Neuroland-Art
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interview Campari-Kullmann (Esprit Faux)
Esprit Faux Interview Campari-Kullmann
Note préliminaire du Webmestre : Emilio Campari, le plus énigmatique des correspondants de Neuroland-Art, le plus insaisissable aussi, a fini par rencontrer l'auteur de l'Esprit Faux, le docteur Benoit Kullmann. Non point que celui-ci fuît le monde en général et les journalistes en particulier ; pour une fois, c'est le critique littéraire qui se fit désirer et après une cinquantaine de lapins posés avec arrogance, consentit enfin à rencontrer le sujet de son interview. Mais le bon docteur à la patience légendaire s'était consolé en parcourant l'univers des cocktails dans la demi-centaine de bars branchés où il avait attendu en vain, et c'est avec bonhommie qu'il accueillit notre transalpin tout en lui glissant discrètement une note de frais plus salée que les cacahuètes jonchant le sol du bar du Raffles. Le soir de cette collision historique, c'est tout juste si Emilio Campari, arrivé avec trois heures de retard, n'avait pas exigé des excuses de la part du docteur, sous le prétexte que ce dernier était, lui, venu en avance. Comme d'habitude, le texte d'Emilio Campari doit être lu avec l'accent ad hoc ( la voix de Mastroianni convient parfaitement )
Emilio Campari : Dottore Kullmann, pourquoi ce titre absurde, l'esprit faux ? Est-ce que vous avez déjà entendu un chanteur interprétant un air faux ?
Benoit Kullmann : l'explication de ce choix est complexe...
Emilio Campari : vous ne voulez pas vous expliquer ? Vous croyez peut-être que les gens vont acheter votre livre rien que pour comprendre pourquoi vous l'avez intitulé l'esprit faux ?
Benoit Kullmann : loin de moi cette prétention. L'expression est une allusion à Charles Rollin, à Voltaire, à Frédéric Paulhan, à l'esprit faux qui habite l'oeuvre de Saint-Simon via les personnages qu'il dépeint, et à la conviction sourde que je suis affligé malheureusement de cette altération du raisonnement.Emilio Campari : Dottore Kullmann, vous écouter m'a donné soif, je ne connais aucun des chanteurs que vous me citez, pouvez-vous, le temps que je finisse mon singapore sling, m'expliquer pourquoi vous avez décidé d'infliger trois épais volumes dont je signale au passage que la taille des lettres...
Benoit Kullmann : ...la police...
Emilio Campari : eh quoi la police... déjà il veut appeler la police, alors que je ne lui ai encore rien fait ?Benoit Kullmann : la taille des lettres, la police
Emilio Campari : mais allez vous me laisser faire mon métier ! Si vous commencez par m'interrompre tout le temps... Donc votre livre il est écrit trop petit. Benoit Kullmann : je suis sponsorisé par une célèbre industrie opticienne. Et très sensible à la pertinence de votre critique.
Emilio Campari : et ce n'est pas fini ! Trois tomes donc, alors que vous allez m'en dire l'essentiel en à peine trois pages.
Benoit Kullmann : va pour une page par volume. Emilio Campari : vous permettez que je décide ? Vous voulez écrire l'article à ma place ? La première partie donc s'intitule " Mundus est fabula". Pourquoi tant de latin ?
Benoit Kullmann : Mundus est fabula, peut-on déchiffrer sur le livre que porte Descartes peint par Weenix. Le monde est une fable, le monde est un songe, est l'un des thèmes majeurs de l'Europe précieuse et baroque, de Calderon et Cervantes à Shakespeare. Que je reprends à mon compte, en même temps que j'essaie modestement de réhabiliter Descartes contre Spinoza, à l'inverse de notre confrère cognitiviste Damasio. En remarquant que le premier outre qu'il a tenté de détruire le système des quatre éléments a proposé une anatomie physiologique cérébrale, ce que n'a jamais entrepris le second.
Emilio Campari : vous faites bien le savant monsieur le neurologue. Nous sommes au XXIe siècle, faut-il vous le rappeler ? Ne pouvez-vous pas être cognitiviste comme tout le monde ?
Benoit Kullmann : justement non. C'est une allergie qui me tient depuis le behaviorisme, le temps où certains pensaient que l'on devait faire l'impasse sur le cerveau, boîte noire inconnaissable par définition, et ne tenir compte que de l'observable, c'est à dire, les stimulations et les réponses, dans le prolongement de la théorie du réflexe.
Emilio Campari : vous n'avez pas l'air de respecter grand-chose. Au moins, vous avez de la considération pour le concept de réflexe, dont je pourrais vous apprendre que la théorie est contenue en germe dans l'oeuvre de Descartes ?
Benoit Kullmann : désolé, mais vous ne m'apprenez rien du tout. Et je tiens la notion de réflexe pour une inanité.
Emilio Campari : je vous saurais gré de ne pas abuser des digressions. Je ne sais comment vous pouvez survivre à tant de contradictions : réhabiliter Descartes, alors que vous vous en prenez au concept de réflexe... Prenez ce pistolet et faites vous sauter la cervelle que vous jugez si mal. Pas pour l'instant ? Soit. Quel rapport entre le behaviorisme qui vous horripile, et le cognitivisme que vous abhorrez ?
Benoit Kullmann : le cognitivisme, qui s'en défendra car il comporte telle l'hydre de Lernes mille visages... Emilio Campari : à moi vous voulez faire croire que l'hydre de Lernes possède un millier de visages, alors qu'elle n'en compte que sept ?
Benoit Kullmann : nous n'avons pas les mêmes sources. Le cognitivisme donc, s'est avisé de considérer le cerveau comme un computeur, une machine à traiter l'information reçue, à la stocker, à la modifier, et à la restituer : un ordinateur branché sur le grand flux de l'information, laquelle parcourt l'univers, en constitue l'essence, sur le même modèle que les ondes électro-magnétiques cosmiques il y a un siècle, les champs de force et la gravité au temps de Newton, ou les corpuscules des tourbillons il y a quatre siècles.
Emilio Campari : alors vous avez le culot de soutenir que le cerveau, ce n'est pas une machine ? Mais vous êtes tombé dessus ? Vous avez glissé quand vous étiez petit ? Et si ce n'est pas une machine qu'est-ce que c'est ? Une motte de beurre, pour reprendre l'expression de Jean Bancaud ( " le cerveau, ce n'est pas une motte de beurre", note du Webmestre) ?
Benoit Kullmann : ce n'est pas une machine, ce n'est pas une motte de beurre non plus. Chaque époque suscite sa comparaison : l'oeil a été successivement miroir, chambre noire, appareil photographique, caméra, selon les machines du temps. Je refuse absolument de céder à la tentation des métaphores à propos du cerveau - j'abuse assez des analogies dans d'autres circonstances. Parlons d'un organe générateur de propositions dont les modalités actualisées sont motrices ou sensitives selon la vieille classification. Mais comme Magendie l'affirmait il y a près de deux siècles les sensations procèdent de l'action des organes, et donc essentiellement actives.Emilio Campari : je vois un chapitre qui avait l'air bien sympathique pourtant, les cinq sens. J'espère que vous n'allez pas les maltraiter ?
Benoit Kullmann : précisément j'entends avoir leur peau, si je puis dire. Les cinq sens sont plus coriaces que les quatre éléments ou les fonctions de l'âme. Lavoisier a eu raison des premiers, Taine des secondes, mais de même que les douze signes du zodiaque gouvernent la destinée d'une foule de gens, les cinq sens sont un pilier de notre conception de la fonction cérébrale, la synesthésie en étant le plus récent contrefort. En fait ils se soutiennent mutuellement, sans les cinq sens la synesthésie s'effondre, sans la synesthésie les cinq sens du point de vue fonctionnel se délitent l'un après l'autre. Emilio Campari : comment peut-on derrière une apparence si débonnaire cacher une telle méchanceté ? Pourquoi ne pas laisser votre prochain tranquille avec ses certitudes ? Quel est votre noir dessein ?
Benoit Kullmann : j'ai très certainement un fond de puritanisme, une austérité foncière dont la conséquence est une tendance à l'exaspération dans des circonstances précises. Il m'est difficile de supporter certaines contradictions. Par exemple, entre, d'une part, l'émerveillement consensuel devant l'organe à l'étude duquel j'ai consacré mon existence, prétendu aboutissement miraculeux de l'évolution, voire pour certains miroir du monde permettant à celui-ci de prendre conscience de lui-même ; et d'autre part la médiocrité de ses productions, jugement assis sur quarante années d'expérience. L'Esprit faux désigne aussi ce refus de se conformer à l'adoration de l'organe cerveau, actuellement de rigueur.
Emilio Campari : Dottore Kullmann, vos paroles me saoûlent, autant les accompagner d'une boisson locale et adaptée. Garçon !
Emilio Campari : Dottore Kullmann, où en étions nous ?
Benoit Kullmann : précisément nous allions aborder la délicate question de la mémoire, que j'ai fait précéder de quelques chapitres consacrés à la notion d'image mentale.
Emilio Campari : J'espère bien que vous continuerez à défendre comme nous l'a enseigné Aristote que nous ne saurions penser sans image.
Benoit Kullmann : Je vous suggère de demander à Gilbert Montagné son avis sur la question. Et qu'il vous en collera une. Bien entendu, je m'attaque à ce dogme comme à celui des cinq sens, mais avec la prudence de me fondre dans l'ombre d'Henri Bergson. Tout en me conciliant les mannes de Brentano, en substituant un cerveau générateur anarchique de présentations approximatives, à l'usine à fabriquer des représentations construites par les cognitivistes.
Emilio Campari : je ne connais rien aux joueurs de football. ( la raison pour laquelle Emilio Campari a été contraint de s'exiler en France est sa méconnaissance du calcio, qui aurait pu lui être fatale, note du Webmestre ). Bien, une petite pause rafraîchissante et nous attaquerons le second volume.
Emilio Campari ( qui a branché un petit micro au revers de sa veste) : nous revoici en compagnie du Dottore Kullmann, et nous abordons maintenant le second volet de son opus, l'Esprit faux : cette deuxième partie s'intitule "l'ultime eldorado". Dottore, j'ai envie de vous demander : pourquoi ?
Benoit Kullmann : la seconde partie est consacrée à l'examen de la question : pourquoi pensons nous l'organe cerveau non seulement comme une machine, mais comme une machine admirable ? À l'illusion entretenue sur la qualité exceptionnelle de ses productions, nous opposons que les productions collectives sont souvent effroyables et que les quelques productions individuelles régulièrement avancées ne font guère contrepoids. Mozart et Einstein ne rattrapent pas l'esclavage et les génocides. Cette observation est cependant triviale et je ne fais que l'aborder en passant.
Emilio Campari : vous faites bien, j'allais m'endormir. Mais qu'est-ce qui vous turlupine alors ?
Benoit Kullmann : La problématique est ailleurs : il est une bataille qui a été perdue au siècle dernier, celle de l'hérédité des caractères acquis. Nous tentons de mettre en évidence l'analogie parfaite entre ce qui est avancé actuellement au sujet des qualités d'adaptation du cerveau - influence de l'environnement, plasticité, cellules souches, mémétique - et les argumentaires des défenseurs de l'hérédité des caractères acquis du temps de Lamarck comme de celui de Piaget. Nous proposons d'une part de suivre le cheminement des notions de Providence à celui d'Environnement, via la Nature puis le Milieu ; d'autre part, d'exposer les différentes acceptions du concept d'épigénétique.
Emilio Campari : vous m'ennuyez à mourir. Et vous menacez l'équilibre que je pensais définitif alors que vous le postulez précaire entre l'homme et son environnement.
Benoit Kullmann : il n'y a pas plus d'Homme que d'Environnement. J'insiste sur l'ultra-singularité de chacun d'entre nous et sur la fonction de la Nature, du Milieu, de l'Environnement, et plus généralement de la Réalité externalisée, peaux de chagrin jetées sur le Chaos.
Emilio Campari : vous êtes sponsorisé non seulement par un opticien, mais par l'industrie des anti-dépresseurs ?
Benoit Kullmann : rassurez-vous, le dernier chapitre est consacré à la musique, à ce que nous pouvons dire de l'émotion musicale.
Emilio Campari : passons rapidement au troisième volume, L'esprit de l'escalier. Comment s'appelle le premier chapitre ? Attention à la marche ?
Benoit Kullmann : croyez que j'apprécie votre humour à sa juste valeur. L'esprit de l'escalier, par définition, est ce qui vous vient en tête trop tard, après coup, après qu'une discussion se soit achevée par votre défaite ou par l'abandon mou de votre adversaire. Le troisième tome est une compilation de textes de conférences données ces dernières années, qui éclairent tel ou tel pan d'ombre des deux premiers.
Emilio Campari : ce ne sera effectivement pas du lux. Avec ou sans e.
Benoit Kullmann : Je vous vois fatigué, et concluerai prestement sur la remise en question du fameux Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, auquel nous substituons le primat de l'action énoncé depuis Claude Brunet et Berkeley jusqu'à Freud et Berthoz en passant par Goethe, que par ailleurs j'exècre, Magendie et tant d'autres.
Emilio Campari : je vous le redemande : pourquoi tant de latin ? Quid d'un dernier verre pour la route ?
Au petit matin, il se quittèrent, les meilleurs amis du monde.