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Peinture et dopamine I (Conférences)


Benoit Kullmann

Peinture et dopamine

Physiologie et psychologie de la Tentation

Le 12 Mai 2009

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Je prenais tranquillement mon petit déjeuner, lorsque retentit la sonnerie du téléphone. Je décrochai, et entendis une voix céleste : Allo oui on sait que vous vous remettez à peine d’un "démence et créativité" douloureux, alors on a pensé vous donner un petit rôle dans une superproduction dont vous connaissez les vedettes … vous avez déjà fait de la figuration à leurs côtés … deux grandes stars … Michel Borg et Pierre le Marquis …

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Il s'agirait de traiter Dopamine et Peinture ... vous savez, histoire de préparer le public à la prestation grandiose de Pierre le Marquis, sa célèbre causerie dont on parle encore outre Atlantique, Musique et Dopamine ...

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Dopamine ... ce nom me rappelait vaguement quelque chose. Je fouillai dans la section 1967 de mes hippocampes et reconstituai péniblement une formule de dopamine ;

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j’apprendrai bientôt que la représentation de la molécule a évolué considérablement depuis quarante ans.

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Je me précipitai chez mon libraire , Amazone.com, et tombai sur un livre qui m’appris que j’aurais pu avoir un cerveau à 100% moi qui ait toujours cru qu’il n’était qu’à dix pour cent … Sur la couverture on parlait du moral, que j’avais à zéro, de l’énergie, qui m’avait abandonnée, de la concentration, disparue, et de la mémoire, volatilisée … Quel brave docteur , cet Eric Braverman ! Mais alors on aurait tout dans le cerveau pour bien fonctionner comme il faut ? Mais qu’est ce qu’on attend pour être heureux ?

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Épatant, nous disposions de quatre molécules, comme les quatre éléments hippocratiques, Dopamine, Acétylcholine, Sérotonine, Gaba, respectivement messager du désir et de l’action, principe de la créativité, hormone du bien-être, et calmant naurel. Je découvris même un schéma, en apparence plus simple, à trois boules, mais en anglais.

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et un autre avec cette fois-ci la dopamine en bas et la sérotonine en haut

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Dès que çà devient un peu compliqué, au delà d’une opposition binaire, je me réfugie dans la peinture. Vous savez que longtemps la peinture a eu comme objet beaucoup plus que représenter la réalité de dire les choses autrement  : c’est ce que signifie littéralement le mot allégorie. Je vous ai choisi tout exprès un des tableaux les plus laids que j’ai rencontré, mais qui permet de clouer le bec à Pascal, qui écrivit un jour qu'il pensait, "Quelle vanité que la peinture qui attire notre admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux".

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nous sommes dans un atelier d'artiste ; contre le mur sont posés des tableaux dont nous aurons peut-être à nous soucier - les tableaux dans le tableau ne sont pas souvent là par hasard ; un peintre exécute le portrait d'une jeune femme nue sous la surveillance d'un individu vêtu de rouge qui semble s'ennuyer ferme ; Cupidon au premier plan à gauche s'apprête à décocher une flêche, on sent qu'il va faire un mauvais coup. Un petit page fait mine de recouvrir le modèle, qui lui signifie d'un regard : veux-tu bien me laisser telle que la nature m'a faite. Le singe dit quelque chose au chien, mais quoi, nous ne le saurons jamais.

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On peut se faire une idée de l’identité du personnage central, vêtu de rouge, grâce aux indices laissés contre le mur par le peintre : à gauche au fond, un personnage a choisi de vivre dans un tonneau. Il n’y en a pas des tonnes qui aient opté pour cette niche écologique. Et que dit-il au personnage qui se penche vers lui ? Vous ne l’entendez pas parce que vous êtes un peu loin, mais il lui dit "ôte toi de mon soleil".

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Autre indice, le même personnage est juché sur un cheval dont le nom a inspiré à Victor Hugo une de ses plus belles charades à tiroir. Si cela vous tente, je vous en donnerai la solution à la fin du topo.

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    Donc le personnage central est Alexandre, il a commandé le portrait de sa fiancé Campaspe au peintre héllène le plus célèbre du moment, Apelles. Vous avez vu comment Campaspe d’un coup d’œil signifie au page qui prétend la recouvrir : non mais veux tu bien me laisser exhiber mes appâts comme bon me semble ? Sais-tu bien que je suis en train de me faire peindre ? Campaspe ruisselle de sérotonine tant elle se sent bien. On voudrait nous faire croire qu'Apelles est en pleine créativité, bourré d'Acétylcholine. Alexandre d'habitude impétueux est ici très calme, sous l'effet de son Gaba.
Cupidon en bas à gauche, messager du désir et de l'action s'apprête à décocher une flêche enduite de dopamine qui va mettre un peu de désordre dans cette tranquille réunion d'Atelier.

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Si l’on prend au pied de la lettre les équivalences toutes hippocratiques du bon docteur Braverman, on peut remplacer les noms des molécules par les comportements correspondants.

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Vous n’êtes pas sans ignorer les progrès fantastiques de l’imagerie cérébrale

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En particulier de l’imagerie fonctionnelle qui a permis de localiser des fonctions presque aussi précisément que la phrénologie il y a deux siècles

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Grâce à la description des circuits impliquant les divers neurotransmetteurs, je vous propose de pénétrer l’intérieur des cerveaux des protagonistes de notre tableau

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Au point ou nous en sommes, nous avons atteints les sommets de l'analyse picturale mais aussi les limites de l’allégorie : les comportements, les neurotransmetteurs, leur circuiterie.
Mais est-ce vraiment si simple ?

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Un procédé commun aux historiens de l’art et aux naturalistes est la comparaison de specimens. Soit ici la même scène peinte par Tiepolo. Il en a fait deux versions, celle de Montréal est vraiment meilleure que celle du Getty. Suivez bien les regards. Apelles est subjugué par Campaspe et réciproquement ( Tiepolo s'est représenté ainsi que son épouse, Cécilia ). Le page regarde le bout du pinceau d’Apelles, il ne peut se permettre de regarder directement sa maîtresse. Alexandre … il y a un doute sur la direction du regard d’Alexandre.

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Si l’on pouvait regarder l’intérieur du cerveau d’Apelles, y verrait on un bouillonnement créatif d’ acétylcholine ? Pas sûr. Le page regarde la toile et non pas le bout du pinceau d'Apelles, lequel, s'il est bien hypnotisé par la belle Campaspe, a déposé contre le mur une toile particulière, pas du tout par hasard, "Moïse et le serpent d'airain".

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Nous présentons ici une version de Sébastien Bourdon. Le plus important, est de remarquer que le morceau visible de la toile de Tiepolo représente un homme en train de se faire mordre par un serpent.

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En réalité non seulement Apelles ne touche pas la représentation de Campaspe, mais il tient un pinceau, lequel est retenu avant même d'effleurer la toile. Il est nécessaire de faire intervenir ici une autre dimension qui est celle de la tentation, laquelle suppose une situation conflictuelle, une notion d’ interdiction et de transgression éventuelle. J’y verrai volontiers une inhibition de la mesure de risques, ce que nous observons chez certains de nos patients sous agonistes dopaminergiques.

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Dans cette troisième version néo-classique de Jacques Louis David : le temps à passé depuis Felpacher, et on y voit plus clair : plus besoin de tableau dans le tableau ; l’inhibition de l’action d’Apelles est telle que le bras lui en tombe : sur les orientations d’Alexandre, il n’y a plus guère de doute.

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Campaspe combine allègrement la pudeur innocente et l’exhibitionnisme le plus déluré. C’est un oxymore incarné - la figure de style caractéristique du romantisme qui s’annonce.

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Vous comprenez pourquoi je m'attarde à des considérations simplistes : par exemple, l'illustration des quatre éléments selon Arcimboldo ou dans les traités médiévaux hippocratiques, sont à la fois infiniment plus simple et beaucoup plus jolis que le tableau périodique étendu des éléments.

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Mais les conceptions quaternaires de Monsieur Braverman sont vraiment trop simplistes comparées à la complexité construite par la tractographie laquelle est en sus très belle.

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Même réflexion concernant les schémas résumant les interactions entre les différentes neuromessagers chimiques : retenons que la Dopamine a partie liée avec le plaisir.

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Le faisceau de la récompense est constitué de l'aire tegmento-ventrale, du noyau accumbens, et de projections préfrontales cingulaires antérieures

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Revenons à notre sujet : finalement pour éviter la tentation, et d’avoir à y céder, il faudrait ne pas sortir de chez soi, ou s’isoler totalement. Est-ce si sûr ?

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Vous avez pensé que je céderai à la facilité, qui consiterait à vous faire le coup de la miche frelatée de Saint Antoine … suivie de quelques allusions plus ou moins bulbo-caverneuses sur l’ergotisme dans la peinture …

Sa vie est racontée par les pères de l’Église Saint Athanase et Saint Jérôme, et reprise dans la Légende Dorée de Jacques de Voragines. Né vers 251 à Qeman (Fayoum)  en Haute-Egypte, fondateur du mouvement cénobitique.

Là on sent bien que ces moines loin de fuir le monde se sont mis en situation de provoquer les tentations : isolement, ascétisme, dénutrition et déshydratation ... ce qui ne les a pas empêchés de vivre souvent très vieux.

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Pour l'instant je vous montre un schéma élémentaire opposant la tentation - l'axe du mal, entre l'aire tegmento-ventrale et le noyau accumbens, titillés par l'activation amygdalienne ; et le libre-arbitre, où le pouvoir du cortex inhibe l’amygdale et contrôle le noyau accumbens.

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Vous vous attendiez à ce que je tombe dans le cliché de la tentation de Saint Antoine ; c'était mal me connaître, je suis resté au Musée des Beaux-Arts de Montréal, devant une tentation de Saint Hilarion - un émule d'Antoine qui vécut dans le désert de Gaza au siècle suivant  et connut les mêmes déboires avec des créatures envoyées par satan.

Psychologie de la tentation :

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Nicolas Poussin (1594-1665)  Coriolan supplié par sa mère c. 1650-1655  Hôtel de Ville des Andelys

    Ce qui est agréable chez Nicolas c'est que tout y est toujours bien à sa place : ici le paysage n'est pas vraiment très important et il est difficile de reconnaître la manière de Poussin - les arbres bien taillés, les sentiers entretenus, les rochers bien brossés, bref une harmonieuse disposition du décor d'où toute trace de désordre aurait été bannie avant l'arrivée du peintre. En revanche question personnages nous sommes gâtés : à droite, un groupe d'hommes, des soldats, debout, la lance à la main ; Coriolan brandit une épée, sur le point de la rentrer ou de la sortir d'un fourreau qu'il ne stabilise pas de la main gauche - tiendrait-on l'origine de la dextérité ! À gauche, dans une attitude de soumission et d'imploration, un groupe de femmes, l'une opposant au glaive dressé un bambin terrifié dont on se dit qu'il ne se remettra jamais de ce traumatisme infantile, une autre en appelant à un personnage en armes portant lance, casque et bouclier et pourtant siégeant parmi les femmes ... Chaussons nos lunettes ... Mais nous n'avons pas la berlue, il s'agit bien d'une femme, bien que je les préfère avec une poitrine autrement dessinée ! Ne serait-ce pas Minerve -  et on comprend sur quel argument  anatomique Pâris l'écarta de son choix - qui n'est autre que la déesse de la Raison ! Opposée à l'impétueux Coriolan ! Sacré Nicolas ! Mais cette interprétation misérable de facilité s'effondre à la lecture de Stendhal, qui dans son voyage en Italie reconnaît dans la guerrière désignée par les romaines, Rome elle-même.

    Et ces mains diversement levées ne parlent-elles pas mieux que ces lèvres uniformément entrouvertes dont s'échapperait un même gémissement ... L'observation attentive des six personnages féminins qui s'expriment ainsi ( en oubliant que le nourrisson participe à l'imploration générale )  permet de relever que chacune adopte une position différente selon que l'on considère la main gauche ou la main droite. Si l'on se réfère aux canons édités en 1644 ( dix ans avant la réalisation du tableau de Poussin ) par John Bulwer, dans sa Chirologia, or the natural langage of the hands, A Corollary of the  Speaking Motions, Discoursing Gestures, or Habits of The Hand With an Historical Manifesto, Exemplifying the Natural Significations Of Those Manual Expressions, il devient possible d'entendre cette supplication collective jusqu'alors muette :

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  Ce qui est bien avec Poussin, c'est qu'il est un peu comme Lelouch, une sorte de spécialiste de la surdétermination : les personnages jouent une scène, pendant qu'ils la jouent ils l'expliquent, pour ceux qui n'auraient pas bien saisi l'action ; et la scène suivante, l'un des acteurs explique à un autre qui n'était pas là la scène précédente.

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Eustache Le  Sueur (1616-1655) Volumnie et Véturie devant Coriolan,  c.1638, Musée du Louvre, Paris

    Ce qui est bien avec Eustache ( élève de Simon Vouet, rival de Poussin) c'est qu'il ne lésine pas sur l'expression des passions : à côté, la gratitude des parents dans la Continence de Scipion, archétype du thème traitant du contrôle des passions par la raison, et sur laquelle nous avons eu la faiblesse de nous pencher, est un modèle d'émotion retenue. À la clémence de Scipion, lequel fait preuve d'une magnanimité étonnante en faisant taire son désir, démontrant la force de la nolonté, le moins que puissent faire les parents de la captive libérée est de répondre par une reconnaissance dans le même ton, celui de la discrétion. Du coup on s'ennuie un peu, on dirait du Bresson.

    Tandis qu'ici on en a pour son expectative ( dans la version anglaise du site et shakespearienne de l'article le mot expectation rendra mieux ce que l'on veut signifier ) : les larmes de la mère et de l'épouse de notre héros dégoulinent, l'inclinaison latérale cervicale, fondement universel de la sémiologie de la quémande pacifique, est remarquablement observée. À l'intention des parents du petit Coriolan, nous leur précisons que dès l'école maternelle, il faut avoir l'oeil sur ce genre de posture : on distingue dans tout groupe d'enfant trois sous-groupes : l'un, le plus important, se fera systématiquement déposséder de ses jouets, de sa place, de sa parole ; un second, est constitué d'enfants qui déposséderont les premiers sans discussion, en usant de la force ; un troisième, numériquement plus faible, est constitué d'enfants qui obtiendront des premiers voire des seconds tout ce qu'ils voudront sans user de violence : on les reconnait à ce qu'ils inclinent le chef, écartent les lèvres et retroussent les narines en ébauchant ce que l'on appelle chez les naïfs un sourire, et tendent la main, la paume  dirigée vers le ciel ( l'inverse du signe de la main creuse de Garcin pour les initiés ). Ces enfants sont destinés à devenir les pire prédateurs, ceux par lesquels on éprouve du plaisir à se faire déposséder. Personnellement, j'ai allumé quelques cierges afin que ma progéniture appartienne au dernier sous-groupe, mais chacun fait comme il veut.


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    Scipion ne s'incline jamais : tandis que Coriolan, dont nous savons qu'il cédera, se voûte de manière fort peu physiologique au risque de provoquer l'inquiétude du collège des rhumatologues romains. Du coup on examine de plus près les jambes, les chevilles et les genoux, les cuisses, les marches, et l'on voit bien qu'il y a un problème avec le raccourci du membre inférieur droit. Eustache le Sueur, c'est un peu le Candeloro de la peinture classique : plaçant la barre très haut, multipliant les obstacles mais s'exposant aux chutes.

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    Dans le même esprit, on peut se demander primo où s'arrêtera le cheval, dont le regard n'est pas vraiment à ce qu'il fait, et deuxio qui est chargé de porter d'étape en étape les deux sphynges dont la présence n'est sans doute justifiée que par la nécessité d'attester le caractère antique de la scène. Mais ces observations sur la redondance d'Eustache sont mesquines : on aura vite fait de rétorquer que le cheval est certainement une jument, considérant le mouvement parfaitement pathétique de ses yeux levés vers le ciel,  à l'unisson du regard éploré des femmes. Il ne manquerait plus que le cavalier utilise son voile pour sécher les larmes de sa monture.

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