Permettez moi pour commencer de remercier les organisateurs de cette réunion. Gérard Boudouresques, qui en est l'âme, Corinne et Karine, et les adeptes de Fatigas de Gratta, qui en sont les soutiens. Et Bernard Alonzo, qui m'a fait le très grand honneur de m'inviter à parler de sa passion, la chéloniophilie. Cher Bernard. Je me suis senti investi d'une double mission : tenter d’exposer au monde les raisons qui peuvent justifier cette inclination ; et déceler ce qu'il y a de neurologique dans cette démarche.
Le destin ne serait-il qu’une variété de hasard auquel on forcerait un petit peu la main ? Il y a deux ans, à Boston, j’étais en arrêt devant cette oeuvre de Goltzius, Suzanne et les Vieillards. Un thème archi rebattu, quasi obligé, traité par tout peintre classique. Il en existe des centaines. Je m'y suis intéressé, outre le fait qu'il s'agit toujours d'un prétexte à une exposition érotique d'un thème sacré, pour une raison singulière. Vous connaissez le principe du tableau dans le tableau : un peintre place dans son oeuvre un tableau, citation, contrepoint, jeu jamais lié au hasard par rapport au thème officiel qu'il annonce. Il n'y a pas de tableau dans le tableau dans Suzanne et les vieillards, scène d'extérieur, mais j'ai considéré les fontaines et leurs motifs sous cet angle. Je connais parfaitement la signification de ce dauphin et de cette tortue, et je prie ceux dans l'assistance qui la connaissent de bien vouloir la garder pour eux pour l'instant, mais je n'avais aucune idée de la raison de sa présence dans ce thème précis.
J'en étais là de ma perplexité, lorsque l’un des phocéens les plus fameux malicieusement me glissa - alors, à la recherche d’un sujet ? Je lui demandais son avis sur la signification, tandis que Suzanne implorait les vieillards d’épargner sa vertu, de ce dauphin lascif vautré sur une tortue. C’est évident me répondit-il ! Évident ! Je ne voulus pas passer pour un crétin des Alpes même Maritimes et je n’insistai pas. Évident ! Pour quelle raison leur présence me demeurait-lle obscure tandis qu’elle paraissait limpide à mon voisin ?
Le temps passa, et j’eus la chance de dénicher, dans un coin aussi improbable que la Chartreuse de Douai, une seconde version de Goltzius. Cette fois, la tortue semblait avoir eu le dessus. Ce n'était décidément pas un hasard.
Lorsqu'on ne comprend pas, il faut retourner aux fondamentaux. Déambuler dans les galeries du Louvre. Je tombais sur la Suzanne et les Vieillards de Bartholommeo Guidobono, peinte un siècle après les précédentes ; la tortue s’était libérée de l’étreinte du cétacé et taillait bavette avec un lapin. Libre de se retrouver dans d’autres compagnies.
Croisant une chorale d’allumés déchiffrant dans un oeuf au milieu des symboles alchimiques de Jérôme Bosch une partition. Trouver le titre de la partition était l’un des gages de cet exposé.
En se rapprochant, on identifie la Marseillaise du Vidangeur.
La tortue fuyant ces horreurs se retrouve au milieu des baigneuses de Matisse, au Musée de Saint Louis.
Melchior de Hondecoeter compose des oiseaux et un épagneul dans un jardin. Pourquoi diable ai-je choisi cette diapositive ?
Ah oui, regardez ce petit film, comptez les passes entre les joueurs de l'équipe blanche : treize passes. Aves vous vu l'ours qui traverse en faisant la moon walk de Michael Jackson ? Eh bien je suis en mesure d'affirmer que Melchior d'Hondecoeter est la source d'inspiration du créateur du concept de cécité au changement.
Vous voyez la tortue à présent ?
La voici parmi des coquillages, partageant avec eux la particularité de transporter sa maison sur son dos :
Nous sommes au sommet d'une montagne, et en 1749 : Buffon révolutionne l'âge de la terre, le déluge n'a peut-être pas été universel, les coquilles seront bientôt appelées des fossiles, la tortue témoigne en leur compagnie de temps que l'on dira préhistoriques.
Elle traverse la nature plus ou moins morte, et je ne peux résister à l'envie de vous montrer celle de Kokoschka, dont le titre, nature morte au ciel mort, témoigne de l'optimisme débordant du peintre.
À gambader, on risque de finir mal, comme si la destinée iconographique de la tortue était de se retrouver sur le dos à l'étal d'un poissonnier corse.
Cette fin est tellement triste que du coup j'ai pensé donner à mon exposé la forme larmoyante d'une Élégie.
Une Élégie est l'occasion de verser toutes les larmes de son corps en pensant à un cher disparu, à combien il nous manque et à toutes ses qualités qui font qu'il est parti trop tôt. D'autant que les motifs de pleurer ne manquent pas. J’en parle tout de suite parce que c’est trop pénible et je ne veux pas poursuivre avec un tel poids sur le coeur. Je fais allusion au poème tristement célèbre de Lewis Carroll, La Soupe à la Tortue.
Mon cher Bernard, pour combattre son ennemi il faut bien le connaître, et ce n’est pas par méchanceté que je t’inflige cette soupe à la tortue de l’auteur d’Alice au Pays des Merveilles. Un peu de neurologie au passage : grand migraineux Lewis Carroll à construit Alice autour de ses expériences d'auras hallucinatoires. Ainsi du syndrôme d'Alice, alors qu'en pleine micropsie la pauvre fille ayant croqué un bout de champignon ou de gâteau s'écrie en voyant s'éloigner ses pieds : ô mes pauvres petits souliers, qui donc désormais vous lacera. Cher Bernard, je t’ai vu en Chine te dresser d'un bond lors d'un repas, au bord de l’apoplexie, alors qu’on servait une soupe à la tortue, et je compatis à ta douleur.
Je te donnes de quoi de consoler en te révélant que Lewis Carroll aimait d’un peu trop près les petites filles. Écoute sans frémir ce poème, tu en sortiras grandi.
Mais le supplice ne s'arrête pas là : Darwin en 1835 accoste à bord du Beagle commandé par le capitaine Firoy les îles Galapagos. Que découvre-t-il ? Une nature d'une singularité exceptionnelle. Parmi les êtres les plus étranges, des iguanes et des tortues géantes.
Mais c'est en étudiant de près les pinsons, et plus particulièrement leurs becs, qui diffèrent d'île en île, que Darwin aura l'intuition du mécanisme de la formation des variétés au sein d'une espèce : la sélection naturelle.
Et les tortues alors ? À quoi pensait le vieux Darwin, les yeux perdus dans le vague ? Se rappelait-il seulement le sort qu'il réservât à ces tortues ?
Douze d'entre elles furent embarquées sur le pont du Beagle, et servirent de nourriture fraîche aux marins pendant qu'ils poursuivaient leur périple, traversant le Pacifique en direction de l'Australie.
Que de larmes, et ce n'est pourtant pas fini. Voici l'histoire de la tortue-lyre.
L'inventeur de la lyre, n'est pas italien mais grec, et ce n'est pas Apollon, mais Hermès, le voleur. Hermès ramasse une carapace de tortue et en fait une lyre. Il vole les troupeaux d'Apollon. Celui-ci est furieux. Pour l'apaiser, Hermès lui rend les boeufs et lui offre la lyre.
Sans lyre, pas de guitare éléctrique, pas de ce groupe abominable des années 1966-67 les Turtles, qui m'ont donné honte d'avoir eu dix huit ans alors. Happy together et un sommet de l'inanité sonore qui excite plus ou moins rapidement les circonvolutions de Heschl, et provoque immanquablement leur explosion.
On se consolera en pensant que ces fringuants hippies sont devenus ceci.
On trouve partout des traumatisés sonores des Turtles, à Kuala Lumpur, M.B. et S. B.,
et à Seattle, F B-T et J-B
Il suffit. Voilà c’est fait nous pouvons continuer d’un coeur plus léger.
Il eut été possible encore de traiter le sujet sur le mode apologétique. Tout le monde s’imagine savoir ce que signifie apologie ; en réalité bien peu savent que ce terme désigne l’art de la défense militaire, de l'organisation de la résistance à un assault.
Or, nul n’ignore que nombre de légionnaires eussent connu un trépas cruel et prématuré sans l’invention de cette manoeuvre que l’on appelle la tortue.
J’avais un instant pensé à une ode, de celle qu’on réserve aux vainqueurs : n’est il pas connu depuis Ésope que la tortue battit le lièvre à la course ?
Toutefois la plupart occultent les fables où le rôle de la tortue n'est pas aussi reluisant : la tortue et l'aigle, la tortue et les deux canards ...
Cette histoire de compétition évoque une autre histoire antique dont elle est peut-être une variation.
La tortue est en effet un animal philosophique, comme le poulpe qui étouffa Diogène vautré sur les marches de l'école d'Athène ou les cochons de Protagoras. Non tant la description qu'en fit Aristote, assez succincte et loin de posséder l'intérêt de celle qu'il fit du caméléon.
Mais celle de ce personnage hiératique à peine visible dans le coin gauche de l'École d'Athènes. Zénon d'Élée, dont l'histoire mérite d'être connue. Pour faire court, après avoir connu la gloire, comme beaucoup d'entre nous ce fut la déchéance et il fut accusé de tremper dans un complot ; torturé, sommé de donner le nom de ses complices, il se coupa la langue avec ses dents et la cracha au visage du tyran qui l'interrogeait.
Auparavant, il avait énoncé pas moins de quarante paradoxes, dont il ne reste que trois. L'un d'entre eux, le paradoxe d'Achille et de la Tortue, ne fut résolu que vingt cinq siècles plus tard.
Soit Achille mis au défit de battre une Tortue à la course. Ridicule penserez-vous et comme Achille vous accordez une bonne centaine de mètres d'avance à la Tortue. On donne le départ : pendant qu'Achille parcourt une distance D/x qui réduit la distance qui les sépare D, la tortue parcourt une distance d qui tend à l'accroître de d/x. Chaque fois qu'Achille parcourt une fraction de la distance, la tortue de son côté parcourt une fraction non pas égale mais analogue. Si l'on admet que l'on puisse décomposer la distance D à l'infini, Achille ne rejoindra jamais la Tortue.
Il a fallu attendre Cauchy pour démontrer que la somme de 1/2 + 1/3 + 1/n.... tendait vers 2, et poser qu'une distance finie n'était pas décomposable à l'infini. Alors enfin Achille a pu atteindre la Tortue. Un autre paradoxe est celui de la flèche et d'Achille. Vous savez que Thétis, la mère d'Achille, le plongea dans l'eau du Styx, l'un des fleuves des Enfers, pour le rendre invincible. Or elle le tenait par le talon. Un autre paradoxe de Zénon, est que la distance séparant la flèche du talon d'Achille étant divisible à l'infini, la flèche n'atteindra jamais le talon. Ici le paradoxe repose sur le fait que l'on évacue la notion de temps.
La portée neurologique de ce paradoxe est que tous vous savez parfaitement que la flèche atteindra Achille et que celui ci a battu la tortue à la course. Vous le savez indépendamment de tout raisonnement. Le raisonnement produit par Zénon vous paralyse l'esprit. En ce qui me concerne, défendant depuis longtemps et sans originalité que les énoncés déterminent l'espace d'existence des êtres, je suggère un mode de résolution conforme à ce principe qui est le suivant : si les distances sont sécables à l’infini alors Achille ne rattrape pas la tortue ; si Achille rattrape la tortue alors les distances ne sont pas sécables à l’infini. Les deux propositions sont aussi justes que les trois propositions d'Euclide, de Lobachewski, de Riemann à propos du nombre de parallèles à une droite passant par un point extérieur à cette droite. Je vais vous donner dans un instant une autre démonstration concernant le pouvoir sidérant de la parole.