De notre nouveau correspondant itinérant, abonné de la ligne Berne - Canton : Kurt Peï ; celui qui prit comme devise : plus mon style sera ampoulé, mieux mes propos seront éclairés.
Le rayon des invendus
NdW : du temps qu'il était coursier chez un libraire, il y a plus d'un demi siècle, le Webmestre, sillonnant à vélo les cinquième et sixième arrondissements, calculait le trajet optimal permettant de réunir économiquement les maisons d'édition. Dans sa sacoche pesaient tristement les invendus, qu'il avait la charge de retourner. La collision de la lugubre période des retours, avec un texte plus récent, dont le commanditaire a oublié qu'il en avait validé la livraison, a ravivé le chagrin des promesses déconvenues, et la pitié inspirée par les récusés. Désormais les étagères de Neuroland-Art seront offertes aux textes oubliés, aux manuscrits désolés, jusqu'aux essais manqués dont Pavu Paprika aura été le témoin navré.
aujourd'hui : Craquelures
Emilio Campari et Eva Perol
Craquelures
( en attendant The Big One )
1
Elle reçut en héritage une scène champêtre que son oncle désignait encore quelques semaines avant son trépas comme le Watteau. Si l’on s’était empêtré dans les difficultés bancaires, si le loyer de la maison de retraite avait dépassé les possibilités de soutien de sa famille fort réduite et guère solvable, on aurait recours au Watteau, baptisé ainsi parce qu’il appartenait à ces scènes de genre qui connurent un succès certain en France dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, portant la signature prestigieuse de Watteau (1684-1721), ou plus modestement celle de ses suiveurs Nicolas Lancret (1690-1743) ou Jean Baptiste Pater (1695-1736). Tous peintres de fêtes galantes, comme le furent après eux mais dans leur style propre, détaché de celui du maître, François Boucher (1703-1770) et Jean-Honoré Fragonard (1732-1806).
Une oeuvre de Lancret, intitulée danse près d’une fontaine, datée approximativement de 1724, est exposée au Getty Center de Los Angeles. On pourrait défendre qu’un peintre méconnu se soit inspiré de la partir gauche du tableau, qu’il ait fait l’économie d’un effort de composition pour sa propre production, moins précise, tenant plus de l’esquisse que du travail mené à son terme. Il aurait de surcroît oublié un personnage sur deux, simplifié les postures. En poursuivant les analogies, un Concert dans le Parc du même artiste daté d’après 1720 exposé au musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg aurait aussi bien servi de modèle.
L’oncle n’avait pas pris la peine de demander l’avis d’un spécialiste - il connaissait, ayant lui-même tenu une galerie (il ajoutait rarement qu’il avait fait faillite en moins de deux ans) des amateurs très éclairés qui sans oser le décevoir, lui conseillèrent de le faire expertiser avant de se lancer dans une restauration. Ce qui ne fut jamais mis en pratique et la nièce accrocha un jour triste le tableau qui prit la lumière d’une manière telle qu’apparut sa surface fendillée, à la fois sombre et abîmée. Dès lors le temps changea de statut, les aiguilles des horloges auraient pu tourner à l’envers, ce qui avait pris la forme d’une assurance chez l’oncle se mua en espérance chez la nièce. Au point qu’elle affirma un jour, que si elle le faisait expertiser, et que l’on confirmait son authenticité, cela changerait le cours de sa vie. Il ne s’agissait pas d’une cascade d’anticipations croissantes telles que celles auxquelles nous a préparé l’histoire de Pierrette et de son pot-au-lait : mais d’un changement radical de condition, de rapport au temps : s’il s’avérait qu’elle possédait un vrai Watteau, alors elle s’en déposséderait aussitôt, et mettrait un terme à son activité professionnelle qu’elle poursuivait par pure nécessité. À elle la retraite anticipée, les voyages, les musées du monde entier auxquels elle n’avait pu encore accéder. La réflexion de son miroir lui suggéra quelques travaux de rénovation, de ses dents abimées et de ses rides.
Alors, en dépit de la logique qui avait présidé à la démarche de son oncle, et tenant compte des avis convergents de relations dont les yeux s’écarquillaient, incapables de saisir l’action dans son ensemble tant les détails en étaient altérés, elle décida dans un premier mouvement de le faire non pas expertiser, mais restaurer. L’oncle n’avait jamais songé une seconde à se séparer ce qui constituait son assurance sur la vie, une sorte de document eschatologique qu’il porterait sous le bras le jour du jugement dernier ; tandis qu’elle était prête dans l’hypothèse où sa valeur réalisée aurait bouleversé sa vie à s’en désister sans l’ombre d’un regret et encore moins selon l’expression consacrée d’un remord. Elle ne se sentait pas la dépositaire d’un trésor familial dont elle devrait assurer la transmission, elle pensait au contraire qu’il était temps de lever le mystère.
Cela passait par une opération de dépoussiérage, puis de traitement du vernis obscurci par plus de deux siècles de négligence et de transformation chimique inéluctable, enfin d’une prévention de l’extension de l’écaillage de la peinture. Elle confia le tableau - de dimensions relativement modestes : quarante centimètres sur trente-cinq - à une restauratrice de réputation locale. Le devis se situait dans des limites raisonnable, les délais étaient d’environ huit semaines, pendant lesquelles le temps se ralentit et devint pesant. Promesse avait été faite d’en toucher un mot à des amis qui connaissaient un expert italien. Les restaurateurs de tableaux et les accordeurs de pianos sont des artisans de l’ombre, méticuleux, méthodiques, dépourvus de la moindre fantaisie, et à ce titre beaucoup plus fiables dans leurs prévisions et dans leurs engagements que les artistes qu’ils assistent. Mais comment évaluer un expert ?