effet de l'hypovascularisation ? Quelles sont les conséquences anatomiques et fonctionnelles de cette perfusion insuffisante chronique ? L'anomalie congénitale de la vascularisation de l'hémisphère gauche est elle associée à des anomalies de la structure architectonique corticale, ou a-t-elle provoqué une disparition cellulaire ou encore une souffrance cellulaire chronique? Galaburda et coll. ont observé des anomalies de la microvascularisation associées aux dysplasies et ectopies citées plus haut. Aucune situation équivalente n'est retrouvée dans la pathologie acquise .
La troisième observation concerne le jeune H. âgé de dix-sept ans qui présente une gaucherie, un retard d'acquisition considérable de la lecture, de l'écriture, du calcul, confinant à l'analphabétisme, qui lui ont valu d'être placé jusqu'à l'âge de 16 ans dans un centre d'observation et de rééducation. Les parents sont séparés, le père boit et frappe sa famille, la mère ambidextre, capable d'écrire en miroir avec facilité comme Léonard de Vinci, est dépressive, enfin la soeur du jeune homme présenterait elle aussi des difficultés d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, mais nous n'avons pu la rencontrer : tout est réuni pour interpréter ces troubles en fonction du contexte familial. Alors qu'il a seize ans, quelqu'un remarque avec surprise que ce jeune homme placé en institution est un bon judoka, qu'il a monté une chaîne haute fidélité tout seul, et qu'il tue le temps en jouant aux cartes. Il a la langue bien pendue et possède un bon répertoire d'histoires drôles.
Un scanner est pratiqué, qui montre l'existence d'un angiome parathalamique gauche, sans atrophie cérébrale. Un bilan angiographique précise les dimensions de la malformation qui s'avère capillaro-veineuse : le temps artériel est en effet strictement normal ; en revanche au temps suivant on observe l'injection de vaisseaux disposés en éventail dans la couronne rayonnante, réalisant un aspect peigné et radiaire ; ces vaisseaux sont drainés par deux veines, l'une à destinée corticale, l'autre rejoignant le sinus latéral gauche. Le bilan psychologique et orthophonique insiste sur l'absence de déficience mentale ; la symptomatologie ne saurait se confondre avec le syndrome de dysfonctionnement cérébral mineur.
Le neurologue victime de terribles préjugés anti-psychiatriques jubile dans un premier temps parce qu'il croit découvrir la démonstration que la dyslexie - dysorthographie est une conséquence d'une anomalie organique. Dans la littérature, il retrouve la publication de cinq observations d'angiomes postérieurs gauches chez des enfants dyslexiques par Galaburda , Signoret et Ronthal en 198548. Un instant plus tard, il se surprend à penser aux quelques cas de migraine au cours desquelles un angiome a été découvert : on s'accorde à y voir la coexistence fortuite de deux pathologies, l'une très fréquente, la migraine, l'autre plus rare, l'angiome. N'en serait -il pas de même pour la dyslexie et les malformations vasculaires montrées ici ? Mais quelque chose le retient d'abandonner la tentative de relier les deux phénomènes : contrairement à la seconde observation, où le patient était comptable et souffrait de troubles du langage d'intensité modérée, le tableau clinique est ici particulier : la dyslexie -dysorthographie est associée à une altération importante de l'empan verbal , de l'empan digital, et à une dyscalculie majeure : l'intensité des troubles du langage écrit est exceptionnelle. Un second accès de jubilation menace alors notre neurologue, qui croit tenir un syndrome particulier, une entité radio-clinique ; mais du même coup, la portée de la découverte d'une anomalie se raccourcit à l’aune de l’exceptionnel.
Il existe des théories distinguant des sous-groupes au sein de la dyslexie. Cette idée est ancienne, fondée au départ sur une approche psychologique du trouble ; ainsi Jadoulle écrit dans Apprentissage de la lecture et dyslexie« en 1963 : « il n'y a pas une dyslexie , mais des dyslexies, caractérisées par les causes mêmes des difficultés rencontrées : dyslexies par déficience de l'organisation du schéma corporel, de l'organisation spatiale, temporelle, de la fonction symbolique, du langage, de l'intelligence catégorielle, etc...« . Plus proches de nous, Boder et coll. en 1973 , Petrauskas et Rourke en 1979, distinguent à leur tour des sous groupes au sein de la population des dyslexiques. Cependant, alors que les méthodes d'analyse des fonctions cognitives s'affine, Mattis et coll en 1975 dégagent sur des critères neurologiques trois syndromes indépendants et Seymour en 1986 oppose la dyslexie consécutive à un défaut d'analyse visuelle ,la dyslexie morphémique, et la dyslexie phonologique. Nous voudrions surtout insister sur les théories de Coltheart qui en 1982, après une étude de l'alexie ou dyslexie acquise, ayant opposé une alexie profonde et une alexie superficielle - reprenant les propositions de Marshall et Newcombe en 1973 -, étend cette distinction aux dyslexies de développement en recoupant les définitions de Boder et coll. : la dyslexie de surface se caractérise par un défaut de reconnaissance sémantique alors qu'il existe une relative préservation de la lecture phonétique par un processus d'associations lettres/sons ; la dyslexie dyséidétique est le trouble correspondant dans la pathologie du développement ; en opposition, dans la dyslexie profonde, acquise, l'altération concerne le lien lettre/son, alors que le processus de reconnaissance du mot peut être préservé, avec cependant des erreurs sémantiques. Coltheart traitant des capacités linguistiques de l'hémisphère droit souligne la parenté de la dyslexie profonde acquise et de la dyslexie dysphonétique d'évolution, toutes deux relevant d'un hémisphère droit lisant. Ainsi Coltheart plus encore que Boder, emprunte l'un des outils conceptuels les plus utilisés aujourd'hui : l' opposition entre l'hémisphère droit et l'hémisphère gauche. Reprenant la troisième observation, nous pourrions être tentés d'y voir la manifestation d'un hémisphère droit lisant et ajouterions nous, calculant, en insistant sur l'altération considérable de la rétention mnésique immédiate. Cependant, les théories actuelles de la dyslexie, si elles tentent d'en établir l'hétérogénéité, ne concernent pas d'éventuels syndromes comportant à coté d'autres symptômes une dyslexie.
Pourquoi , dans les deuxième et troisième observations, les sujets n'ont ils pas développé des capacités normales ou subnormales dans le domaine du langage écrit, en utilisant leur hémisphère droit apparemment sain, suppléance observée classiquement chez les enfants présentant des lésions précoces de l'hémisphère gauche ? Cet apparent échec de la notion de plasticité cérébrale est l'occasion de rappeler les conceptions de Mesulam exposées en 1981 à propos du réseau cortical, «cortical network«, brièvement résumées :
- les structures impliquées dans une fonction complexe donnée sont situées dans des zones cérébrales distinctes mais interconnectées qui collectivement constituent un réseau intogré pour cette fonction .
- une aire corticale singulière contient le substrat neuronal de structures impliquées dans plusieurs fonctions complexes et peut donc appartenir à plusieurs réseaux se recouvrant partiellement
- des lésions confinées à une seule région corticale sont susceptibles de se manifester par de multiples déficits
- une altération sévère et durable d'une fonction cérébrale complexe requiert l'atteinte simultanée de plusieurs régions impliquées dans le réseau correspondant
- une même fonction cérébrale complexe peut être altérée consécutivement à une lésion concernant une des structures cérébrales impliquées dans le réseau de cette fonction .
À la lumière des observations de Galaburda et des propositions de Mesulam, brille une nouvelle tentation : anomalies histologiques, anomalies vasculaires, perturberaient de façon durable le fonctionnement de réseaux corticaux impliqués dans l'acquisition du langage, sans permettre cependant la suppléance par des réseaux vicariants ; mais on dénoncera l'amalgame de la pathologie acquise et de la pathologie du développement.
Pour conclure, ces observations voulaient illustrer d'une part, ce qu'il y avait de choquant pour le neurologue à ne vouloir parler que de la dyslexie vraie, soit un trouble isolé de l'apprentissage de la lecture , ou de la dyslexie - dysorthographie vraie, trouble de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, de l'orthographe, alors qu'il existe des syndromes cliniques comportant une dyslexie, une dysorthographie, associés à d'autres perturbations des fonctions cognitives, ayant fait l'objet d'investigations paracliniques dont les résultats sont parfois surprenants ; d'autre part, l'importance de variations anatomiques - anomalies vasculaires -, venant compléter les remarquables observations histologiques que Monsieur Galaburda avait présentées en 1983 à Toulouse. Enfin, nous retournant vers la première observation, que pouvions nous dire sinon que la privation d'un volume important de parenchyme cérébral semblait préférable à la présence d'un parenchyme siège de troubles structurels ou fonctionnels en apparence mineurs.
note 2009 : Les connaissances ont largement évoluées depuis cette intervention : la mutation d’un gène codant pour un facteur de transcription de la famille Fox, le gène foxp2, est à l’origine d’une forme grave de retard d’acquisition du langage de transmission autosomique dominante.