Maintenant voyons la question de l'interprétation des rêves : il n'y a pas tant d'exemples que cela et je vais seulement en traiter deux : le rêve de Nabuchodosor, et celui de Pharaon. Au VI e siècle av. J.-C., Nabuchodonosor, roi de Babylone, rêva d'un arbre couvert de fruits qui se dressait jusqu'au ciel et se répandait sur toute la terre. Dans ses branches étaient des oiseaux, à l'ombre de ses feuilles se reposaient des animaux terrestres. Un être divin descendit du ciel, il commanda que l'arbre soit abattu et qu'on éparpille ses fruits et ses branches coupées. Cependant, la souche fut liée avec du fer et du laiton. L'être divin remplaça également le cœur du roi par un cœur de bête féroce. Le rêve de Nabuchodonosor était prémonitoire dans le sens où il annonçait la fin de son règne et de sa folie.
Sur cette enluminure, l'artiste a choisi de représenter à côté des oiseaux, des mammifères susceptibles de grimper dans des branches : un singe, un chat, et même un lion. Regardez l'analogie formelle entre la hache et l'aile de l'ange. Le personnage de droite est armé, le personnage de gauche est d'essence divine.
L'histoire de Joseph, le préféré des douze fils de Jacob dont nous avons parlé il y a un instant, est très longue et compliquée. Il commence par faire deux rêves qu'il raconte à ses frères. Dans le premier, onze gerbes des champs (représentant ses onze demi-frères) s'inclinent devant la gerbe de blé de Joseph. Dans le second rêve, onze étoiles (représentant ses onze demi-frères), le soleil (Jacob?) et la Lune (sa belle-mère Léa?) se prosternent devant Joseph. Ce qui exaspère la jalousie des frères, lesquels décident de vendre Joseph à des marchands, qui le vendent à Putifar. Je passe sur les épisodes suivants ; toujours est-il que Joseph se trouve un jour en situation d'interpréter un rêve d'épis et de vaches successivement gras et maigres fait par Pharaon. Contredisant diverses interprétations des mages de service, Joseph dit à Pharaon que les sept beaux épis et vaches sont des années d'abondance et que les sept maigres épis et vaches sont des années de famine. Il lui demande ensuite de choisir un homme sage et économe. Pharaon le choisit. Donc ici encore, les rêves annoncent le futur, mais ils nécessitent un interprête, un médium. Ce qui est le cas dans les sociétés primitives où seul le chaman peut décoder les rêves.
Il existe un rêve mis en image par Raphaël, le songe du chevalier. Ce dernier dort au pied d'un arbre chétif, qui divise le tableau en deux. À droite figure une femme vêtue d'une robe ample et légère, tenant en sa main une fleur, et représentant selon toute vraisemeblance l'amour ; à gauche une femme en armure, tenant un glaive et un livre (la connaissance) ; derrière on devine un chemin escarpé qui mène à une forteresse, tandis qu'à droite se déroule un fleuve. Vénus à droite, Pallas à gauche, apparaissent simultanément en rêve à Scipion d'Africain, qui doit choisir entre la Vertu et le Plaisir, entre Virtus et Voluptas. Selon d'autres interprétations, ces deux tendances ne seraient pas contradictoire. En ce qui me concerne, je ne peux me retenir de faire le parallèle, purement formel, avec le songe de Nabuchodonosor. Il s'agit d'une christianisation typique, d'un thème antique, qu'il soit de la mythologie gréco-romaine ou de l'ancien testament.
Ce tableau ne peut être confondu avec l'oeuvre d'un graveur extraordinaire, Giorgio Ghisi (1520-1586) Le rêve de Raphaël ou Allégorie de la vie humaine 1561.
Le graveur Giorgio Ghisi (1520-1586) né à Mantoue rencontra à Rome l’éditeur Jérôme Cock vers 1550 et le suivit à Anvers où il reproduisit les tableaux de Bronzino et de Raphaël entre autres. Quatre ans plus tard il se rend en France, répondant peut-être à l'invitation du Primatice alors installé à Fontainebleau. Entre 1555 et 1564 il compose des allégories complexes, influencé par les graveurs français Jean Duvet, Jean Mignon, le graveur L. D., Jean Vaquet, Geoffroy Dumonstier, Jacques Prévost, Jean Chartier, George Boba...
L’ Allégorie de la vie humaine est une énigme, composition complexe, gravée dans le nord de l’Europe à une période moralisante de l’artiste. Les opinions sur l’origine du sujet et sur l’identification de l’auteur du dessin ayant servi de modèle à Ghisi divergent pour le moins. Les spécialistes ont évoqué plus d’une dizaine de grands noms. L’attribution à Raphaël, longtemps adoptée de manière consensuelle explique l’ancien titre : Le rêve de Raphaël. Dans un décor fantastique, deux personnages se font face.
Dans la partie obscure, un homme barbu est accoudé à un rocher, près du tronc tortueux d’un arbre mort qui sert de perchoir à deux hiboux et un corbeau, survolé par une chauve-souris. Inspiré d’un dessin, lui-même copié d’un personnage de l’École d’Athènes de Raphaël, Ghisi l’a vieilli lui prêtant les traits de Michelange. Il est entouré par une faune hétéroclite.
Une barque-épave se balance à la surface de l’eau, laquelle est peuplée de divers monstres pourvus de nageoires mais dont la mâchoire s’orne de dents acérées ; un être à tête et buste de femme mais dont les membres inférieurs se résolvent en queue tire-bouchonnée se dresse hors de l’eau. Un corbeau picore l’orbite d’un squelette. Les vagues s’enroulent autour d’écueils aiguisés.
Jan van Brueghel (1568-1625) Le songe de Raphaël (Circé et Ulysse) 1595
Toronto, Art Gallery of Ontario
Jan Brueghel reprend la gravure de Giorgio Ghisi, avec quelques modifications : plus de Putti, moins d’animaux, disparition de l’arc-en-ciel à l’horizon de la terre promise ; déplacement des personnages principaux, le vieillard (Ulysse ?) en retrait et à gauche,dont la direction du regard a changé ; éloignement du premier plan de la figure féminine, peut-être Circé, qui fut probablement peinte, comme les putti, par Hans Rottenhammer, un collaborateur de Jan Brueghel. Mais pour le reste, le bestiaire monstrueux, la barque échouée, le serpentin lumineux près du léopard, l’original est respecté dans le moindre détail.
Une planchette posée aux pieds du vieillard porte une inscription : sedet aeternum que sedebit infoelix, « Il s’asseoit pour toujours celui qui s’asseoit malheureux,» citation tirée du Livre VI de l’Énéid ( vers 617). Ainsi s’exprime la Sybille de Cume lorsqu’elle prédit de nouveaux malheurs à Énée, ainsi Virgile décrit-il les souffrances éternelles de Thésée. Quatre animaux menaçants regardent l’homme : un sanglier, un griffon, un chien et un léopard de la queue duquel s’échappe un serpentin lumineux. A l’arrière-plan, une architecture en forme d’amphithéâtre romain trône au sommet d’une montagne abrupte d’où coule un torrent.
Dans la partie arborée, sur la droite, une jeune-femme, tenant dans sa main gauche une longue flèche pointée vers le sol s’appuie au tronc d’un palmier. Les animaux sont beaucoup moins inquiétants que dans la partie sombre : lapins, colombe, paons, escargot. La végétation est abondante présentant plusieurs variétés de fleurs et de plantes : on distingue des lys, une fleur de la passion et quelques épis de froment. Trois putti ailés s’ébattent dans les branches des palmiers. Entre les deux personnages, dans la partie plus lumineuse, au premier plan, circulent un centaure armé d’un arc, et un éléphant blanc. Au fond, une brêche dans la frondaison permet d’observer un lever de soleil sur une ville au dessus de laquelle se développe un large arc-en-ciel à quatre bandes.
Dans L’opera incisa de Giorgio Ghisi (Ed.Tassotti, Bassano del Grapa,1998), Mario Guderzi et Claudio Salsi ne recensent pas moins de sept hypothèses proposées par les commentateurs de cette gravure singulière. Ils retiennent comme la plus vraisemblable l’ allégorie de la libération de l’âme, écartant les interprétations virgilienne néoplaticienne (la Vertu s’avance vers l’homme assiégé par ses démons), alchimique, allégorique de la tentation, allusive à l’épisode d’Iris et Somnus, dantesque, homérique ( Ulysse et Circé, version retenue par Jan Brueghel), mélancolique dans le sillage de Dürer...
L’allégorie de la vie humaine serait une représentation chrétienne traitant de toutes les vicissitudes que traverse l’âme humaine au cours de l’existence et délivrant un message d’espérance. L’homme naufragé de sa propre vie se retrouve dans un monde hostile et aride, empli de monstres effrayants. La femme symbolise la fermeté et rappelle qu’avec l’aide de Dieu, on peut résister aux tentations. Les lys figurent la foi et l’espérance, les épis sont la providence, l’éléphant est la sagesse et bien évidemment l’arc-en-ciel pacificateur remplit sa fonction de réconciliation.Il fait fuir le centaure, symbole de violence et indique le danger que représente la clarté pour les tentations dégradantes. Cette gravure serait donc un rappel vivifiant de la foi à la lumière des références philosophiques et poétiques de l’époque.
Cette interprétation très monolithique ne tient aucun compte de la polysémie des symboles. L’analogie avec la Mélancolie de Dürer ne réside pas dans leur maigre plus petit dénominateur commun, résumé à deux motifs, la chauve-souris et l’arc-en-ciel. La gravure de Dürer a par la richesse de ses symboles autorisé les plus extravagantes hypothèses tant que Panovsky et ses collaborateurs n’avaient pas identifié le texte qu’elle illustre précisément. Ici, manque le texte, et force est de constater, que tels des rapaces tournoyant autour d’une proie, les théories se bousculent autour de cette aubaine pour exégètes. Sans parvenir à convaincre leur lecteur.
Je vais rester dans l'interprétation des rêves avec un artiste exceptionnel, Albrecht Dürer, et le fameux songe du Docteur, par lequel j'aurais peut-être du commencer. Cette gravure montre un personnage, le docteur, endormi près d'un poêle de style germanique, et nous savons depuis Aristote que la chaleur favorise l'endormissement. Lui apparaissent des visions : une belle femme, un putti qui tente de monter sur des échasses, un démon qui lui souffle dans l'oreille à l'aide d'un soufflet. Autant vous le dire tout de suite, cette gravure a été interprétée par les plus hautes autorités comme un allégorie de l'acédie, cette curieuse altération de l'âme qui s'exprime par de la tristesse, une torpeur spirituelle, et qui s'apparente dans le domaine moral à l'oisiveté, à la paresse. D'autre part cette histoire de putti monté sur des échasses nous rappelle d'autres images : une absolument analogue d'Altdorfer, plus jeune que Dürer d'une dizaine d'années ; le putti a les yeux bandés. Je vous épargne de plus amples développements qui nous entraîneraient du côté de Bellini.