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La part du rêve Benoit Kullmann

XIIe Journée d'échanges neuro-psychiatriques

La part du rêve

Benoît Kullmann le 7.V.2011

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    Chers amis, en cette fin de journée, après avoir entendu tant d'exposés passionnants, je suppose que vous avez peut-être une préférence pour une présentation délassante, sans grands concepts ni notions compliquées. Je vous propose donc de feuilleter avec moi l'iconographie du rêve, qui n'est pas si importante que cela, ne serait ce qu'en tenant compte du temps que nous passons à rêver. Je ne vais pas être exhaustif, mais je vais vous montrer l'essentiel de ce qui a été produit sur le rêve, sous réverse d'une omission par ignorance. J'ai malgré tout tenté d'éviter de présenter un catalogue, et d'organiser un peu ce corpus d'oeuvres, cet imagier du rêve.

    Première notion importante : pour un certain nombre de congénères, la quasi majorité en fait, le monde fur crée pendant un rêve. Ce qui explique peut-être feront remarquer certains pourquoi il est si mal fichu.



     C'est le cas de Vichnou, qui l'imagine vautré sur un serpent géant.



    Les aborigènes australiens sont convaincus que pendant le temps du rêve, le dreamtime, nous partons rejoindre le monde des esprits. De même chez les amérindiens retrouve-t-on la conception du rêve comme visite faite aux esprits.



    Certains disposent d'un attrapeur de rêve, qui permet d'intercepter les mauvais rêves et de fltrer les bons.



    Benjamin Ball, un élève de Charcot, qui fut le premier titulaire de la chaire des maladies mentales de Sainte Anne, commençait ses cours en rappelant que pour la moitié de l'humanité, le monde n'était qu'une illusion. C'est lui qui donna sa forme définitive à la pensée d'Esquirol : l’hallucination est une perception sans objet ; l’illusion est une perception réelle mais faussement interprétée.




La fabrique des rêves

    Le temps des rêves est le sommeil ; est-ce reconnaître pour autant que le cerveau fabriquait les songes ? Par exemple Aristote, qui ne voit dans le cerveau qu'une sorte de radiateur destiné à refroidir les esprits animaux, se réfère sans cesse dans sa théorie du rêve aux facultés de l'âme, et finit par trancher en faveur de l'imagination, laquelle n'est pour lui qu'une  modification de la sensibilité. Or dans le traité du sommeil, il affirme que le cerveau est le siège du sommeil, en ce que ce dernier est lié au processus de refroidissement.



     Voici quelques endormies : l'une de Giorgione, il lui reste une demie-pudeur ;



    une de Jean Baptiste Deshayes, sa pudeur la trahie ;



    une de Courbet, qui rappelle l'origine du monde à sa manière, liée au sommeil mais pas dans le sens des amérindiens.



    À propos de Courbet : voici la célèbre femme au perroquet, qui était à l'exposition Courbet organisée il n'y a pas si longtemps à Paris. Joue-t-elle avant de s'endormir, l'oiseau vient-il de la réveiller ?



     Figurez-vous que j'ai déniché quelque chose de très particulier : voici pour commencer un cliché d'une première ébauche du tableau par un photographe spécialiste de la reproduction de tableau, Robert Jefferson Bingham (1825-1870) prise en 1864. Je me suis demandé si c'était vraiment une photographie d'un tableau - : le réalisme du pied et de la mule par exemple est ahurissant.



    Puis vient cette version où Vénus effeuille une rose sur le visage de Psyché endormie : car il s'agit de ces deux divinités ennemies, qui font la paix.







    Le thème du sommeil interrompu est très rare, il n'en existe que quelques versions dans l'histoire de l'art : je connais celle de François Boucher, la gravure de Loutherbourg, quelques autres rencontrées çà et là ... mais ces rares oeuvres évoquent à votre esprit l'intégration de stimulations extéroceptives dans le rêve, jusqu'à ce que le seuil d'éveil soit franchi. Jusqu'alors, Freud le dira mieux que tout le monde, le rêve est le gardien du sommeil. J'aurais volontiers appelé ce songe un cauchemar. Mais il faut dire que sueno signifie autant rêve que cauchemar.



    Revenons à Courbet : Venus pousuit toujours psyché de sa jalousie, et cette fois-ci brandit un perroquet, un cacatoes pour être précis.



    Bon, les deux amies se sont réconciliées. Vous pourriez penser que cela s'est passé comme çà, tout naturellement.



    En fait l'artisan de leur réconciliation, picturale, s'entend, est cette gravure faite en 1510 par Marcantonio Raimondi, un Bolognais qui vécut approximativement entre 1480 et 1530, et qui fut le graveur attitré, appointé, de Raphaël. Le songe de Marcantonio est peuplé d'insectes monstrueux avec un incendie à l'arrière. Je l'aurais volontiers classé parmi les cauchemars.











    Reprenons : nous ne sommes ni hindous ni amérindiens, notre esprit ne rencontre pas d'autres esprits dans un autre monde la nuit, nous, en tout cas notre cerveau, fabriquons nos rêves : en avons nous toujours été aussi sûrs ?






    Du côté de l'antiquité grecque, les rêves nous sont envoyés à domicile si je puis dire par les divinités chargées de les fabriquer à la demande de telle ou telle divinité, par le Dieu Onéiros lui même l'un des mille fils de la nuit, ou fils de la nuit et de Hypnos, lui même fils de Nyx et demi-frère de Thanatos. Morphée est le fils ne Nyx, l'un des mille Oneiri, ou le fils de Nyx et d'Hypnos. Hypnos est le gardien de la nuit, figure qui peut avoir influencé Sigmund Freud, très féru de mythologie.





    Prenons l'exemple d'une célèbre série de versions de la visite d'Iris perchée sur son arc-en-ciel, venue demander que l'on accorde à Halcyone de revoir son époux, par Carpioni. Vous voyez le grassouillet Hypnos qui devrait faire partir un de ses enfants pour prendre la forme du mari d'Halcyone, qui est mort pendant un naufrage et dont son épouse n'a pas de nouvelle. Ailleurs il s'agit de prévenir tel ou tel personnage de la guerre de Troie de tel ou tel évènement. Bref, les rêves sont envoyés aux grecs afin de leur révéler le futur. Ce sont des prophéties.



    Parfois Junon en personne, la patronne d'Iris messagère des Dieux et en particulier de Junon, vient rendre visite au royaume des songes.





    De même, Mercure rappelle sa tâche à Énée endormi, qui devra abandonner Didon, laquelle se suicide en le maudissant ainsi que sa descendance.




















    Du côté des Hébreux, les choses sont un peu différentes : prenons le songe de Jacob. Jacob est le frère jumeau d'Esaü né le premier, fils d'Isaac et de Rébecca, petit-fis d'Abraham. Il aurait vécu entre le XVIIe et le XVe siècle avant notre ère. Une nuit au cours d'un voyage, il a la vision d'une échelle atteignant le ciel, Deu se tenant en haut de cette échelle. Ce rêve a été maintes fois représenté dans la peinture classique. Il s'agit d'une anticipation de la résurrection. On peut dire qu'il s'agit encore d'une sorte de confirmation d'une prophétie par un songe.




    Maintenant voyons la question de l'interprétation des rêves : il n'y a pas tant d'exemples que cela et je vais seulement en traiter deux : le rêve de Nabuchodosor, et celui de Pharaon. Au VI e siècle av. J.-C., Nabuchodonosor, roi de Babylone, rêva d'un arbre couvert de fruits qui se dressait jusqu'au ciel et se répandait sur toute la terre. Dans ses branches étaient des oiseaux, à l'ombre de ses feuilles se reposaient des animaux terrestres. Un être divin descendit du ciel, il commanda que l'arbre soit abattu et qu'on éparpille ses fruits et ses branches coupées. Cependant, la souche fut liée avec du fer et du laiton. L'être divin remplaça également le cœur du roi par un cœur de bête féroce. Le rêve de Nabuchodonosor était prémonitoire dans le sens où il annonçait la fin de son règne et de sa folie.







    Sur cette enluminure, l'artiste a choisi de représenter à côté des oiseaux, des mammifères susceptibles de grimper dans des branches : un singe, un chat, et même un lion. Regardez l'analogie formelle entre la hache et l'aile de l'ange. Le personnage de droite est armé, le personnage de gauche est d'essence divine.



   L'histoire de Joseph, le préféré des douze fils de Jacob dont nous avons parlé il y a un instant, est très longue et compliquée. Il commence par faire deux rêves qu'il raconte à ses frères. Dans le premier, onze gerbes des champs (représentant ses onze demi-frères) s'inclinent devant la gerbe de blé de Joseph. Dans le second rêve, onze étoiles (représentant ses onze demi-frères), le soleil (Jacob?) et la Lune (sa belle-mère Léa?) se prosternent devant Joseph. Ce qui exaspère la jalousie des frères, lesquels décident de vendre Joseph à des marchands, qui le vendent à Putifar. Je passe sur les épisodes suivants ; toujours est-il que Joseph se trouve un jour en situation d'interpréter un rêve d'épis et de vaches successivement gras et maigres fait par Pharaon. Contredisant diverses interprétations des mages de service, Joseph dit à Pharaon que les sept beaux épis et vaches sont des années d'abondance et que les sept maigres épis et vaches sont des années de famine. Il lui demande ensuite de choisir un homme sage et économe. Pharaon le choisit. Donc ici encore, les rêves annoncent le futur, mais ils nécessitent un interprête, un médium. Ce qui est le cas dans les sociétés primitives où seul le chaman peut décoder les rêves.













    Il existe un rêve mis en image par Raphaël, le songe du chevalier. Ce dernier dort au pied d'un arbre chétif, qui divise le tableau en deux. À droite figure une femme vêtue d'une robe ample et légère, tenant en sa main une fleur, et représentant selon toute vraisemeblance l'amour ; à gauche une femme en armure, tenant un glaive et un livre (la connaissance) ; derrière on devine un chemin escarpé qui mène à une forteresse, tandis qu'à droite se déroule un fleuve. Vénus à droite, Pallas à gauche, apparaissent simultanément en rêve à Scipion d'Africain, qui doit choisir entre la Vertu et le Plaisir, entre Virtus et Voluptas. Selon d'autres interprétations, ces deux tendances ne seraient pas contradictoire. En ce qui me concerne, je ne peux me retenir de faire le parallèle, purement formel, avec le songe de Nabuchodonosor. Il s'agit d'une christianisation typique, d'un thème antique, qu'il soit de la mythologie gréco-romaine ou de l'ancien testament.

    Ce tableau ne peut être confondu avec l'oeuvre d'un graveur extraordinaire, Giorgio Ghisi (1520-1586)  Le rêve de Raphaël ou Allégorie de la vie humaine 1561.



    Le graveur Giorgio Ghisi (1520-1586) né à Mantoue rencontra à Rome l’éditeur Jérôme Cock vers 1550 et le suivit à Anvers où il reproduisit les tableaux de Bronzino et de Raphaël entre autres. Quatre ans plus tard il se rend en France, répondant peut-être à l'invitation du Primatice alors installé à Fontainebleau. Entre 1555 et 1564 il compose des allégories complexes, influencé par les graveurs français Jean Duvet, Jean Mignon, le graveur L. D., Jean Vaquet, Geoffroy Dumonstier, Jacques Prévost, Jean Chartier, George Boba...

    L’ Allégorie de la vie humaine est une énigme, composition complexe, gravée dans le nord de l’Europe à une période moralisante de l’artiste. Les opinions sur l’origine du sujet et sur l’identification de l’auteur du dessin ayant servi de modèle à Ghisi divergent pour le moins. Les spécialistes ont évoqué plus d’une dizaine de grands noms. L’attribution à Raphaël, longtemps adoptée de manière consensuelle explique l’ancien titre : Le rêve de Raphaël. Dans un décor fantastique, deux personnages se font face.

    Dans la partie obscure, un homme barbu est accoudé à un rocher, près du tronc tortueux d’un arbre mort qui sert de perchoir à deux hiboux et un corbeau, survolé par une chauve-souris. Inspiré d’un dessin, lui-même copié d’un personnage de l’École d’Athènes de Raphaël, Ghisi l’a vieilli lui  prêtant les traits de Michelange. Il est entouré par une faune hétéroclite.

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    Une barque-épave se balance à la surface de l’eau, laquelle est peuplée de divers monstres pourvus de nageoires mais dont la mâchoire s’orne de dents acérées ; un être à tête et buste de femme mais dont les membres inférieurs se résolvent en queue tire-bouchonnée se dresse hors de l’eau. Un corbeau picore l’orbite d’un squelette. Les vagues s’enroulent autour d’écueils aiguisés.


Jan van Brueghel (1568-1625) Le songe de Raphaël (Circé et Ulysse) 1595
Toronto, Art Gallery of Ontario

 
    Jan Brueghel reprend la gravure de Giorgio Ghisi, avec quelques modifications : plus de Putti, moins d’animaux,  disparition de l’arc-en-ciel à l’horizon de la terre promise ; déplacement des personnages principaux, le vieillard (Ulysse ?) en retrait et à gauche,dont la direction du regard a changé ; éloignement du premier plan de la figure féminine, peut-être Circé, qui fut probablement peinte, comme les putti,  par Hans Rottenhammer, un collaborateur de Jan Brueghel. Mais pour le reste, le bestiaire monstrueux, la barque échouée, le serpentin lumineux près du léopard, l’original est respecté dans le moindre détail.

    Une planchette posée aux pieds du vieillard porte une inscription : sedet aeternum que sedebit infoelix, « Il s’asseoit pour toujours celui qui s’asseoit  malheureux,» citation tirée du Livre VI de l’Énéid ( vers 617). Ainsi s’exprime la Sybille de Cume lorsqu’elle prédit de nouveaux malheurs à Énée, ainsi Virgile décrit-il les souffrances éternelles de Thésée. Quatre animaux menaçants regardent l’homme : un sanglier, un griffon, un chien et  un léopard de la queue duquel s’échappe un serpentin lumineux. A l’arrière-plan, une architecture en forme d’amphithéâtre romain trône au sommet d’une montagne abrupte d’où coule un torrent.
 
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  Dans la partie arborée, sur la droite, une jeune-femme, tenant dans sa main gauche une longue flèche pointée vers le sol s’appuie au tronc d’un palmier. Les animaux sont beaucoup moins inquiétants que dans la partie sombre :  lapins, colombe, paons, escargot. La végétation est abondante présentant plusieurs variétés de fleurs et de plantes : on distingue des lys, une fleur de la passion et quelques épis de froment. Trois putti ailés s’ébattent dans les branches des palmiers. Entre les deux personnages, dans la partie plus lumineuse, au premier plan, circulent un centaure armé d’un arc, et un éléphant blanc. Au fond, une brêche dans la frondaison permet d’observer un lever de soleil sur une ville au dessus de laquelle se développe un large arc-en-ciel à quatre bandes.

    Dans L’opera incisa de Giorgio Ghisi (Ed.Tassotti, Bassano del Grapa,1998), Mario Guderzi et Claudio Salsi ne recensent pas moins de sept hypothèses proposées par les commentateurs de cette gravure singulière. Ils retiennent comme la plus vraisemblable l’ allégorie de la libération de l’âme, écartant les interprétations virgilienne néoplaticienne (la Vertu s’avance vers l’homme assiégé par ses démons), alchimique, allégorique de la tentation, allusive à l’épisode d’Iris et Somnus, dantesque, homérique ( Ulysse et Circé, version retenue par Jan Brueghel), mélancolique dans le sillage de Dürer...
 
    L’allégorie de la vie humaine serait une représentation chrétienne traitant de toutes les vicissitudes que traverse l’âme humaine au cours de l’existence et délivrant un message d’espérance. L’homme naufragé de sa propre vie se   retrouve dans un monde hostile et aride, empli de monstres effrayants. La femme symbolise la fermeté et rappelle qu’avec l’aide de Dieu, on peut résister aux tentations. Les lys figurent la foi et l’espérance, les épis sont la providence, l’éléphant est la sagesse et bien évidemment l’arc-en-ciel pacificateur remplit sa fonction de réconciliation.Il fait fuir le centaure, symbole de violence et indique le danger que représente la clarté pour les tentations dégradantes. Cette gravure serait donc un rappel vivifiant de la foi à la lumière des références philosophiques et poétiques de l’époque.

  Cette interprétation très monolithique ne tient aucun compte de la polysémie des symboles. L’analogie avec la Mélancolie de Dürer ne réside pas dans leur maigre plus petit dénominateur commun, résumé à deux motifs, la chauve-souris et l’arc-en-ciel. La gravure de Dürer a par la richesse de ses symboles autorisé les plus extravagantes hypothèses tant que Panovsky et ses collaborateurs n’avaient pas identifié le texte qu’elle illustre précisément. Ici, manque le texte, et force est de constater, que tels des rapaces tournoyant autour d’une proie, les théories se bousculent autour de cette aubaine pour exégètes. Sans parvenir à convaincre  leur lecteur.



    Je vais rester dans l'interprétation des rêves avec un artiste exceptionnel, Albrecht Dürer, et le fameux songe du Docteur, par lequel j'aurais peut-être du commencer. Cette gravure montre un personnage, le docteur, endormi près d'un poêle de style germanique, et nous savons depuis Aristote que la chaleur favorise l'endormissement. Lui apparaissent des visions : une belle femme, un putti qui tente de monter sur des échasses, un démon qui lui souffle dans l'oreille à l'aide d'un soufflet. Autant vous le dire tout de suite, cette gravure a été interprétée par les plus hautes autorités comme un allégorie de l'acédie, cette curieuse altération de l'âme qui s'exprime par de la tristesse, une torpeur spirituelle, et qui s'apparente dans le domaine moral à l'oisiveté, à la paresse. D'autre part cette histoire de putti monté sur des échasses nous rappelle d'autres images : une absolument analogue d'Altdorfer, plus jeune que Dürer d'une dizaine d'années ; le putti a les yeux bandés. Je vous épargne de plus amples développements qui nous entraîneraient du côté de Bellini.
























   Enfin, cette aquarelle et le texte qui l'accompagne témoignent d'un rêve apocalyptique qu'eût Dûrer dans la nuit du 7 au 8 juin 1525 : un paysage avec des arbres déchiquetés, une énorme trombe d'eau degringole du ciel, quelques autres masses d'eau sont en formation. Le texte qui accompagne l'image est édifiant. Le rêve est arrivé pendant une période de grande incertitude religieuse, au moment de la naissance de la Réforme, beaucoup craignant qu'une inondation ne détruise le monde.  Au-dessous de l'aquarelle Dürer a écrit une description de son rêve : j'ai vu des trombes d'eau frapper la terre à environ quatre miles de moi, avec une force si épouvantable que le bruit a été énorme et que la campagne entière a été noyée. Lorsque je me suis réveillé mon corps entier tremblait et je mis du temps à récupérer.

    Dans le projet d'un « Rudiments pour les jeunes peintres » inédit, datant de plus d'une décennie plus tôt, Dürer avait écrit: « Combien de fois vois-je du grand art dans mon sommeil, mais au réveil ne peux m'en souvenir, car dès que je me réveille, ma mémoire l'oublie." Mais à cette occasion, Dürer fait de grands efforts pour rappeler le rêve et laborieusement l'inscrit dans une image et des mots. Le résultat est probablement l'une des représentations les plus réalistes au début d'une scène précise rappelée d'un rêve, par opposition à des visions plus composées, qui avait déjà figuré dans la peinture européenne et les manuscrits enluminés.


   




    On aura fait allusion à plusieurs reprises aujourd'hui à la phrase de Montaigne : songe. Comme l'on crédite Plutarque de plus de cinq cents emprunts concédés à Montaigne, il faudra que j'aille faire un tour dans la traduction d'Amyot des oeuvres du compilateur des philosophes afin de savoir ce que Montaigne le sceptique doit à Pyrrhon ou à quelqu'autre ataraxique.

    Pour une étude lexicographique du mot songe chez Montaigne et Ronsard, une référence : Glatigny Michel. Songe : introduction lexicologique. In: Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance. N°23, 1986. pp. 53-57.











Prospero : « We are such stuff / As dreams are made on » La Tempête.















La vie est un songe

    Passons maintenant au temps où l'on a cru à nouveau que les rêves nous fabriquaient, pour les besoins d'une cause que l'on appelle le genre baroque, dont l'un des mots d'ordre était : la vie est un songe. Une version peinte en 1595 existe exposée à l'Art Gallery of Ontario de Toronto, de Jan Brueghel (1568-1625) et Hans Rottenhammer (1564-1625), intitulée également Le rêve de Raphaël ou Allégorie de la vie humaine.

    Le graveur Giorgio Ghisi (1520-1586) est né à Mantoue ; alors qu’il avait une trentaine d’années il travailla pour l’éditeur Jérôme Cock  qu’il rencontre à Rome et qui le convaint de le suivre à Anvers . Dans la foulée du «romanisme» introduit en flandre par Frans Floris, Cock demande à Ghisi de reproduire  des oeuvres d’après les tableaux de Bronzino, Raphaël et Luca Penni entre autres. Ghisi est attiré par la peinture flamande et va intégrer des jeux de clair-obscur, une précision dans les détails des paysages, typiques d’ artistes comme Dürer ou Lucas de Leyde. Après quatre années passées à Anvers, il se rend en France, peut-être convié par le Primatice qui travaille alors à Fontainebleau et l’apprécie. Entre 1555 et 1564 il exécute des gravures complexes allégoriques influencées par Jean Duvet, Mignon et d’autres français. Sa production « française » est considérée comme la meilleure de sa carrière.Peu à peu il se distingue des autres graveurs par sa capacité créatrice, ne se limitant pas à « recopier » l’oeuvre d’un autre.

    L’ Allégorie de la vie humaine est une énigme, composition complexe, gravée dans le nord de l’Europe à une période moralisante de l’artiste. Les opinions sur l’origine du sujet et sur l’identification de l’auteur du dessin ayant servi de modèle à Ghisi divergent pour le moins. Les spécialistes ont évoqué plus d’une dizaine de grands noms. L’attribution à Raphaël, longtemps adoptée de manière consensuelle explique l’ancien titre : Le rêve de Raphaël. Dans un décor fantastique, deux personnages se font face.

    Dans la partie obscure, un homme barbu est accoudé à un rocher, près du tronc tortueux d’un arbre mort qui sert de perchoir à deux hiboux et un corbeau, survolé par une chauve-souris. Inspiré d’un dessin, lui-même copié d’un personnage de l’École d’Athènes de Raphaël, Ghisi l’a vieilli lui  prêtant les traits de Michelange. Il est entouré par une faune hétéroclite. Une barque-épave se balance à la surface de l’eau, laquelle est peuplée de divers monstres pourvus de nageoires mais dont la mâchoire s’orne de dents acérées ; un être à tête et buste de femme mais dont les membres inférieurs se résolvent en queue tire-bouchonnée se dresse hors de l’eau. Un corbeau picore l’orbite d’un squelette. Les vagues s’enroulent autour d’écueils aiguisés.

    Une planchette posée aux pieds du vieillard porte une inscription : sedet aeternum que sedebit infoelix, « Il s’asseoit pour toujours celui qui s’asseoit  malheureux,» citation tirée du Livre VI de l’Énéid ( vers 617). Ainsi s’exprime la Sybille de Cume lorsqu’elle prédit de nouveaux malheurs à Énée, ainsi Virgile décrit-il les souffrances éternelles de Thésée. Quatre animaux menaçants regardent l’homme : un sanglier, un griffon, un chien et  un léopard de la queue duquel s’échappe un serpentin lumineux. A l’arrière-plan, une architecture en forme d’amphithéâtre romain trône au sommet d’une montagne abrupte d’où coule un torrent.
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    Dans la partie arborée, sur la droite, une jeune-femme, tenant dans sa main gauche une longue flèche pointée vers le sol s’appuie au tronc d’un palmier. Les animaux sont beaucoup moins inquiétants que dans la partie sombre :  lapins, colombe, paons, escargot. La végétation est abondante présentant plusieurs variétés de fleurs et de plantes : on distingue des lys, une fleur de la passion et quelques épis de froment. Trois putti ailés s’ébattent dans les branches des palmiers. Entre les deux personnages, dans la partie plus lumineuse, au premier plan, circulent un centaure armé d’un arc, et un éléphant blanc. Au fond, une brêche dans la frondaison permet d’observer un lever de soleil sur une ville au dessus de laquelle se développe un large arc-en-ciel à quatre bandes.

    Dans L’opera incisa de Giorgio Ghisi (Ed.Tassotti, Bassano del Grapa,1998), Mario Guderzi et Claudio Salsi ne recensent pas moins de sept hypothèses proposées par les commentateurs de cette gravure singulière. Ils retiennent comme la plus vraisemblable l’ allégorie de la libération de l’âme, écartant les interprétations virgilienne néoplaticienne (la Vertu s’avance vers l’homme assiégé par ses démons), alchimique, allégorique de la tentation, allusive à l’épisode d’Iris et Somnus, dantesque, homérique ( Ulysse et Circé, version retenue par Jan Brueghel), mélancolique dans le sillage de Dürer...
 
    L’allégorie de la vie humaine serait une représentation chrétienne traitant de toutes les vicissitudes que traverse l’âme humaine au cours de l’existence et délivrant un message d’espérance. L’homme naufragé de sa propre vie se retrouve dans un monde hostile et aride, empli de monstres effrayants. La femme symbolise la fermeté et rappelle qu’avec l’aide de Dieu, on peut résister aux tentations. Les lys figurent la foi et l’espérance, les épis sont la providence, l’éléphant est la sagesse et bien évidemment l’arc-en-ciel pacificateur remplit sa fonction de réconciliation.Il fait fuir le centaure, symbole de violence et indique le danger que représente la clarté pour les tentations dégradantes. Cette gravure serait donc un rappel vivifiant de la foi à la lumière des références philosophiques et poétiques de l’époque.

        Cette interprétation très monolithique ne tient aucun compte de la polysémie des symboles. L’analogie avec la Mélancolie de Dürer ne réside pas dans leur maigre plus petit dénominateur commun, résumé à deux motifs, la chauve-souris et l’arc-en-ciel. La gravure de Dürer a par la richesse de ses symboles autorisé les plus extravagantes hypothèses tant que Panovsky et ses collaborateurs n’avaient pas identifié le texte qu’elle illustre précisément. Ici, manque le texte, et force est de constater, que tels des rapaces tournoyant autour d’une proie, les théories se bousculent autour de cette aubaine pour exégètes. Sans parvenir à convaincre  leur lecteur.

Jacques Vallée DES BARREAUX   (1599-1673)

La vie est un songe
Tout n'est plein ici bas que de vaine apparence,
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.

Que veiller et dormir ont peu de différence,
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.

Comme on rêve en son lit, rêver en la maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,

Travailler avec peine et travailler sans fruit,
Le dirai-je, mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus qu'une nuit.

    La vie est un songe est le nom d'une oeuvre théatrale de Pedro Calderon de la Barca, dont je résume l'argument : Basile, roi de Pologne, fait emprisonner dans une grotte son tout jeune fils Sigismond, les oracles ayant prédit qu’il détrônerait son père et ferait régner l’anarchie. Les années passent et Basile, qui veut se retirer, hésite pour le trône, entre un neveu et Sigismond qu’il va mettre à l’épreuve. On endort donc ce dernier, on le transporte au palais, et on le réveille. « Sauvage », Sigismond outrage son père, tente de violer une dame et jette un soldat par la fenêtre ! On le rendort… et quand il se réveille dans sa prison, il se demande s’il a rêvé, ou si c’est maintenant qu’il rêve. « La vie ne serait-elle qu’un songe ? » Sigismond profitera de la leçon et, libéré par le peuple, règnera avec une profonde sagesse.

    Vous connaissez tous le tableau de Descartes "Mundus est fabula -au moins si vous êtes allé jusqu'à la page 1 de l'esprit faux : Mundus est fabula signifie le monde est une fable. Il ne s'agit pas seulement d'une position philosophique, pour Descartes il n'y a aucune raison de aucune raison logique de distinguer la veille du sommeil. ; ce qui l'oppose à Leibniz, pour lequel la distinction est dans ce fait que nos idées sont liées pendant la veille et ne le sont plus dans le sommeil. Pendant la veille, il y a contradiction des souvenirs et des sensations. Pendant le sommeil, il n'en est pas ainsi, il n'y a plus que des conceptions.

    Il existe une autre raison : dans la nuit du 10 au 11 Novembre 1619, Descartes qui était alors sur les rives du Danube, fit trois rêves déterminants : Le premier songe débute " par la rencontre de fantômes qui l'épouvantent. Il a aussitôt peine à marcher, obligé de se renverser sur le côté gauche parce qu'il sentait une grande faiblesse au côté droit. Il aperçoit un collège, et tâche de gagner l'église pour y prier. S'étant aperçu qu'il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il veut retourner sur ses pas. Mais le vent (ou un mauvais esprit "a malo spiritu") le repousse violemment contre l'église. Il est emporté par une espèce de tourbillon... Sur le pied gauche par ce vent impétueux, Descartes s'étonne de voir ceux qui l'entourent droits et fermes sur leurs pieds. Il s'entretient, au milieu de la cour du collège, avec une autre personne qui l'appelle par son nom, et lui dit que s'il voulait aller trouver M. N., il avait quelque chose à lui donner. Descartes s'imagine que c'est un melon qu'on avait apporté de quelque pays étranger ".

    Le deuxième songe : " Dans cette situation il se rendormit après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. Il lui vint aussitôt un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu'il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu'il en eut le réveilla sur l'heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d'autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit d'avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi sa frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme."

    Un moment après il eut un troisième songe, qui n'eut rien de terrible comme les deux premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table sans savoir qui l'y avait mis. Il l'ouvrit et, voyant que c'était un dictionnaire, il en fut ravi dans l'espérance qu'il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d'où il lui était venu. Il trouva que c'était un recueil des poésies de différents auteurs, intitulé Corpus poetarum etc. Il eut la curiosité d'y vouloir lire quelque chose et à l'ouverture du livre il tomba sur le vers « Quod vitae sectabor iter ? Etc. » Au même moment il aperçut un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par « Est et non », et qui la lui vantait comme une pièce excellente. M. Descartes lui dit qu'il savait ce que c'était et que cette pièce était parmi les idylles d'Ausone qui se trouvaient dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme et il se mit à feuilleter le livre dont il se vantait de connaître parfaitement l'ordre et l'économie. Pendant qu'il cherchait l'endroit, l'homme lui demanda où il avait pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu'il ne pouvait lui dire comment il l'avait eu, mais qu'un moment auparavant il en avait manié encore un autre qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n'avait pas achevé qu'il revit paraître le livre à l'autre bout de la table. Mais il trouva que ce dictionnaire n'était plus entier comme il l'avait vu la première fois. Cependant il en vint aux poésies d'Ausone, dans le recueil des poètes qu'il feuilletait et, ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et non », il dit à cet homme qu'il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle-là et qu'elle commençait par « Quod vitae sectabor iter ? ». La personne le pria de la lui montrer et M. Descartes se mettait en devoir de la chercher lorsqu'il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu'il n'était pas de la même impression que celui qu'il connaissait. Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. [4] Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision (12), non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé Corpus poetarum marquait en particulier et d'une manière plus distincte la philosophie et la sagesse jointes ensemble. Il en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé Corpus poetarum marquait en particulier et d'une manière plus distincte la philosophie et la sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme et à la force de l'imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant même que ne peut faire la raison dans les philosophes. M. Descartes, continuant d'interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l'incertitude du genre de vie qu'on doit choisir, et qui commence par « Quod vitae sectabor iter ? », marquait le bon conseil d'une personne sage ou même la théologie morale. Là-dessus, doutant s'il rêvait ou s'il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, l'interprétation de son songe sur la même idée. Par les poètes rassemblés dans le recueil il entendait la révélation et l'enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers « Est et non », qui est « Le oui et le non » de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes. Voyant que l'application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que les petits portraits de taille-douce qu'il avait trouvés dans le second livre, il n'en chercha plus l'explication après la visite qu'un peintre italien lui rendit dès le lendemain ."

    «Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil.»  Ainsi s'exprime Shakespeare, à l'unisson de ses contemporains. Dans la même veine, le tableau de l'espagnol Antonio de Péréda (1611-1678), actif principalement à Madrid. Le songe du chevalier est une composition de 1650 exposée à l'Académie Royale de San Fernando. Sont exposés tout le répertoire des objets caractérisant une vanité : couronnes - y compris tiare papale et mitres, armure du chevalier, globe symbole de l'expansion à travers le monde et de la soif de conquêtes. Le contenu de son rêve - le monde et sa vanité - est affiché sur le tableau à droite, sur un fond noir de jais. D'autres objets de vanité,  sont les livres, la musique, des pièces de monnaie, bijoux, armes et un masque (comme un symbole de Thalie - le théâtre) ; et encore deux crânes - l'un d'eux s'est renversé pour que nous puissions en voir l'intérieur - ainsi qu'une chandelle éteinte et une horloge ; les fleurs dans le vase. L'ange déploie une bannière où l'on peut lire «pungit Aeterne, cito volat et occidit. Éternellement il pique, rapidement il vole, et il tue.

    La vie comme un songe est encore présente tardivement dans l'oeuvre de Schopenhauer qui écrit : « Ce que raconte l'histoire n'est en fait que le long rêve, le songe lourd et confus de l'humanité. »   













Le sommeil de la raison
   
    Dans cette partie, je vais traiter iconographiquement de l'écho dans le dessin et la peinture de la problématique majeure du XIXe siècle du rapport entre le rêve et la folie. Tout commence, une fois n'est pas coutume, par l'oeuvre gravée d'un artiste génial, Goya, qui intitule ce Caprice : El sueño de la razón produce monstruos. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Il est presque aussitôt copié, et voici l'inspiration de Beethoven.

    Il y a deux idées derrière cette phrase : le rapprochement du rêve et de la folie est effectif avec Moreau de Tours, (Du Haschisch et de l’aliénation mentale, 1845). Se succèdent  excitation et dissolution, désagrégation des idées, la dissociation des idées provoque de nouvelles associations qui produisent des hallucinations : « le songe commence là où cesse notre liberté de diriger nos pensées ». En 1855 paraît de l’identité de l’état de rêve et de la folie
aliénation = confusion de la veille et du rêve.




    L'autre idée est celle que le sommeil est la porte d'entrée du diable, qui inspire la folie comme le génie : l'une des plus célèbres histoires à ce sujet est celle du songe de Tartini, qui lui aurait inspirées les trilles du diable.









    Moins connu est le rêve de l'Architecte, de l'américain Thomas Cole, daté de 1840.



Et je ne suis pas certain que vous connaissiez John Anster Fitzgerald qui s'est spécialisé dans le genre : le rêve qui inspire le peintre, un cauchemar, un autre rêve.




































    Il me faut vous perler encore de l'un des plus célèbres illustrateurs de phénomènes oniriques, Fussli qui réalisa plusieurs versions du Cauchemar. Je vous ai déjà présenté cette oeuvre lors du cauchemar cognitiviste, comme l'illustration parfaite du Kabayashi japonais. Suit une longue série de caricatures, certaines par Daumier.



Le révélateur du passé

    Avec Moreau comme avec Maury, le cerveau est devenu le producteur des rêves. Par recombinaison, comme pendant l'usage des drogues ou la folie. Avec Freud, le pas est franchi : le rêve n'est plus envoyé par l'au-delà, le rêve n'est plus prophétique. Produit de notre inconscient, il nous renseigne sur nous même, il est un indice de notre passé. La seule constante, entre l'antiquité et la période présente, est que le rêve a un sens. Cette nouvelle approche, ce lien nouveau avec l'inconscient, sera exploitée en particulier par les surréalistes : Dali, bien sûr, qui dans le Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une pomme-grenade une seconde avant l'éveil intègre la notion classique de rêve gardien du sommeil ; De Chirico ; Breton, qui met en scène un rêve impossible, on y peut lire. Mais aussi Kandinski inintelligible, Matisse avec ces motifs géométriques, Picasso que nous reverrons dans un instant, Balthus...

    Toutefois,  apparaissent dès le XIXe siècle des hypnosceptiques : à la frontière du rêve et le la veille se situe l'éveil : En 1861, Alfred Maury, un esprit encyclopédique de son temps, fait un rêve : « Je rêve de la terreur ; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des évènements, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette sur la place ; je monte sur l’échafaud, l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe ; je sens ma tête se séparer de mon tronc ; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse ; et je sens sur le cou la flèche de mon lit à baldaquin qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres, à la façon du couteau d’une guillotine. » Donc on fait un roman d'un évènement qui dure une seconde. Cette idée sera reprise par Goblot, par Dement, et plus récemment par le psychopharmacologue du collège de France Jean-Pol Tassin.

    En ce qui concerne Magritte, vous vous étonnez que je n'en ai pas parlé plus tôt : il faut dire qu'à son habitude, il est dissuasif : “On abuse du mot ‘rêve’ à propos de ma peinture”, déclare-t-il. Voici deux de ses oeuvres. Le rêveur éveillé. Dans la seconde, le réveur téméraire, des objets sont disposés, dont Magritte n'attendrait rien d'autres qu'ils soient les mieux appropriés pour accrocher le regard du spectateur. Nous sommes renvoyés à la clef des songes. En fait Magritte nous renvoie à nous même, et nous dissuade d'aller fouiller du côté de son inconscient à lui.







































    Il est temps de nous réveiller, et de conclure, sur non plus la part du rêve, mais la place du rêve, je veux dire de notre point de vue neurologique.









    Vous connaissez tous l'hypnogramme classique et la place, le moment de survenue des différentes manifestations oniriques connues : le rêve, qui survient non seulement en sommeil paradoxal mais à d'autres moments du rêve ; les cauchemars ; les terreurs nocturnes ; et aux bornes du sommeil, les hallucinations hypnagogiques et hypnopompiques. Et permettez moi de placer quelques unes des oeuvres que nous avons vues : le rêve de Psyché titillée par Vénus, ou celui de Gala influencé par le vol d'un bourdon ; un cauchemar de Raimondi : une terreur nocturne ; les hallucinations hypnagogiques avec le sommeil de Matisse ; et les hallucinations hypnopompiques accompagnant les paralysies du sommeil.



   
    Nous assistions il y a dix jours à un exposé sur la place du rêve parmi les fonctions du sommeil. Je m'en tiendrais à ce schéma noté à la hâte, et à trois fonctions dont l'une me semble certaine, tant je suis convaincu de l'intense activité cérébrale qui occupe nos nuits : le rêve auxiliaire, celui qui m'offre parfois un rêve mais surtout, dont j'attends avec plus de confiance qu'en ma raison, qu'il résolve les questions demeurées en suspens au moment de s'endormir.
   
    Un mot encore sur la question de la fonction du rêve : nous sommes habitués à lui accorder nous même, ou a constater que l'on accorde une fonction au rêve : à partir du moment où il est chargé de significations, le piège est de croire qu'il les a générées lui-même.  Réalisation d'un désir et gardien du sommeil pour Freud, il est encore pour nombre d'entre les hommes plus que la révélation du passé, celle de l'avenir. Pour certains, après Goya, il est le laboratoire de la folie. En ce qui me concerne, le rêve est avant tout la trace ténue, éphémère, d'une vie intense pendant le sommeil, où un autre moi-même pense, calcule, combine, échafaude, mais aussi aime, fuit, vole sans aile, découvre des paysages insolites, parcourt de longues distances en ignorant la fatigue, ne s'ennuie jamais, déchiffre des énigmes et finit même parfois par rêver qu'il rêve. Loin d'avoir peur du sommeil et de ses productions, et hélas incapable comme d'Hervey de Saint Denis de diriger mes rêves, c'est avec confiance que je confie au sommeil quelques pensées en suspens en espérant, au petit matin, la récolte de quelques idées nouvelles. C'est ainsi que je complète ce matin, au lendemain de cette conférence, un texte que l'esprit de l'escalier m'a contraint à livrer incomplet.



    Une propriété du rêve me semble soudain capitale : le rêve entretient un rapport particulier avec la vérité. Il est un lieu de vérité. Faredj me fait remarquer qu'il y a beaucoup de nudité dans le rêve. La nudité est un attribut de la vérité. Le rêve est un moyen de faire advenir une vérité fondamentale, sous une forme qui aboutit, chez Patrick Amoyel, à une véritable catharsis au sens propre du terme. Notre conscience nous abuse en permanence : que ce soient nos sens qui nous trompent, ou notre raison qui sorte du sillon, qui délire. Pierre Bonhomme nous fait part de sa réflexion sur la crise de la conscience. Nous avons confiance dans nos rêves, plus qu'en nos propres pensées. Ce qui se passe dans le rêve ne peut être truqué : il peut être l'objet de condensations, de déplacements, de transormations métaphoriques ou métonymiques qui font partie de sa langue, laquelle est comparable à celle des poètes, nous ont enseigné les psychanalystes. Mais au fond, il ne saurait mentir. Alors que nous savons tous que nous nous mentons à nous-mêmes à longueur de temps conscient.

    Un petit dernier pour la route :






    J'achève votre retour à la réalité en vous assénant le prix du rêve de Picasso : 139 millions de dollars, c'était en 2008 chez Christies. Vous êtes assez grands pour deviner ce à quoi fait penser ce détail. Ce qui est une tarte à la crême de l'histoire de l'art. Regardez les mains : comptez les doigts. Pensez très fort à Jean-Baptiste Deshayes. Qu'est ce que vous en dîtes ? Merci pour votre attention.








































Date de création : 07/05/2011 : 21:18
Dernière modification : 11/02/2012 : 09:41
Catégorie : Conférences Neuropsy
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