Neuroland-Art
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Apologie du poulpe II (Conférences)
Le Poulpe et la notion de mimétisme
Le camouflage du Poulpe
Le cerveau du poulpe
Figure 1. The slice preparation and the basic circuitry of the MSF-VL system. (A) A sagittal section in the central brain of octopus showing the sub- and supraesophageal masses. Note the location of the vertical and median superior frontal lobes (modified from Nixon and Young, 2003, by permission of Oxford University Press). (B) An image of a slice used in the physiological experiments. A sagittal slice from the medial part of the supraesophageal brain mass showing the vertical lobe (VL) and median superior frontal lobe (MSF) located dorsally to the median inferior frontal (MIF) and subvertical (SV) lobes. (C) The area within the white rectangle in B with a superimposed circuitry schema. MSF neurons (blue) innervating the VL via the MSF tract are shown schematically, as are the amacrine cells (yellow), which synapse onto the large efferent cells (red) (see Young, 1971).
Modifications tri-dimensionnelles de la peau
Trois patterns de base, cinquante variétés de combinaisons formes/couleurs/textures
Octopus's garden
Maud Adams
L’effet desastreux sur les imaginations des spectateurs de ce film du sous titre
On doit à Théodore Monod, l’idée que si quelque espèce devait survivre à l’homme et prendre sa place à la tête de la création, le poulpe serait sans doute le mieux placé pour briguer ce poste : les céphalopodes pourraient être de possibles candidats. [... ] Les céphalopodes possèdent des organes des sens très développés, des yeux aussi perfectionnés que les nôtres, et on croit pouvoir avancer aujourd'hui que les pieuvres ont une mémoire. L'évolution reprendrait, non pas là où l'homme l'aurait laissée, mais à un stade antérieur, et se poursuivrait encore quelques millions d'années. Pour sortir de l'eau et respirer l'air sous sa forme gazeuse, les céphalopodes devraient redécouvrir à leur tour les poumons comme ils devraient apprendre à protéger leurs oeufs contre la dessiccation. »
Théodore Monod l'homme, « roi des prédateurs », dont les inconséquences risquent d'entraîner la fin de sa propre espèce. Encore n'en découlerait-il pas nécessairement la disparition de toute vie. « Si, à la suite d'une catastrophe nucléaire, la vie disparaissait de la surface de la Terre, elle pourrait peut-être se maintenir dans les eaux. Les mers occupent les trois quarts de la surface de la planète avec une moyenne de profondeur de 4 000 mètres. Cela fait beaucoup de monde jusqu'aux plus grandes profondeurs, c'est-à-dire 11 000 mètres. » Parole d'un spécialiste qui, septuagénaire, plongeait encore dans des gouffres à la recherche de poissons aveugles.Qui remplacerait alors les mammifères ? Certains pensent aux insectes, Théodore Monod, lui, avance « que les céphalopodes pourraient être de possibles candidats. [... ] Les céphalopodes possèdent des organes des sens très développés, des yeux aussi perfectionnés que les nôtres, et on croit pouvoir avancer aujourd'hui que les pieuvres ont une mémoire. L'évolution reprendrait, non pas là où l'homme l'aurait laissée, mais à un stade antérieur, et se poursuivrait encore quelques millions d'années. Pour sortir de l'eau et respirer l'air sous sa forme gazeuse, les céphalopodes devraient redécouvrir à leur tour les poumons comme ils devraient apprendre à protéger leurs oeufs contre la dessiccation. » Question de temps mais, quand on embrasse l'histoire de l'univers, l'unité est de l'ordre du milliard d'années et le temps de l'humanité, de l'épaisseur d'une feuille de papier placée au sommet de l'obélisque de la Concorde sur une boîte d'allumettes qui, elle, figurerait le quaternaire." Chez les mollusques, la palme de l'intelligence est remportée haut la tentacule par les céphalopodes. Calmars, seiches et autres pieuvres sont dotés d'un cerveau complexe. Celui du poulpe comprend au moins 500 millions de neurones. Dotés d'organes sensoriels très perfectionnés, les céphalopodes appréhendent leur environnement grâce à des informations fournies par leurs yeux et les multiples ventouses de leurs bras. Ainsi, la pieuvre est capable d'extraire un crabe enfermé dans un bocal . " Récemment, dans une série télévisée, on montrait deux cages, côte à côte dans l'eau avec une pieuvre dans chaque cage. Une des pieuvres avait préalablement reçu l’entraînement pour savoir comment ouvrir un bocal contenant un crabe, mais la pieuvre d'à côté ne l'avait pas. On a laissé cette dernière s'affamer pour qu'elle ait envie d'ouvrir le bocal, mais elle n'y arrivait pas. C'est alors qu'on a glissé, dans la cage de la pieuvre entraînée, un bocal avec le crabe à l'intérieur. Elle s'est approchée du bocal, l’a maintenu avec une de ses tentacules, et d’une autre a ouvert ledit bocal. L'autre pieuvre complètement fascinée a observé cette manœuvre avec beaucoup d'attention. La novice s’est donc rendue à son bocal et aussitôt l’a saisi, a tenu le couvercle, l’a retiré et ainsi, a pu manger le crabe. Le bout le plus fascinant, c'était l'observation de la novice.
Tout comité se doit d’expliquer ses intentions par un manifeste
Comité de défense du Poulpe
REQUIEM POUR UN POULPE de Jean-Sébastien Simon
Atelier-Théâtre du Collège Rousseau Mise en scène de Marie-Christine Epiney
La mort de Socrate
Hendrick Goltzius, Dutch, 1558-1617 Susanna and the Elders 1615
138 x 104 cm (54 5/16 x 40 15/16 in.)
Oil on canvas Boston Musée des Beaux Arts
Vieillards mettant la pression sur Suzanne pour qu’elle leur prépare une salade de poulpes
Un dauphin sur le dos d’une tortue : l’occasion de rappeler l’action comparable à la notre que mène dans son fief Marseillais notre ami Bernard Alonzo, que j’ai vu à la limite d’une attaque d’apoplexie en Chine
Mais il se fait tard et les enfants sont couchés ; l'occasion de vous laisser entrevoir quelques estampes nippones ni mauvaises
Katsyschika Hokusaï (1760-1849) : le rêve de la femme du pêcheur 1820
Philoxène de Cythère (439-379), qui de la condition d'esclave s'éleva aux plus grands honneurs, est resté célèbre par l'audacieuse franchise avec laquelle il jugea les essais dramatiques de Denys le Jeune. Il composa vingt-quatre dithyrambes et une généalogie lyrique des Aeacides. Il nous est resté des fragments très étendus de son Banquet. Son chef-d'oeuvre était le Cyclope, dont nous n'avons plus que quelques vers. Le comique Antiphanès place Philoxène au-dessus de tous les poètes ; il vante chez lui l'emploi des mots propres et des mots nouveaux, l'heureux mélange des changements de tons et des nuances musicales : «C'était un dieu entre les mortels, tant il connaissait bien la vraie musique» ; puis il censure le mauvais goût des successeurs de Philoxène. Alexandre le Grand se fit adresser en Asie, par Harpalos, les oeuvres du grand compositeur. Le jugement qu'Aristophane aurait, d'après Plutarque, porté sur Philoxène paraît en somme assez exact : «Il introduisit le mélos dans les choeurs cycliques», c'est-à-dire il fit disparaître toute différence entre le nome et le dithyrambe. Mais cette sorte de syncrétisme se heurtait parfois à des obstacles insurmontables, et un jour qu'il voulut composer un dithyrambe dans le mode dorien, la force des choses le ramena tout naturellement au mode phrygien. Aristoxène le musicien prétendait que l'influence de son éducation musicale, dirigée d'après les modèles classiques de l'époque de Pindare, lui avait rendu impossible de composer dans le goût de Philoxène et de Timothée, qui l'avaient séduit par le caractère dramatique et varié de leur musique. La popularité des oeuvres de Philoxène fut durable. «Chez les seuls Arcadiens la loi veut que les enfants soient accoutumés dès le premier âge à chanter des hymnes et des péans dans lesquels ils célèbrent les héros et les dieux honorés dans leurs divers pays. Puis, ayant appris les nomes de Philoxéne et de Timothée, ils servaient de choeur chaque année aux joueurs de flûte dionysiaques dans les représentations théâtrales, les enfants pour les concours réservés aux garçons, les adolescents pour les concours attribués aux hommes». Philoxène fut admis par les Alexandrins dans le canon des poètes.
L’indulgence de Plutarque est certaine, et l’admiration pointe devant les facultés d’adaptation de son sujet : cette perception complaisante ne résistera pas à l’assimilation ultérieure du caméléon et de la versatilité. Surtout l’auteur écrira ailleurs que cette bestiole est dans la réalité dépourvue de la capacité d’élaborer une ruse, sujet seulement à la peur, interprétation déjà rencontrée chez Aristote. Quels animaux sont les plus avisés, des terrestres ou des aquatiques ? s’interroge-t-il dans l’un de ses Traités de morale traduits par Amyot en 1572*. Le titre affirme déjà qu’il se trouve plus ou moins de raison dans les animaux, et la structure du texte oppose Autolobus à Socrate, comme Aristote à Platon. En fin de démonstration, Plutarque distingue le poulpe marin et le caméléon terrestre, par leur façon propre d’utiliser le changement de couleur : « Il est vray que le Chaméleon change bien aussi de couleur, mais c’est sans desseing d’aucune ruse, et non point pour se cacher, mais de peur tant seulement, estant de sa nature couard et timide, oultre ce qu’il est plein de vent, ainsi comme l’escrit Theophraste : car il ne s’en fault gueres que tout son corps ne soit plein de poulmon, par où l’on conjecture qu’il a beaucoup de vent, et conséquemment qu’il est propre à telles mutations et changements de couleur : mais quant au Poulpe, c’est une action et non pas un changement de passion : car il change de couleur avec certaine science et de propos délibéré pour se cacher de ce qu’il craint, et pour attraper ce dont il se nourrit, et par le moyen de cette ruse il prend ce qui ne s’enfuit, et fuit ce qui passe oultre ».
Le poulpe aux propriétés versicolores est bien connu des grecs et des romains. Aristote lui consacre un chapitre et Pline fera de même dans l’Histoire naturelle. Plutarque cite les vers des poètes Pindare (518/522-438) :
Que ton sens souple et maniable
Soit au poisson de mer semblable,
Qui toujours va couleur changeant,
Pour hanter avec toute gent.
et Théognis de Mégare (c.-550) :
Aies le sens du Poulpe, lequel tainct
Sa peau d’un autre et puis d’un autre tainct,
Prenant toujour la couleur de la roche
Où de ses pieds étendus il s’accroche.
Élien (c.170-230) décrit la haine transitive triangulaire, de la Murène au Poulpe, de celui-ci à la Langouste, de cette dernière à la Murène ; laquelle évente le stratagème du poulpe lorsqu’il tente de se confondre avec les rochers alentours ( Sur les animaux, livre I, 32).
Le poulpe cynique
L’indigestion de poulpe était une cause de surmortalité chez les philosophes grecs, lesquels ne le réservaient pas seulement à un usage rhétorique : Philoxène de Cythère vécut de 435 à 380 environ. Il ne reste que quelques rares fragments de ses vingt-quatre dithyrambes et de son poème sur Galatée et le Cyclope. Personnage haut en couleurs, il a laissé le souvenir d’un fabuleux mangeur de poisson. Selon Athénée, il aurait acheté à Syracuse un poulpe long de deux coudées, l’aurait préparé et l’aurait mangé à lui seul, n’en dédaignant que la tête. Au médecin qui l’avertissait de mettre ses affaires en ordre car il ne lui restait que quelques heures à vivre, il répondit qu’il dédiait ses dithyrambes aux Muses et ordonna qu’on lui apportât le reste du poulpe !
De même, Diogène (c.410-c.323) n’aurait pas survécu à l’ingestion d’un poulpe cru qu’il avait disputé à un chien : soit que ce dernier lui ait infligé une morsure fatale, soit que le philosophe cynique eut succombé à ce repas. Cette seconde version est rapportée par Plutarque : « Diogène osa manger un poulpe cru afin de rejeter la préparation des viandes par la cuisson au feu. Alors que beaucoup d'hommes l'entouraient, il s'enveloppa de son manteau et, portant la viande à sa bouche, il dit : C'est pour vous que je risque ma vie ; que je cours ce danger » (Plutarque, Vie des hommes illustres )
Pour qui s’intéresse actuellement à l’histoire naturelle, le poulpe est certainement l’un des êtres vivants les plus remarquables par sa capacité à changer en quelques secondes son apparence extérieure : les variations de couleur de sa peau sont incomparablement plus intenses et plus rapides que celles du caméléon. Encore fallait-il être en mesure de pouvoir les constater. Dès l’antiquité, cette particularité est connue.
Théognis de Mégare (c.-550) en fit le parangon de la conciliation : « emprunte l’esprit du poulpe aux nombreux replis, qui prend la couleur du rocher où il se fixe. Attache-toi un jour à l’un, le jour suivant change de couleur. Il vaut mieux s’accomoder que de rester intransigeant ». Dans le même esprit, Athénée ( IIIème siècle), l’auteur du Banquet des sophistes, cite une maxime d’Euripolis : « un homme qui gère les affaires publiques doit , dans sa manière d’agir, imiter le poulpe ». Aristote (384-322) le décrit fort différemment, « dénué d’intelligence ( ainsi, il se dirige vers la main qu’on plonge dans l’eau ) mais il est soigneux pour son logis. (...) il chasse les poissons en changeant de couleur et en prenant celle des pierres du voisinage. Il fait d’ailleurs la même chose quand il a peur. Certains disent que la seiche en fait autant : car on prétend qu’elle prend à peu près la couleur du lieu où elle vit. De tous les poissons, l’ange est le seul à le faire : il change, en effet, de couleur comme le poulpe » ( Histoire des animaux, IX, 37 ). De comparaison avec le caméléon, point, bien que le poulpe, la seiche et l’ange soient réunis par cette propriété. Encore faut-il distinguer chez Aristote, entre la seiche ( sépia ) et le poulpe ( polupous) : si tous deux émettent des jets d’encre, la première le fait dans l’intention de se dissimuler, d’établir un rempart protecteur, au sein duquel elle se cache, tandis que le second, sans intelligence ( anoeton), ne le fait que sous l’effet de la peur (Histoire des Animaux, IX, 37, 621 b 28-622 a 3 ; Parties des Animaux, IV, 5, 679 a 4-14). Cette distinction sera transposée par Plutarque entre le Poulpe, devenu intelligent comme la Seiche d’Aristote, et le caméléon.
Conciliant chez Théognis, stupide chez Aristote, le poulpe est cruel chez Pline qui dans le Livre IX de l’Histoire naturelle le décrit, changeant de couleur pour ressembler aux lieux où il se trouve et mieux tromper ses proies : nul animal n’est plus sauvage ajoute-t-il, en causant la mort d’un homme dans l’eau XLVI 85. Plutarque ( 46-120) voit dans ses variations d’’aspect un effet de la volonté : le poulpe démontre une force d’âme, que l’on doit arracher avec peine du rocher où il s’est fixé. Il faut préciser que dans les Opinions des Philosophes, Plutarque développe au Chapitre XXI, D'ou est-ce que l'ame sent, & qu'est-ce que sa principale partie, la conception stoïcienne de l’âme, dont les sept parties qui en sortent s’étendent par le reste du corps ni plus ni moins que les bras d’un poulpe.
Oppien (IIè siècle) dans son poème La pêche ou Les Halieutiques le décrit également comme rusé : « Personne n'ignore l'art qu'emploient les poulpes qui, semblables aux rochers sur lesquels ils se moulent, y appliquent leurs bras : donnant ainsi le change soit aux pécheurs, soit aux animaux plus grands, ils parviennent à leur échapper. Lorsqu'ils font la rencontre d'un plus petit, ils quittent leur forme, leur apparence de pierre, et reparaissent sous celle de poulpes et d'êtres vivants ; par cette adresse ils en prennent alternativement qui sont différentes et se dérobent à la mort ». Chez Saint Ambroise, au IVè siècle, le poulpe est l’incarnation de la duplicité : le poisson s’en approche sans méfiance, quand il se confond avec algues et pierres.
Montaigne inspiré par Plutarque
Pierre Eyquem de Montaigne, le père de Michel (1533-1592) trouve un jour sous un tas de papiers délaissés un livre qui lui a été donné écrit en « Espagnol barragouiné en terminaisons Latines » (sic) afin de trouver matière à opposer aux nouvelles thèses répandues par Luther et antidote contre ce commencement de maladie qui « declineroit aisément en un execrable atheisme » : le Theologia naturalis ; sive, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebond. Pierre Montaigne demande à son fils, auquel il avait offert des leçons particulières de latin, de le mettre en français. Ce qui fut fait. L’éloge de Raymond de Sebonde est une réflexion sur l’athéisme, sur les religions comparées et le paganisme, qui s’appuie longuement sur une étude des propriétés singulières des animaux considérés seuls ou en société, établissant selon son style propre une liste des égalités et correspondances entre les hommes et les bêtes, afin d’y affirmer sous la diversité des apparences la constance, le souci d’harmonie et d’équilibre de la nature.
« Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint, et attrapper ce qu'il cherche : Au cameleon c'est changement de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage : mais c'est par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous ». ( Essais - Livre II, Chapitre XII, Apologie de Raimond de Sebonde ).
À quelle théorie des passions Montaigne l’inclassable se réfère-t-il ? Il pourrait se réclamer d’Aristote, dont le pathos ne dépend pas de la volonté ( Métaphysique 1022 b 15). Èclectique comme Plutarque, reprenant l’opposition entre une variation de l’apparence provoquée par un changement de passion et une mutation de couleur soumise à l’action de la volonté, il expose ailleurs sa conception, sa topique des « fonctions de l’âme » : « les sens ne comprennent pas le subject estrangier, ainsi seulement leurs propres passions ». Les sens ne nous instruisent que de leurs modifications subies sous l’action des objets extérieurs, mais ces derniers demeurent inconnaissables. Pire, certains animaux possèdent des capacités dont l’homme est dénué.
Montaigne utilise le caméléon dans une autre démonstration : « Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche ( le caméléon ). Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas ; ce n’est que branle et inconstance ». ( Essais II, I : De l’inconstance de nos actions ).
L’auteur des Essais tire sa connaissance du poulpe de la lecture des Oeuvres morales de Plutarque traduites par Amyot en 1572, où déjà est distinguée l’intention du poulpe et la passivité du caméléon. Nous avons dit plus haut comment Plutarque inverse la valeur du poulpe aristotélicien, sans doute influencé par l’utilisation métaphorique du poulpe par les stoïciens décrivant l’âme et ses prolongements.
René Girard dans son essai sur Shakespeare ( *René Girard, les Feux de l’envie, 1990 ), décèle derrière la complexité extrême des personnages et de l’intrigue, une mise en scène subtile de ce qu’il appelle le mimétisme, conçu comme le moteur du désir : Proteus mime la passion que Valentino éprouve pour Silvia, ne peut aimer que s’il convoite ce que possède son ami. La rivalité mimétique que traque René Girard au fil des œuvres du dramaturge, « est une source essentielle des conflits humains, capable de muer l’amitié en haine », ou encore une confidente en délatrice, un frère en meurtrier, et le terme utilisé par les personnages qui l’expriment de manière explicite est tout simplement l’envie. Le caméléon cependant n’est pas convié pour interpréter ce péché capital sur la scène de Vérone, et doit se contenter de deux répliques conventionnelles, déjà-entendues, bien que combinant habilement trois propriétés familières au lecteur, l’appétit pour l’air, l’adulation, et la couardise.
Le caméléon retrouve la compagnie de Protée dans la tragédie Henri VI, lorsque le roi lui-même affirme haut et fort ses capacités d’adaptation :
I can add colors to the chameleon,
Change shapes with Proteus for advantages,
And set the murderous Machiavel to school.
(King Henry VI., act iii. sc. 2)
Le basilic et le lézard font également partie de la distibution des rôles.
Changer d’apparence, comme se fondre avec son environnement, adopter l’opinion d’autrui, plutôt qu’affronter l’ennemi, est une arme en soi, défensive et offensive, qu’utilisent chacun à sa manière non seulement Hamlet, mais aussi Claudius, qui se fait passer pour un souverain préoccupé par le sort de son peuple, et même Polonius, qui affiche l’honneté et le dévouement. Des deux derniers cependant on ne peut soutenir que la duplicité serve une stratégie de manière comparable à l’élaboration du plan d’Hamlet.
L’une des manières d’échapper à la suspicion est la simulation de la folie. Le roi Claudius s’inquiète de la santé de son beau-fils et neveu, devant la reine Gertrude, le conseiller Polonius et sa fille Ophélie, et les ambassadeurs Rozenkrantz et Guildenstern :
Le Roi : How fares our cousin Hamlet ?
Hamlet : Excellent , i' faith, of the Chameleon's dish : I eat the air promis'd cramm'd , you cannot feed capons so.
(Hamlet, act ii. sc. 2)
Le Roi : Comment se porte notre cousin Hamlet?
Hamlet : Parfaitement, ma foi! Je vis du plat du caméléon : je mange de l’air, et je me bourre de promesses. Vous ne pourriez pas nourrir ainsi des chapons.
D’abord Hamlet, lorsqu’il est mis en présence d’Ophélie, est observé par Claudius et Polonius, qui tentent de comprendre la raison de sa folie. Puis, tel le caméléon camouflé attend sa proie, c’est au tour d’Hamlet d’observer Claudius absorbé par le spectacle dans le spectacle, le Meurtre de Gonzague, guettant la modification du visage de son oncle et beau-père qui trahira sa culpabilité dans le meurtre de son propre père. Être ou ne pas être, est une interrogation proprement caméléonesque, qu’Hamlet résout en feignant d’être ce qu’il n’est pas. Feindre, dans le dessein de tromper son entourage. Se confondre dans le décor, pour mieux confondre son ennemi ; voilà une définition de l’attitude d’Hamlet, et avant lui d’Alcibiade, qui se rapproche beaucoup plus du comportement du caméléon prédateur de mouches. À l’heure où Shakespeare écrit sa pièce maîtresse, peu de voyageurs ont perçu l’usage que notre reptile faisait de son camouflage.
Ben Jonson (1573-1637), dans Volpone, ou le renard, charge Lady Politiks d’insulter Mosca lors du procès intenté à son époux, en empruntant sa rhétorique à Ovide : dehors, protituée-caméléone ! Out, thou chameleon harlot! now thine eyes Vie tears with the hyaena. Dar'st thou look Upon my wronged face ? Chez Ben Johnson comme chez l’auteur des métamorphoses, le caméléon et la hyène se suivent de près.
De l’adaptation au mimétisme
En 1811 le botaniste William John Burchell (1782-1863) explorant l’Afrique du Sud découvrit à Zand Valley le long de la Rivière Orange d’une part une plante de la famille des Mesembryanthemaceae ( M.turbiniforme, devenue M. truncatum ), et d’autre part un grillon, qui ressemblaient étroitement aux galets dont est jonché le sol où la plante se développe et l’insecte évolue. Il écrivit à leur propos « l’intention de la nature semble avoir été la même lorsqu’elle donna au Caméléon le pouvoir d’accomoder sa couleur, dans une certaine mesure, à celle de l’objet le plus proche, afin de compenser la déficience de ses capacités locomotrices ». Burchell, quoiqu’en appelant à la providence, avait sous les yeux un exemple de mimétisme, mais en mêlant le caméléon à ses réflexions inaugurait un malentendu qui persiste encore aujourd’hui dans l’esprit de beaucoup : il ne saurait être question de mimétisme stricto sensu mais de camouflage, chez le caméléon lorsqu’il est objet de la science naturelle ; en revanche l’usage qui en est fait dans la poésie et la littérature, en particulier dans l’allégorie de la flatterie, relève effectivement d’une forme de mimétisme.
Burchell poursuit par une remarque sur les aptitudes du Grillon à survivre, nous rappelant le raisonnement que tiendra un fameux passager du Beagles : « Grâce à sa forme et ses couleurs, cet insecte peut passer inaperçu aux oiseaux qui sinon extirperait bientôt une espèce si peu apte à échapper à ses poursuivants, et ce juteux petit Mesembryanthemum peut en général échapper à la vigilance du bétail et des animaux sauvages ». ( Travels in the Interior of Southern Africa, London, Vol. I. 1822,pages 310, 311. ).
Lorsque Burchell publie ces lignes, Charles Darwin a treize ans, Bates et Wallace ne sont pas nés. L’idée qu’une espèce puisse imiter certains objets de leur environnement pour échapper à ses prédateurs est clairement exprimée, comme déjà Montaigne et avant lui Plutarque à propos du poulpe ou du caméléon. Mais alors que l’auteur latin en attribuait l’intention au poulpe lui-même, Burchell y voit le dessein de la nature. L’intentionnalité de la Nature, est une notion maîtresse de la Philosophie Naturelle. Et comme une divinité grecque, elle est ambivalente : ici capricieuse, là équitable. Une notion subordonnée mais non moins importante, est celle de compensation des désavantages par des avantages, que nous avons vue exprimée par la majorité de nos auteurs, et ce dès l’antiquité : ainsi la rapidité de la langue du caméléon rachète-t-elle la lenteur de sa marche pour Belon ; la mobilité extrême de ses yeux corrige-t-elle la raideur de son cou pour Wheler ; l’exellence de sa vue compense-t-elle la faiblesse de son ouïe pour Lacépède ; la possibilité d’accomoder sa couleur, répare-t-elle sa vulnérabilité pour Burchell. Dès les stoïciens, cette attention de la Nature est appelée Providence.
La Nature semble soucieuse de réparer les inégalités qu’elle-même a généré, et ce principe ne s’applique pas qu’aux animaux : le rhéteur chrétien Lactance ( c.240/260-c. 325) dont Montaigne dit qu’il attribuait aux animaux non seulement le parler mais le rire ne suppose-t-il pas, dans le doute qui l’envahit au sujet de la suprématie de l’homme, que la Nature lui a fait don de la raison pour compenser sa faiblesse physique ? Un finalisme, une téléologie sont à l’oeuvre, dont le seul motif est d’équilibrer les acteurs de cette tragédie maquillée en don merveilleux qu’est l’existence. Linné (1707-1778) dans l’Èquilibre de la Nature est le théoricien le plus outré de cette conviction d’une Nature harmonieuse : le nombre des espèces est fixé par la création ; chaque recoin de la terre, de la mer et du ciel est occupé, jusque dans l’occupation alternée d’un même territoire par les animaux et les hommes diurnes et nocturnes. Chaque espèce est source d’émerveillement, y compris l’homme ou plus exactement chez le suédois les races d’hommes, dans leur perfection décidée par le Créateur.
Papillons indigestes
Henry Walter Bates (1825-1892) natif de Leicester, abandonna l’école à l’âge de 13 ans, mais démontra précocément une inclination pour l’histoire naturelle. En 1844, alors âgé de 19 ans, il rencontra Alfred Russel Wallace (1823-1913) animé par la même passion : en 1848, ils embarquèrent à Liverpool à destination de Para, une petite localité située à l’embouchure de l’Amazone. De tempéraments très différents, les deux naturalistes ne tardèrent pas à se séparer. Wallace revint en Angleterre en 1852 tandis que Bates jusqu’en 1859, collecta plantes et animaux, identifiant plus de huit mille nouvelles espèces d’insectes.
Bates captura entre autres des papillons au vol lourd, de forme allongée, bicolores, soit jaune et brun, soit rouge et bleu. En les examinant, il découvrit qu’ils appartenaient soit à l’espèce Heliconian ( de la famille des Héliconiidés ), incomestible pour leurs prédateurs, les oiseaux, soit à l’espèce Dismorphia ( famille des Piéridés ), totalement différente de la première mais indistincte en vol des héliconiidés. Deux familles de papillons de la forêt amazonienne, d’espèces différentes, se comportent en vol d’une manière semblable ; l’une est toxique pour les oiseaux ; l’autre non toxique survit grâce à sa ressemblance avec la première. Ses observations font l’objet d’une communication publiée en 1862 dans les Transactions de la Linnean Society of London, Contributions to an insect fauna of the Amazon valley. Lepidoptera: Heliconidae.
La définition du mimétisme ( mimicry en langue anglaise ) est posée comme un système unissant mime, modèle et prédateur selon des relations précises : ici, le mime Dismorphia imite la forme du modèle émetteur de signaux héliconiidé afin d’échapper au prédateur oiseau, qui joue le rôle de dupe. Les protagonistes du système doivent être sympatriques, i.e. vivre dans le même territoire. Dès lors, des quantités de situations analogues seront identifiées, et le champ d’application du concept de mimétisme sera étendu à des situations sensiblement différentes. Le modèle peut ne pas appartenir au monde vivant, ou appartenir à celui-ci, végétal ou animal, et être alors repoussant ou attirant ; le mime peut utiliser sa ressemblance avec le modèle pour se défendre ou pour attaquer ; le prédateur, la dupe, peut être repoussé ou attiré par les signaux émis par le modèle et copiés par le mime, ou ne pas les détecter.
Le mimétisme mullérien, décrit en 1878 par l'entomologiste allemand Fritz Müller, alors qu’il étudiait les papillons du Brésil, constitue un cas limite du mimétisme batésien, dans lequel certaines espèces non comestibles s'imitent les unes les autres et partagent ainsi leurs pertes en individus. Ce qui assure le même avantage à chacune, dans la mesure où s'établit entre elles une défense mutuelle contre les prédateurs.
Rôle du mimétisme dans l'évolution
Le mimétisme se subordonnera à la théorie plus générale de la sélection naturelle : Bates à son retour en 1859 découvre l’ouvrage de Charles Darwin (1809 -1882), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, paru la même année. Dans ses travaux ultérieurs, Bates insistera sur le fait que ce processus ne relève pas de l’hérédité des caractères acquis, une notion qui connaissait une fortune considérable alors. La première théorisation fondée sur l’observation proposée par Bates, sera développée par Wallace en 1871 puis par Poulton et Cott en 1940 comme l’un des mécanismes de la sélection naturelle. Alcock et Brower démontrérent que les papillons Biblis hyperia et Anartia amalthea, n’ayant pour ressemblance avec leur modèle non comestible Heliconius erato qu’une simple tache rouge à la surface des ailes, bénéficient tout de même d’une protection non négligeable grâce à cette vague similitude (Leroy, 1974) .
Alfred Wallace proposa d’interpréter le mimétisme comme un exemple de l'efficacité de la sélection naturelle, ce moyen de défense permettant la conservation des variétés et des espèces les mieux adaptées à un milieu donné et pendant une période précise, éliminant les autres groupes moins bien armés face à la concurrence vitale. Après avoir été découvert en Amérique du Sud et décrit par Wallace en Asie du Sud-Est, le mimétisme fut observé en Afrique par l'entomologiste anglais Roland Trimen, en 1869.
Le mimétisme Batésien n’est qu’une variété du mimétisme au sens général. La description actualisée de l’observatio princeps de Bates peut se formuler ainsi : l’espèce de papillon Lepidoptera I Heliconian sécrète une toxine, un cardénolide ou un alcaloïde de la pyrrolizidine, qui empoisonne leurs prédateurs, des oiseaux, lesquels les évitent dès lors qu’ils s’en sont dégoûtés. Lepidoptera I Heliconian se signale à ses prédateurs par des marques distinctives colorées, que l’on appelle aposématiques. L’espèce Lepidoptera Dismorphia possède les mêmes marques aposématiques sur ses ailes que Lepideptora Heliconian, et bénéficie de la réserve des volatiles à l’égard de l’espèce toxique.
Dans ce type de mimétisme, la sélection naturelle favorise le mime seulement s’il est moins commun que le modèle - sinon le prédateur croque statistiquement moins de proies empoisonnées que de proies commestibles. D’autre part, et paradoxalement, cette stratégie diminue la pression sélective sur le groupe des mimes - les plus faibles survivent, si les moins ressemblants sont éliminés. En revanche le groupe des mimes est globalement favorisé mais seulement tant qu’il demeure minoritaire par rapport au groupe modèle : l’évolution des mimes par rapport aux modèles est dite, sous la pression sélective naturelle, advergente : les mimes tendent à ressembler de plus en plus au modèle.
Selon la théorie de l’évolution, un caractère se maintient dans une espèce s’il procure à l’individu porteur un avantage sélectif, c’est à dire s’il augmente ses chances de survie et de reproduction. Ne pas être mangé, et manger ( attraper une proie ) ; se cacher ( pour ne pas être repéré par sa proie ou par son prédateur ) ; effrayer son prédateur ; attirer ses proies. Le mimétisme n’est qu’une stratégie évolutive parmi de nombreuses autres permettant la survie de l’espèce.
Confronté à une menace, un animal peut fuir, affronter le danger, se dissimuler, ou enfin duper. Les deux derniers choix sont des modes du mimétisme, dans lequel on distingue le mimétisme optique, appelé phanérique* et le mimétisme cryptique* appelé aussi homotypie. L’une des stratégies de survie les plus répandues en particulier parmi les insectes, l’homotypie concerne également d’autres animaux, oiseaux et reptiles parmi lesquels notre caméléon, et les végétaux. Il ne se résume pas à des simulations visuelles : des leurres olfactifs ou acoustiques ont été également identifiés.
*phaneros, visible
*cryptos, caché
Le mimétisme optique est considéré comme le véritable mimétisme, grâce auquel une espèce en imite une autre dans sa forme, sa couleur et son comportement. Le terme « mimétisme » désignant la faculté que possèdent certains animaux d'en imiter d'autres, ce n'est que par abus de langage que l'on peut parler de mimétisme cryptique à propos de l'homotypie, qui consiste, pour un animal, à se soustraire au regard d'éventuels ennemis grâce à une ressemblance de forme ou de couleur avec ce qui l'entoure. Le terme mimèse convient mieux. Le mimétisme cryptique se divise donc en homomorphie ( similitude de la forme ) et en homochromie ( similitude de la coloration ), selon que l'animal imite la forme d'un objet inanimé de son environnement ou la couleur du fond sur lequel il évolue. D'une manière générale, le camouflage est considéré comme de l'homomorphie, tandis que le déguisement auquel la couleur est associée équivaut à l'homochromie. Le camouflage est un dispositif de défense qui permet à l’animal d’échapper aux moyens de détection, visuel, olfactif, ou de mouvement, de ses prédateurs comme de ses proies. Les exemples pullulent, des mantes religieuses aux caméléons, des serpents aux grenouilles, des cafards aux scarabées, des papillons aux oiseaux, des okapi aux jaguars. *L’allocryptie enfin suppose l’utilisation par le mime d’une partie de son environnement pour se camoufler, à des fins défensives ou agressives.
L’homochromie est dite simple si la teinte prise par l’animal est uniforme et correspond à la couleur du milieu qu'il fréquente habituellement. Ainsi des perroquets dont la couleur verte concorde avec celle des feuillages des arbres où ils se trouvent, ou des animaux de couleur blanche vivant dans les régions polaires et les montagnes recouvertes de neige qui ne sont blancs que pendant les mois d'hiver : au printemps, ils prennent une teinte brun sombre, qui leur permet toujours de se dissimuler. Plus efficace encore, le bariolage dont l'effet est de rompre la forme, de dissocier en quelque sorte l'animal qui n'est plus visible dans son ensemble, mais paraît formé de plusieurs parties indépendantes. Ces « dessins disruptifs », taches ou bandes sont combinés à l’infini et s’associent fréquemment à l’homochromie.
Certains animaux ont la possibilité d’adapter à tout moment leur coloration à celle du milieu sur lequel ils se trouvent ; ceci définit l’homochromie variable. Le cas célèbre du caméléon n’est pas le plus spectaculaire. On peut citer de tels exemples d’homochromie variable dans les groupes les plus divers : Crustacés (crevettes), Batraciens (rainette verte, Reptiles ( geckos ), mais aussi chez les Mollusques Céphalopodes ( seiche, pieuvre ), enfin et surtout chez des poissons plats ( sole, limande, turbot ). Tous ces animaux, si différents au point de vue zoologique, ont un point commun : leurs téguments possèdent des organes spéciaux, colorés et mobiles, les chromatophores, dont la rétraction ou l'épanouissement déterminent des changements de couleur.
Si le mimétisme n’est formalisé qu’au milieu du XIXème siècle, il y a belle lurette que des esprits futés ont reconnu dans les changements de couleur du caméléon des stratégies destinées à échapper aux dangers ou au contraire à capturer leurs proies : plus volontiers hommes de lettres, poètes, voyageurs que naturalistes appointés par la faculté, comme si l’observation soutenue du caméléon épinglé sur la table de dissection scotomisait le lobe occipital des savants préoccupés plus par l’anatomie comparée et les classifications que par l’étude in vivo de leurs specimens. Nous avons vu comment Michel de Montaigne emprunte à Plutarque son opposition du caméléon et du poulpe, dans un paradigme différent cependant : Plutarque compare le monde marin et le monde terrestre, Montaigne oublie cette détermination pour ne plus opposer que la volonté du poulpe à la passivité du caméléon. Le mimétisme est ainsi pressenti par de nombreux naturalistes, au détours d’une phrase commentant ses propriétés singulières, chez Eugenio Micheti ou chez Lacépède en particulier. Quelle que soit la réputation indélébile habillant l’auteur de la réflexion sur le melon, dont la partition radiée décorant la croute démontrerait la prévoyance de la Nature à l’égard des pères de familles nombreuses, nous ne pouvons nous priver de la lecture d’un extrait des Etudes de la nature De Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre :
« La nature a mis à la fois dans la couleur des animaux qui ne sont pas nuisibles, des contrastes avec le fond où ils vivent, et des consonnances avec celui qui en est voisin ; et elle leur a donné l'instinct d'en faire alternativement usage, suivant les bonnes ou les mauvaises fortunes qui se présentent. On peut remarquer ces convenances merveilleuses dans la plupart de nos petits oiseaux, dont le vol est foible et de peu de durée. L'alouette grise cherche sa vie dans l'herbe des champs. Est-elle effrayée ? Elle se coule entre deux mottes de terre où elle devient invisible. Elle est si tranquille dans ce poste qu' elle n'en part souvent que quand le chasseur a le pied dessus. Autant en fait la perdrix. Je ne doute pas que ces oiseaux sans défense n'aient le sentiment de ces contrastes et de ces convenances de couleur, car je l'ai observé même dans les insectes. Au mois de mars dernier, je vis sur le bord de la rivière des Gobelins un papillon couleur de brique, qui se reposoit les ailes étendues sur une touffe d'herbes. Je m' approchai de lui et il s'envola. Il fut s'abattre à quelques pas de distance sur la terre qui en cet endroit étoit de sa couleur. Je m'approchai de lui une seconde fois : il prit encore sa volée, et fut se réfugier sur une semblable lisière de terrein. Enfin, je ne pus jamais l'obliger à se reposer sur l'herbe, quoique je l'essayasse souvent, et que les espaces de terre qui se trouvoient entre les touffes de gazon fussent étroits et en petit nombre.
Au reste, cet instinct étonnant est bien évident dans le caméléon. Cette espèce de lézard qui a une marche très-lente, en est dédommagé par l'incompréhensible faculté de se teindre, quand il lui plaît, de la couleur du fond qui l'environne. Avec cet avantage, il échappe à la vue de ses ennemis qui l'auroient bientôt atteint à la course. Cette faculté est dans sa volonté ; car sa peau n'est pas un miroir. Il ne réfléchit que la couleur des objets et non leur forme. Ce qu'il y a encore de remarquable en ceci, et de bien confirmé par les naturalistes, qui n'en donnent pas la raison, c'est qu'il prend toutes les couleurs, comme le brun, le gris, le jaune, et sur-tout le vert qui est sa couleur favorite, mais jamais le rouge. On a mis des caméléons pendant des semaines entières dans des draps d'écarlate sans qu' ils en aient pris la moindre nuance. La nature semble leur avoir refusé cette teinte éclatante, parce qu'elle ne pouvoit servir qu'à les faire apercevoir de plus loin, et que d'ailleurs elle n'est celle d'aucun fond, ni dans les terres, ni dans les végétaux où ils passent leur vie ».
Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre
Etudes de la nature. Tome II p240-241
Paul Lafargue (1842-1911) nous offre à point nommé, dans son cours d’économie sociale consacré au matérialisme économique de son beau-père Karl Marx, un commentaire sur la sélection naturelle et le mimétisme où figure notre caméléon :
« La nature n’est ni morale, ni bonne, ni intelligente, ses forces aveugles suppriment impitoyablement les faibles et ne laissent vivre que les forts.
Les plus petites variations d’un organe qui donnent à un animal un avantage sur ses concurrents sont conservées et se transmettent de père en fils pendant des générations, se développent : ainsi l’on peut expliquer les griffes acérées du lion, leur arme offensive; et la crinière abondante, qui comme un bouclier protège leur poitrine. Les animaux assument la couleur des objets au milieu desquels ils vivent, les caméléons sont verts comme les feuilles des arbres ; les poux blanchâtres comme le cuir chevelu; cette similitude de couleur est une protection contre leurs ennemis ; les femelles des oiseaux, qui doivent pendant l’incubation rester immobiles, seraient facilement signalées aux oiseaux de proie si elles avaient le brillant plumage des mâles. Etc, etc.
Il y a donc une sélection naturelle entre les animaux à l’état de nature : ce sont les mieux doués, les mieux adaptés à leur milieu naturel, qui triomphent dans la lutte pour la vie. La sélection naturelle, diffère de la sélection artificielle, que fait l’éleveur, en ceci : que l’homme en choisissant et en développant une qualité chez un animal, ne songe qu’à l’utilité que lui présente cette qualité : souvent même il sacrifie l’animal : ainsi la graisse développée chez les porcs domestiques leur est nuisible ; la sélection naturelle, au contraire, ne préserve que les qualités utiles à l’animal. C’est parce que les forces de la nature sont inintelligentes que leurs résultats sont intelligents ». Cette réflexion nous rappelle soudainement que la cervelle de notre animal a été quelque peu oubliée dans notre déambulation caméléonesque.