Lionel Naccache Perdons-nous connaissance? De la mythologie à la neurologie Odile Jacob, janvier 2010
Avertissement : Bernard Montagne m'a fait l'amitié de me demander mes notes de lecture concernant le nouvel opus de Lionnel Naccache. C'est bien volontiers que je les lui confie, étant entendu que ces réflexions ne sauraient être comprises comme une polémique engagée. Elles ne sont que les traces de réticences - neurorésistances pour reprendre le titre d'un chapitre - mais aussi d'adhésions d'une cervelle formatée à l'ancienne, à l'égard d'une pensée non seulement respectable, mais en pleine maturation, organisée, cohérente, émanant d'un chercheur dont la dimension exceptionnelle ne nous échappe pas. Si ces notes parviennent sous le regard de ce dernier, qu'il soit assuré de la haute estime en laquelle je tiens son rapport, précieux, à l'écriture.
Lionnel Naccache nous donne à penser. Sa vivacité et son énergie l'ont placé dans une situation d'acteur et d'observateur au sommet des neurosciences en marche. Il nous convie à partager non seulement ce point de vue unique, mais également sa culture, et son engagement perceptible à chaque instant de l'exercice intellectuel. Les trois parties de l'ouvrage traitent successivement des mythes stigmatisant la connaissance, de patients dont les capacités de validation des fictions sont altérées, et enfin de la manière dont nos sociétés articulent théorie de l'information et théorie de la connaissance. Nous croyons savoir qu'est revendiqué le sous-titre de Manifeste en faveur de la connaissance, comme ceux de ma génération pouvaient entendre l'ouvrage de Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité, d'une très différente inspiration philosophique mais également achevé sur une Éthique de la connaissance.
Dès l'introduction le lecteur doit souscrire à quelques postulats s'il veut poursuivre sans faire souffrir à sa raison quelques entorses : une première identité de la connaissance et de la vérité ; une seconde, sous-entendue, de la connaissance et du visible ; une conception cognitiviste de la vie mentale, reprenant l'antienne d'un cerveau producteur de représentations, justifiant du coup une herméneutique perpétuelle. Une généreuse distribution de la soif de connaissance, appétit qui serait partagé par l'ensemble de nos congénères, là où j'avais cru certainement à tort reconnaître qu'il n'y avait pas foule, sinon au fond de la caverne.
Les exemples de défiance à l'égard de la curiosité exprimée dans les mythes, antiques ou contemporains, choisis par Lionel Naccache ont un point commun : ils signalent le danger de la prétention à connaître poussée à son comble : regarder le soleil en face, s'obstiner au mépris de sa vie à braver les interdictions au lieu de fuir, prétendre rajeunir, tout ceci en dépit du bon sens. Ce n'est pas tant la transgression du Dogme qui est mise en scène que celle de la Raison. L'interprétation du mythe de Prométhée, ou de celui de Marsyas, aurait entraîné l'auteur sur d'autres rives. La polysémie du mythe d'Icare est passée en revue. Sauf, l'interprétation ultime. Que nous disait Levi Strauss ? Il me revient, à propos de Freud, cette réflexion, qui je crois se trouve dans l'Homme nu : placé devant une difficulté conceptuelle - lorsqu'il lui faut décrire la relation complexe de l'enfant à ses parents - Freud s'en remet à un mythe, l'histoire d'Oedipe, lequel, par sa pesanteur spécifique (je cite de mémoire Lévi Strauss, pardon pour l'approximation), s'actualise dans un dernier avatar. La fonction première du mythe, dont témoigne sa déformabilité (le corpus de huit cents mythes analysé dans les Mythologiques dérive d'un seul ou de quelques-uns) est, à l'occasion d'une crise, d'une difficulté, fut-elle de représentation, de resolidariser la nature et la culture. Les mythes ne renvoient à aucune réalité. Ils fixent l'un à l'autre, tant bien que mal, deux registres dont la distinction, de l'aveu même de Levi Strauss, relève de l'artifice. Pour reprendre une allusion, et un exemple commenté par l'auteur : que Pardès soit une forgerie, que le Paradis soit une réification, une naturalisation construite sur une intention complexe, n'empêche nullement certains - la plupart - de croire et à l'un, et à l'autre ; qui était réellement Bourbaki n'a aucune importance relativement à la théorie des ensembles, mais le savoir ajoute une valeur, celle du ticket d'entrée dans le petit monde partageant la confidence.
Reprenons notre lecture. La connaissance progresse puisqu'un référent existerait et que nos représentations, nos fictions, dessinent par leur histoire une nuée de points distribuée de manière asymptotique - certes l'on admettra que le monde n'est pas connaissable par définition, mais la même définition implicitement accorde que l'on se rapproche, au fil des fictions, de cette réalité insaisissable. Ainsi la succession des interprétations construit-elle la connaissance de la Torah. Et chacun construit son corpus de fictions, son approximation du réel. Qui oserait tenir un discours différent ? Les théoriciens de la présentation - qui ne postulent pas de référent, aboutissent nonobstant un cheminement de pensée différent à singulariser le monde de chacun. Son Umwelt. Très peu se sont risqués sur cette voie périlleuse de la subjectivité poussée, c'est son tour, à son comble : Claude Brunet à l'aube du XVIIIe siècle, Brentano (le maître d'Husserl, dont parlera Lionel Naccache) au siècle suivant, von Uexkull, et à un moment de leur pensée, Russel et Wittgenstein. Lesquels se sont rétractés par la suite, saisis d'un repentir comme le peintre rectifiant quelque détail qui jure. Lorsque l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse, dixit Lafontaine.
La thèse de Lionel Naccache est à la mesure du doute diffusé concernant le rapport de nos sensations aux causes de ces sensations. Pour caricaturer ; puisque nos sens nous trompent, ce que nous en déduisons naïvement est forcément erroné. Dès lors, soit nous considérons que le vrai - le réel - est énigmatiquement disposé derrière les apparences, les ombres, et qu'il est nécessaire de contourner les sens, de construire des dispositifs pour rectifier notre jugement faussé. Soit nous posons que le réel est l'idiotie (au sens de Clement Rosset) de notre vie psychique elle-même, en tant que présentation sans réfutation possible, sinon idéologique, fausse par essence mais sans doublure, sans référent consistant. Dont la plupart contestent la validité tels, à l'instar des gens de science, ces innombrables patients qui depuis quelques dizaines d'années ont désappris à accorder une signification autre que "psychique" à ce qu'ils ressentent. C'est dans ma tête, docteur. Certes, vos paresthésies sont dans votre tête, tout comme les plages de démyélinisation que révèlent votre IRM sont désormais dans la mienne. Or et c'est l'un des paradoxes du livre, la question de la croyance accordée à la fiction bâtie de travers est traitée à partir d'une casuistique extraordinaire en apparence, alors que n'importe quel délirant suivi par nos confrères psychiâtres en dit mille fois plus ! La fascination exercée par ces observations vient de la collusion entre le symptôme et une altération focale cérébrale, décelée par l'imagerie fonctionnelle. Is seeing believing, s'interrogeait Gracely il y a quelques années ? Démocrite d'Abdère se priva de la vue pour, dit la légende, mieux penser.
Mais le plus difficile, dans cette seconde partie, est la question de la transformation d'un sujet par la connaissance : qu'est-ce qui fait qu'un sujet x est transformé en x' après avoir pris connaissance d'une information i ? La question de la prise de connaissance, l'acte de connaissance, est cruciale : est-ce que ma structure a changé lorsque j'ai appris l'attentat du 11 Septembre, ou au fil de ma lecture de Lionel Naccache ? Ou le changement intéresse-t-il autre chose qu'une structure ? En dépit du distinguo préalablement affirmé de la connaissance et de l'information, j'attendrai la prochaine publication pour obtenir une réponse autre que la mienne propre à la question qui me taraude depuis mon adolescence : comment l'expérience modifie-t-elle notre cerveau ?
Il faudra ensuite emboîter le pas à une perception euphorique du XVIIIè siècle français. L'école républicaine a divinisé les Lumières, et fait passer la plus grande escroquerie de librairie du monde classique pour le parangon de la diffusion de la connaissance. L'Encyclopédie est pour qui l'a lue l'équivalent d'une publication monstrueuse et acéphale, réunion d'un collectif de textes rédigés par des sous-traitants à partir de thèses trentenaires, obsolètes au moment de leur parution. Diderot lui-même en était furieux. Il faudra accepter l'hommage au Lusitanien parti pour la Nouvelle Amsterdam qui a oublié que Descartes a fondé une neurophysiologie, rédigé un traité des Passions, et tenté d'en finir avec le dogme des quatre éléments - un siècle et demi avant Lavoisier. Pour lui opposer Spinoza certes agréablement adaptable par chacun tel un couteau hollandais - mais le moindre stoïcien en a dit autant dans le registre de la philosophie à l'usage de tous sans nous faire prendre l'ataraxie pour de la joie. Plus loin l'erreur de Pythagore sonnera autrement plus juste.
De même, le chapitre consacré aux brulûres de la transparence est de ceux auxquels on ne peut qu'adhérer, émanant d'une expérience partagée des désastres consécutifs aux excès comme aux insuffisances de l'information brute et brutale. Excès privant le sujet de ses fictions, de ses croyances : trop de connaissance tue la croyance, nous le savions déjà, mais la croyance a des vertus thérapeutiques, l'effet placebo en est l'exemple. Un changement de sujet et de ton, Lionel Naccache sait passer du lourd au léger, et décortique habilement (chez le castor) la politique érotique de l'autruche.
La connaissance aurait été un combat, plus qu'une sinécure, pendant quelques millénaires. Socrate, Archimède, Bacon, Copernic, Galilée, Giordano Bruno, plus récemment Turing... Mais tous les savants-philosophes ne sont pas morts en martyrs. Ils ont attrapé froid, ont fait de mauvaises chutes. Leucippe est mort de rire, Diogène d'une indigestion de poulpe. Et beaucoup ont transgressé la répétition d'un dogme en servant les intérêts d'un florentin ou d'une reine excommuniée. Les risques de la connaissance ont-ils jamais été dissuasifs sinon pour retarder une publication ou exiler un dissident ? Et quand bien même l'auraient-ils été, la situation a bien changé, le principe d'une évolution de la connaissance ayant été intégré par nos sociétés, institutionnalisant les savants au lieu de les engeôler ou de les mettre à mort. Le résultat, dans notre domaine, est l'instauration d'un nouvel empire, qui a déferlé plus sûrement qu'un Tsunami : le cognitivisme, rejeton de la théorie de l'information. Le seul risque encouru par une théorie, actuellement, vient non tant d'un Pouvoir ecclésiastique ou politique que de la communauté organisée des scientifiques eux-mêmes. J'ai la conviction, fondée sur le pouvoir de rejet conquis par ces derniers, que nous vivrons des hérésies post-modernes.
Non seulement nous ne perdons pas connaissance, ai-je envie de répondre à Lionel Naccache, mais tout est désormais construit pour sa prospérité. Autour du moderne veau d'or : l'encéphale, que l'on peut idolâtrer sans péril rétinien. Fortune ordonnée, comme le décrivait si bien Bourdieu, pour la pérennisation du système, et sa fermeture au plus grand nombre, auxquels on jette des miettes de savoir par le truchement de médias débilitants. La preuve de ce protectionnisme ? Pas seulement la reproduction des neuroscientifiques entre eux. Mais l'accès hyperprotégé et sélectif, prohibitif, aux banques de publications.
Le livre s'achève sur le synopsis d'un polar futuriste et anthropo-neuroscientifique, une fiction savoureuse truffée d'allusions subtiles que les habitués du petit monde cognitiviste décrypteront mieux que moi. Du pélerinage chez Spinoza au recyclage des diapos, en passant par le clochard du collège de France et la version naccachienne de l'homme de Néanderthal, j'ai bien ri. Du rire qui secoue Démocrite, spectateur hilare du désespoir de l'héroïne Clara, lointaine descendante d'Héraclite et d'A'her.
On aura compris que le monde de Lionel Naccache n'est certes pas le mien, mais que ses efforts pour rendre le sien intelligible sont remarquables, autant que ceux mis en oeuvre pour échapper au non-sens, aboutissement fatal de la quête de savoir de nombre d'intervenants convoqués d'un chapitre à l'autre - je pense en particulier à Leverkühn, personnage créé par Thomas Mann. Sera-t-il étonné si je confie avoir eu présent à l'esprit pendant cette lecture, cet exercice de pensée, non pas tel ou tel cognitiviste de renom, mais un personnage singulier dans la nébuleuse des neurosciences francophones, Dominique Laplane. Il y a chez l'un et l'autre un rapport à la croyance comme nécessité qui ne laisse de m'interroger, et que l'on décèle clairement dans la quatrième étude des exercices du premier comme dans la pensée d'outre-mots du second. L'invitation de Lionel Naccache à le suivre dans son aventure intellectuelle ne saurait se refuser.
notes de lecture. Benoit Kullmann, Neuroland-Art.