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Commentaires de voyage
Sa plume trempée dans l'éthanol n'épargne personne et n'engage que lui
de notre correspondant spécial à Iguaçu, Emilio Campari, le 16 Mai 2002, commentaires de voyage
Quelquefois l'aéroplane récupéré de la guerre ( la première ) est si petit que l'on est incarcéré pendant deux heures auprès d'une voisine dont on ignorait l'existence l'instant d'avant ; et parfois il n'y a ensuite qu'un taxi que l'on doit partager et la route est pleine de virages, outre l'existence d'une loi physique qui nous dépasse et que l'on appelle la force centripète ; jusqu'à non pas la chambre, mais le palier de l'hôtel où le hasard vous réunit avec en prime le sourire idiot et les petits yeux plissés du concierge qui fait semblant en vous donnant les clefs de les intervertir. Dans un film d'avion, cette succession de hasards conduirait à un dénouement heureux avec progéniture. Mais dans la vraie vie, on a plus de chance à un moment ou un autre de ce genre d'enchaînement de coïncidences de se faire la réflexion, qu'il fut un temps béni où l'on ignorait l'existence de cette voisine ; où l'on maudit le concepteur de l'avion à hélice en oubliant qu'il s'agissait d'une étape nécessaire, du point de vue imparable de l'histoire des sciences et des techniques ; où, sacrifiant à un esprit de l'escalier ignoré de Diderot, l'on voue aux gémonies le grand architecte qui a créé des flancs de montagne escarpés et des routes en lacet ; où enfin vous maudissez la génétique et ses lois iniques, qui ne vous ont pas pourvu d'un capital neuronal suffisant pour anticiper à partir d'une série de deux la survenue d'une troisième coïncidence plus néfaste encore que les premières.
Je me rendais donc à Iguaçu, un détour décidé à la dernière seconde alors que je passais par Buenos Ayres. Un de vos compatriotes m'avait dit, dans un vocabulaire très BTP : les chutes du Niagara à côté c'est que dalle. Un autre, sans doute un employé des pompes funèbres m'avait certifié en me tendant sa carte que l'on pouvait mourir après les avoir vues. L'avion était tout petit qui nous transportait, et j'avais à mon côté une créature dont la première phrase fut : qu'est-ce qu'il fait chaud et elle ouvrit au débit maximum l'arrivée d'air au dessus de nos têtes ; à peine trente secondes plus tard elle ajouta ça me gratte en montrant l'extrémité de son nez puis peu après j'ai mal au dos. Elle engouffra quelques cacahuètes et tenta un c'est salé assez pertinent. J'ai soif en faisant un drôle de bruit avec la langue, une sorte de démonstration qu'un sentiment pourrait chez certains qui l'éprouvent intensément se voir. (J'en ai connu des hordes, qui me parlant de l'insupportabilité de leur douleur précisaient " vous pouvez demander à mon mari!" ou pire " téléphonez au docteur un tel il vous le confirmera"). L'instant d'après qu'on lui eût apporté un thé chaud : ça brûle en gardant la pointe de sa langue entre les dents. Je voudrais faire pipi s'ensuivit, l'expression de ce besoin signifiant en fait : levez vous, je suis du côté de la fenêtre et que çà saute. Je compris à ce moment-là que l'on peut donner un ordre - impératif - sur un ton purement déclaratif - affirmatif. Il me faudra creuser ce point, me disais-je lorsque me parvint dans l'autre oreille un j'ai mal aux bras : qui signifiait cette fois : je suis revenue, relevez-vous subito et si vous en profitiez pour m'attraper mon sac qui est dans le compartiment au dessus de votre place ? Au passage je jetais un oeil sur l'étiquette de son bagage : j'avais affaire à Mademoiselle Kaas - Burns, ce qui correspondait au diagnostic d'accent mi hollandais, mi britannique totalement incompatible avec les capacités de résistance d'une circonvolution de Heschl standard. Ensuite, il m'est impossible de me rappeler les centaines d'énoncés et combinaisons d'organes et de sensations qui fusèrent comme autant de banderilles en direction de la cible organique, vivante, la plus proche de l'émettrice : mon tympan gauche.
J'ai cependant le souvenir d'avoir éprouvé un sentiment d'exhaustivité - c'est une vieille technique dont je ne regrette pas l'acquisition à prix d'or auprès d'un Guarani ultime. Il m'avait certifié que l'indien rit sous la torture, puis ayant perçu que j'étais destiné à beaucoup souffrir il me confia une astuce : lorsque tu as mal aux dents, que le fisc te persécute ou que tu veux passer ta belle-mère par la fenêtre ( le pauvre ignorait que de nos jours, non seulement on ne se débarrasse pas de sa belle-mère mais assez souvent elle essaye de coucher avec vous ), tente de remplacer cette sensation par un sentiment situé à un niveau d'abstraction plus élevé mais - très important - appartenant au même régistre que la sensation désagréable. En espagnol ça donnait quelque chose comme " cuando las dientes te duelen, que el fiscal persigue a usted o que desea mover su suegra por la ventana, trata de sustituir ese sentimiento por un sentido a un nivel de abstracción superior, pero - muy importante - en el mismo registro como incomodidad." Comme je lui demandais quelle nuance il introduisait dans la distinction de la sensation et du sentiment il se mit à rire : vous, vous n'êtes pas français ! Et de me montrer une drôle de photographie vieillotte, abimée par des pliures malvenues : car le ton énigmatique sied au sage même s'il n'est pas réellement le Mohican ultime.
Paul Richer (1849-1935) Buste de Descartes 1913
Dans la voiture elle émit un redoutable j'ai mal au coeur qui me fit craindre le pire. L'émission accompagnée d'un gémissement d'un qu'est-ce c'est long témoigna de sa capacité à percevoir sur un mode douloureux la durée, qu'est-ce que c'est loin, la distance, qu'est-ce que c'est haut, la verticalité. Dans l'hôtel, climatisé, elle ne put éviter un on se gèle en mimant un frisson qui la fit se recroqueviller et je crus qu'elle allait enfin tomber malade mais non, elle se redéploya comme une mante religieuse et me défia d'un j'ai les lèvres sèches en fouillant fébrilement dans son sac à la recherche d'un bâton perdu.
Parvenu devant les chutes en compagnie du seul guide disponible qu'il fallut lui aussi mutualiser au sens où il n'était pas sécable, elle fit : j'ai mal aux pieds puis rapidement je suis crevée. Meno male, me dis-je in petto, et je lui conseillai d'aller se reposer pendant que je gravirai les flancs de l'île San Martin. Mais elle avait payé je ne sais combien de pesos pour se faire plaisir et n'entendait pas renoncer à la jouissance escomptée lors de l'acquisition de son billet. Il y a une drôle d'odeur supposa-t-elle en reniflant dans toutes les directions. Notre guide marchait d'un bon pas ; ça tire fit elle en faisant claquer les courroies de son sac à dos, çà serre en remontant ses chaussettes. C'est lourd ne put être évité. Enfin j'arrivais près des chutes : un raffut assourdissant envahissait l'espace et je compris le sublime pourquoi de l'invention du vacarme, qui permet de couvrir les productions insensées de ces muscles infatigables que l'on appelle cordes vocales. Miss Kaas - Burns avait beau ses lèvres arrondir, plisser, écarter, rapprocher, avancer, bref, remuer dans tous les sens, je n'entendais plus rien. J'étais devenu subitement sourd comme un pot d'échappement. Après je ne la revis plus jamais. Au dessus des chutes tournoient silencieusement des vautours, et parfois un hélicoptère. Peut-être l'ai-je poussée du haut du plateau du rocher San Martin.
Date de création : 22/11/2008 : 23:36
Dernière modification : 25/11/2008 : 09:01
Catégorie : Les pyrosis d'Emilio Campari
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